Il y a seulement la Chine de l’Armée de libération

Politique

L’année 2014 marque le 25ème anniversaire des événements de Tian’anmen. Pendant ce quart de siècle, de nombreuses propositions sur le potentiel de la Chine contemporaine se sont effacées, et le pays a changé de nature de manière significative. Je souhaite revenir sur ce qui est arrivé pendant cette période.

Parmi les propositions qui ont disparu figure notamment celle selon laquelle « le développement économique conduira aussi à une modernisation de la politique ». Je voudrais en ajouter une autre: « la liberté d’association est une nécessité logique pour le développement de l’économie chinoise ». L’augmentation de la productivité à valeur ajoutée est indispensable au développement de l’économie chinoise. Il ne faut faire revenir la croissance économique qu’aux investissements en ressources humaines et en capital. Pour augmenter la productivité à valeur ajoutée en tant qu’élément contribuant à la croissance, il va sans dire qu’il faut intensifier la recherche-développement et les investissements en ressources humaines. Mais cela passe nécessairement par la liberté d’association. Pourtant, depuis les événements de Tian’anmen, la modernisation de la politique a été fondamentalement déniée, ce qui fait qu’il est impossible d’espérer que la liberté d’association soit reconnue. Il ne fait aucun doute que ces événements ont écrasé quelque chose d’extrêmement fondamental pour la Chine.

Le contexte de la visite en Chine de l’empereur japonais

La communauté internationale s’intéresse cependant avant tout à la concrétisation des libertés politiques. Mais à propos de la Chine, il faut d’abord tourner son attention vers les conséquences de Tian’anmen, c’est-à-dire vers les entraves politiques qui en ont découlé de manière durable pour le Parti communiste chinois lui-même.

On dit que Deng Xiaoping aurait envisagé ce qui se passait alors sur la place Tian’anmen pleinement conscient du fait que si le mouvement n’était pas réprimé, il perdrait le pouvoir. C’est ce qui l’a conduit à liquider le problème par la force. Personne ne pensait alors que les soldats de l’Armée populaire de libération retourneraient leurs armes contre le peuple, encore moins les soldats eux-mêmes. Aujourd’hui, on peut trouver des témoignages de soldats en ce sens. Mais les hommes de l’Armée populaire de libération, qui est en réalité l’armée du Parti, ont dirigé leurs armes contre le peuple. Le Parti communiste chinois a ainsi perdu son apparence de leader de la révolution par le peuple.

Puisque les fondements du contrôle du Parti étaient ébranlés, certains dirigeants du Parti se sont certainement dit que sa domination ne pouvait être justifiée qu’en revenant à un fait historique indiscutable, que personne ne saurait nier, « la victoire dans la guerre de résistance contre l’agression japonaise obtenue par le Parti communiste ». On peut dire que cela a fourni l’occasion de lancer l’éducation patriotique anti-japonaise.

L’empereur du Japon a effectué une visite en Chine en 1992, trois ans seulement après les événements de Tian’anmen. Cela a suscité des controverses au Japon. J’ai eu l’occasion de demander lors d’une conversation privée, à Miyazawa Kiichi qui était premier ministre en 1992, pourquoi il avait pris cette initiative. Voici ce qu’il m’a répondu : « J’ai interrogé les spécialistes de la Chine sur tous les scénarios possibles. Leur position fondamentale était que plus le temps passait, que ce soit cinq ou dix ans, plus les relations bilatérales se détérioreraient. Si l’empereur devait aller en Chine, il fallait que ce soit en 1992. Ne pas le faire empêcherait de passer à une nouvelle étape dans les relations entre nos deux pays. Il a été décidé que l’empereur s’y rendrait en 1992, vingt ans après le rétablissement des relations diplomatiques, parce que cela paraissait la seule option possible. »

Cette visite de l’empereur en 1992 est parfois évoquée comme une sorte de mesure d’assistance vis-à-vis de la Chine embourbée dans les incidents de Tian’anmen, mais à ma connaissance, les choses n’ont pas été si simples. Les relations entre le Japon et la Chine avaient déjà commencé à changer de nature. Elles n’étaient plus amicales comme à l’époque du rétablissement des relations diplomatiques, mais tendues comme elles le sont encore aujourd’hui. Dans ce contexte, la vérité est probablement que la visite de l’empereur a été décidée parce qu’il fallait passer à un nouveau stade dans la mesure où le Japon pouvait le faire.

