Mo Yan, prix Nobel de littérature, et sa lecture créatrice

Société Culture

Mo Yan, le romancier chinois qui a reçu le prix Nobel de littérature l’an passé, a intitulé son discours de réception « Ceux qui content des histoires ». Il y parlait de ses souvenirs d’enfance dans le canton de Dongbei à Gaomi, dans le Shandong au Nord-Est de la Chine, de la pauvreté, de la faim, de la solitude, de toutes ces choses qui ont exercé sur lui une sombre influence. Très peu de jeunes Chinois vivent aujourd’hui ce que Mo Yan a connu : « je dus interrompre ma scolarité [... ] pour aller faire paître vaches et moutons sur la friche de la grève. »

La découverte de la description libre en lisant Kawabata Yasunari

Mais dans la Chine rurale des années 1960, cela n’avait rien d’exceptionnel. C’était l’époque de la Révolution culturelle, lorsque même ceux qui passaient au collège après avoir terminé l’école primaire ne pouvaient y suivre des cours normaux. La majorité de ceux qui réussissaient à finir le collège devaient ensuite collaborer à l’édification du socialisme dans les régions rurales, où on les envoyait pour de longues années dans les campagnes afin aussi qu’ils y subissent une rééducation intellectuelle, dans le mouvement du « retour à la campagne ». Les expériences que fit Mo Yan dans ses jeunes années furent celles de beaucoup de ses contemporains. Mais il s’est montré supérieur à eux, car malgré l’environnement rural extrêmement pauvre où il se trouvait, il a su faire de la tradition orale des aînés du village ses livres d’études, dans la salle de classe qu’étaient pour lui la société et la vie, et a absorbé ces nutriments comme une herbe sauvage remplie de force vitale. 

Le discours de réception de Mo Yan à Stockholm peut prêter au malentendu : son œuvre ne s’est pas seulement nourrie de la tradition orale. Dans plusieurs essais autobiographiques, par exemple Mes lectures d’enfance ou Adieu, Faulkner(*1), il a dit l’attraction qu’exerçait pour lui la lecture pendant son enfance, et la manière dont il dévorait les livres pendant ses études de littérature à l’université. Les sources de son écriture sont multiples et diverses, modernes et anciennes, orientales et occidentales. Dans son discours de réception, il a mentionné l’écrivain américain William Faulkner et l’auteur colombien Gabriel Garcia Marquez. 

Ces deux auteurs ne sont pas les seuls qui l’ont influencé, mais il a écrit dans l’essai qu’il a consacré à Faulkner que c’est en le lisant qu’il a découvert qu’un écrivain était libre de « créer des personnages et des histoires, et mêmes des lieux », et que c’est Faulkner qui « a introduit dans mes romans le canton de Dongbei à Gaomi. »

Il a aussi rapporté qu’une phrase de Pays de neige de Kawabata Yasunari : « Un robuste chien, debout sur une grosse pierre, a assouvi sa soif en buvant l’eau de la source chaude » l’a éveillé, au milieu des années 1980, à la description libre dans le roman. À en croire l’essai intitulé La Mystérieuse Littérature japonaise et ma carrière littéraire, la première phrase de la nouvelle qui est la première fiction dans laquelle il mentionne son village de « Gaomi, dans la campagne du nord-est »,  Le Chien blanc et la Balançoire : « Une race de grand chien blanc, très docile, originaire de la région de Gaomi, mon village natal, dans la campagne du nord-est », lui a été inspirée par Pays de neige.

L’univers de Mo Yan : façonné par la lecture créatrice

Mo Yan est allé à l’université. Mais dans un autre essai, Mon université, il a regretté ne pas avoir suivi, contrairement à son frère qui avait terminé ses études universitaires avant la Révolution culturelle, un parcours scolaire linéaire : « Je n’ai pas fréquenté la vrai université. » 

Même pour ceux qui n’ont pas connu la Révolution culturelle dans leur jeunesse, avoir une scolarité parfaitement linéaire menant sans aucune interruption de l’école primaire au collège puis au lycée et enfin à l’université est exceptionnel, et les propos de Mo Yan peuvent paraître légèrement excessifs. 

Il a étudié à l’Institut des arts et des lettres de l’Armée populaire de libération, qui vise à former des écrivains. À la différence des facultés de lettres ordinaires, la plupart des étudiants qui en suivent les cours ont publié avant d’y entrer. Leur but n’est pas d’étudier la vie des écrivains et leur pensée, ni d’analyser leur place ou leur influence dans l’histoire littéraire, mais de nourrir leur activité créatrice. C’est là que Mo Yan a montré son talent particulier pour la lecture. Il était capable de trouver la quintessence de l’œuvre de Faulkner, un écrivain qui l’a fortement influencé, simplement « en lisant quelques pages », et il dit dans l’essai qu’il a consacré à cet auteur qu’il « a jeté son livre quelque part ». 