L’erreur des États-Unis dans leur compréhension de la Chine

Les événements de Tian’anmen ont fait que le PCC s’est retrouvé dans une position d’obligé vis-à-vis de l’APL, alors qu’à l’origine elle était l’armée du PCC. Si l’on pose qu’elle était la milice du PCC, elle ne pouvait s’opposer à sa volonté, mais on peut certainement affirmer que les événements de Tian’anmen ont indéniablement entraîné un changement de leur relation. Personne ne saurait avancer que ce changement a été immédiatement compris par le reste du monde. La perception américaine de la Chine en fournit un excellent exemple.

La question de l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC) est apparue à la toute fin du XXe siècle. Le premier ministre de l’époque, Zhu Rongji, s’en est occupéé. Du côté américain, Robert Rubin, alors secrétaire au Trésor, qui faisait du lobbying en ce sens, n’a pas réussi à prévaloir. En effet, les syndicats américaines qui soutiennent le Parti démocrate qui était alors au pouvoir, ne voulaient pas renoncer à l’application de la clause de sauvegarde. Ils soulignaient que l’introduction de mesures d’urgence limitant temporairement les importations était indispensable pour admettre la Chine dans l’OMC, et le Parlement partage leur opinion sur le principe. Non seulement le secrétaire au Trésor, mais même le président Clinton n’a pas pu l’empêcher. Au final, les États-Unis ont offert dans les faits une non-réponse au premier ministre Zhu qui était venu en discuter chez eux.

J’ai eu l’occasion de rencontrer Rubin peu de temps après sa démission du poste de secrétaire au Trésor. Il m’a paru très préoccupé par cette question. Pour lui, il existait au sein du PCC une faction‎ conservatrice et une faction réformatrice avec laquelle les États-Unis devaient collaborer. Il m’a ensuite demandé si à mon avis renvoyer Zhu Rongji les mains vides n’allait pas mettre la faction réformatrice, à laquelle Zhu Rongji appartenait à ses yeux, dans une position inconfortable.

Cela signifie qu’à la fin des années 1990, dix ans après les événements de Tian’anmen, on continuait à penser aux États-Unis que le PCC était divisé en deux factions et qu’il fallait collaborer avec les réformateurs pour marginaliser les conservateurs. À cette époque, la relation entre le PCC et l’APL avait déjà changé en un point fondamental. Cela est devenu évident lorsque Hu Jintao a pris les rênes du pouvoir.

L’accent sur « la montée en puissance pacifique » a disparu

Avec son arrivée au pouvoir, la Chine a cherché à élaborer de nouvelles relations internationales. Un idéologue du régime de Hu Jintao a alors proposé « la montée en puissance pacifique ». Voici comment les choses se sont passées. Lorsque Hu Jintao est apparu comme le nouvel homme fort, Washington avait très envie de le voir comme un réformateur. Les États-Unis espéraient, en d’autres termes, l’émergence d’un gouvernement chinois prêt à collaborer avec l’étranger.

Ils ont envoyé à cet idéologue qu’ils voyaient comme un soutien du nouveau régime une invitation à venir à Washington. Bien évidemment, l’invitation n’a pas été lancée par le gouvernement américain mais par une fondation privée. Cette personnalité chinoise a cependant pu rencontrer les personnages politiques les plus importants pendant son séjour. Sur le chemin de retour, cet idéologue a fait escale à Tokyo et il m’a confié sa satisfaction. Son voyage avait été un succès.

Voici ce qu’on lui avait dit là-bas : « L’histoire mondiale montre que la situation internationale devient instable lorsque des pays dont l’influence était jusque là limitée gagnent en puissance. La Seconde Guerre mondiale a été indirectement causée par le fait que ni l’Allemagne ni le Japon n’avaient obtenu le rang qu’ils auraient dû occuper. Nous ne voulons pas répéter cette erreur. Il est tout à fait normal, dans le cadre de la construction du nouvel ordre international, de donner à la Chine qui monte en puissance la place qu’elle mérite dans la société internationale. Nous voulons par conséquent que la Chine entreprenne véritablement de lancer une politique de coopération avec la communauté internationale. »

De retour à Pékin, cet homme a plaidé pour cette « montée en puissance pacifique ». Il ne fait aucun doute qu’il l’a fait avec l’aval du régime Hu Jintao.