On peut imaginer qu’il a lu Kawabata Yasunari de la même façon. La première fois que Mo Yan est venu au Japon en 1999, il a visité l’auberge de la péninsule d’Izu liée à Kawabata, et il s’est aussi rendu dans la maison dans laquelle Kajii Motojirô a écrit Le Citron. En écoutant les explications de son accompagnateur, il s’est imaginé les deux écrivains japonais en train de discuter de littérature dans ces montagnes désolées. Voici comment il décrit dans La Mystérieuse Littérature japonaise et ma carrière littéraire, leur rencontre telle qu’il l’a imaginée, ému par leur amitié :  « Les âmes de ce vieillard et de ce jeune homme marchent sur cette route de montagne tortueuse, dans une profonde obscurité, illuminée seulement par la clarté des étoiles. »

En réalité, Kawabata n’avait que deux ans de plus que Kajii et ce n’était pas encore un vieillard à ce moment-là. Mais Mo Yan l’imagine ainsi, tandis que pour lui, Kajii est un jeune homme. La méthode de lecture de Mo Yan ressemble peut-être à celle de Tao Yuanming (vers 352-427). Dans Maître cinq saules, le poète écrit : « J’aime lire, mais je ne cherche pas à tout comprendre », et Mo Yan a peut-être créé son propre monde littéraire en établissant un lien entre Faulkner et Kawabata, parce qu’il les lit en y voyant des choses que ne discerne pas le lecteur ordinaire, et qui attisent l’audace de ses rêveries. J’ai envie de parler, à propos de cette façon de lire, de lecture créatrice.

Une profonde amitié avec Ôe Kenzaburô

Mo Yan (au milieu), Ôe Kenzaburô (à droite), et l’auteur (à gauche) en train de partager un petit-déjeuner à Pékin en 2000

Les écrivains chinois de la génération de Mo Yan doivent lire la littérature étrangère principalement en traduction, profitant ainsi de ses bienfaits mais aussi en souffrant peut-être des limitations qu’elle leur impose. Avant 1994, Mo Yan n’avait presque pas entendu parler d’Ôe Kenzaburô. Cette année-là, l’écrivain japonais reçut le prix Nobel de littérature, et évoqua dans son discours de réception le grand auteur coréen Kim Chin-ha (né en 1941), et deux écrivains chinois, Zheng Yi et Mo Yan, établissant un lien entre eux et lui : « une Asie imprégnée d’une pauvreté permanente et d’une fertilité confuse, partageant de vieilles métaphores toujours vivantes ». 

De nombreuses œuvres d’Ôe furent par la suite traduites en chinois. Invité à Beijing par l’Académie chinoise des sciences sociales à l’automne 2000, Ôe y rencontra Mo Yan pour la première fois, et les deux hommes parurent d’emblée aussi proches que de vieux amis. Mais le programme très chargé qu’avait Ôe les empêcha d’approfondir leur amitié. 

En 2002, Ôe retourna à Beijing dans le cadre d’un reportage de la NHK sur Mo Yan. Lors que ses accompagnateurs chinois découvrirent dans ses bagages les nombreux romans de Mo Yan qu’il avait emportés, non seulement en chinois, mais aussi dans leurs traductions japonaise, anglaise et française, ils furent émus par le sérieux et la gravité que cela exprimait de la part du grand écrivain.

Ôe décida d’abréger son séjour à Beijing pour se rendre à Gaomi, la ville natale de Mo Yan. Le reportage avait prévu qu’il consacre beaucoup de temps à discuter de l’œuvre de l’écrivain chinois qui avait à ce moment-là une bonne compréhension de celle d’Ôe. « J’ai lu de nombreux livres d’Ôe ces dernières années et ils m’ont procuré la même émotion que ceux de Garcia Marquez ou de Faulkner. Cela me fait penser qu’ils deviendront une part de mes romans », déclare-t-il dans l’émission. 

Mo Yan (à gauche) et Ôe Kenzaburô devant le Musée national de la littérature chinoise moderne

En 2009, Mo Yan a publié Grenouilles, un roman dont l’héroïne est la tante du narrateur qui s’exprime à la première personne du singulier. Il se passe à Gaomi. La tante est une gynécologue qui a mis au monde des milliers d’enfants, mais qui en tant que loyal agent de la planification familiale chinoise (la politique de l’enfant unique), a aussi éliminé d’innombrables vies. Le roman décrit ce personnage complexe, qui est à la fois quelqu’un qui promeut la vie et qui la supprime. Le narrateur n’est pas extérieur à ce qui se passe, puisqu’il est parfois impliqué dans certains événements, et il participe indirectement, parce qu’il est égoïste et peureux, au massacre de nombreux bébés. 

Grenouilles commence par une lettre adressée par le narrateur à un écrivain japonais du nom de Sugitani Yoshihito. Il exprime dans cette lettre beaucoup de regrets. Le roman nous apprend que la volonté de Sugitani Yoshihito d’assumer les crimes commis par son père pendant l’invasion de la Chine par le Japon a rendu le narrateur conscient de la nécessité de sa rédemption. Ne serait-ce pas aussi la personnalité d’Ôe Kenzaburô qui aurait influencé Mo Yan, par-delà son style et son inspiration ?

(D’après un texte japonais traduit de l’original en chinois du 24 janvier 2013)

(*1) ^ Ces deux textes, ainsi que les autres essais mentionnés ici, n’ont pas été traduits en français. [N.D.L.R.]

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