La « montée en puissance pacifique » suggérait un schéma dans lequel la Chine deviendrait plus puissante sur le plan économique, ce qui lui procurerait obtenir un rang plus élevé au plan international, sans que cela ne puisse causer de conflit militaire derrière cette façade pacifique. Mais cet accent sur « la montée en puissance pacifique » a totalement disparu du régime de Hu Jintao. L’APL est la seule explication.

L’armée a soulevé la question de l’indépendance de Taïwan. Si le PCC était complètement favorable à cette montée en puissance pacifique, elle ne pourrait réagir si Taïwan déclarait son indépendance. Il est probable que l’armée a posé cette question au parti. J’ai eu accès à des témoignages internes à ce sujet. Cette interrogation a fait reculer le régime Hu Jintao sur la montée en puissance pacifique. Il n’en a plus jamais été question, et le schéma qui voyait ce gouvernement lancer des réformes s’est graduellement effacé.

La question de la cyber-sécurité a fait changer la position américaine

Avec l’avènement au pouvoir de Xi Jinping, le G2, c’est-à-dire une vision par laquelle le monde est partagé en deux zones d’influence, celle des États-Unis et celle de la Chine, a gagné du terrain. Considérer que cela est dû au fait que la Chine est devenue la deuxième puissance économique mondiale en dépassant le Japon en termes de PIB en 2011 serait pourtant simpliste.

Lorsque l’administration américaine envisage l’avenir des relations sino-américaines, elle soulève deux questions dans une perspective essentiellement militaire. La première est la cyber-sécurité. Selon une étude de 2013 de la société Mandiant sur ce sujet, les hackers de l’APL ont non seulement dérobé les plans du bombardier américain Stealth, mais aussi les données relatives aux processus de décision des entreprises privées. On peut naturellement estimer que si l’APL a transmis des documents économiques de la plus haute importance aux entreprises chinoises, c’est parce qu’elle a ensuite bénéficié de leur soutien financier.

Cette question a eu un impact déterminant sur la manière dont les États-Unis voient la Chine. Les milieux économiques sont naturellement d’avis que l’on ne peut ignorer le marché chinois, mais de plus en plus de gens ont commencé à remettre en question l’idée qu’il fallait céder à un partenaire au pouvoir d’achat certes considérable mais qui se révèle incapable de respecter des règles économiques importantes. Cela a créé des doutes essentiels sur la nature de la Chine non seulement au sein des parties liées à la défense, mais dans tous les domaines. Ces doutes continuent à grandir aujourd’hui.

Les relations de la Chine avec ses voisins constituent le second problème. Les circonstances de la redéfinition de la zone d’identification de la défense aérienne soulèvent de nombreuses questions sur le genre d’accord qu’elle a nécessité entre le gouvernement dominé par le PCC et l’APL. Sur le plan diplomatique, la volonté de créer des relations de confiance avec les pays voisins existe-t-elle ? La décision a-t-elle été prise par le gouvernement, c’est-à-dire le PCC, ou par l’APL ? On peut affirmer qu’à ce stade, il est devenu difficile de rejeter l’idée que la relation qui existe aujourd’hui entre l’APL et le PCC est d’une toute autre nature que celle qui existait entre eux au moment de la victoire dans la guerre de résistance contre l’agression japonaise.

L’incident de Tian’anmen a radicalement transformé la nature de la société chinoise et son système de contrôle interne. Un quart de siècle plus tard, l’heure est venue pour nous de reconsidérer, la tête froide, la manière dont nous regardons la Chine.  

 

(D’après un original en japonais paru le 19 juin 2014. Photo de titre : Hu Jintao, alors président de la République populaire de Chine, au moment du lancement du porte-avion Liaoning en septembre 2012. — Photoshot/Jiji Press)

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