Le Japon doit se présenter en tant qu’acteur global dans sa diplomatie

Politique

La situation toujours tendue en Ukraine relève d’une lutte entre les partisans d’un nouvel ordre mondial et ceux d’un maintien de l’ordre actuel. Un tel contexte se caractérise bien entendu par un déséquilibre des volontés de part et d’autre ; débordés par le dynamisme des factions favorables à un ordre nouveau, les partisans du maintien de l’ordre en place ont tendance à jouer l’apaisement. En Occident, de nombreuses voix évoquent des similitudes avec les tensions autour de l’Allemagne avant la Seconde Guerre mondiale. Mais il ne s’agit pas ici du simple retour d’une certaine vision géopolitique ou d’un bras de fer autour de certaines ressources. La lutte est plus globale, et le Japon ne peut se contenter d’y assister.

Kishida Fumio aurait dû se rendre en Russie

Je suis en principe favorable à la diplomatie proactive voulue par le Premier ministre Abe Shinzô. Le « visage » du Japon doit davantage être vu à l’étranger. Mais, dans le même temps, ce dynamisme doit être sous-tendu par de solides connaissances, d’un point de vue global. Ainsi, la diplomatie proactive japonaise pourra se porter au secours de son allié, les Etats-Unis. A l’heure où les relations russo-américaines se distendent, un dialogue direct entre le Japon et la Russie pourrait susciter la défiance des Etats-Unis. Cependant, d’un autre point de vue, le Japon pourrait aussi faire le lien entre Washington et Moscou.

En ce sens, la visite en Russie du ministre des Affaires étrangères, Kishida Fumio, prévue pour la fin avril, aurait peut-être constitué une chance unique pour la diplomatie japonaise de se trouver sur le devant de la scène, si elle avait eu lieu. Le report de ce déplacement, officiellement imputé à des difficultés d’emploi du temps, a aussi été attribué, face aux récentes tensions en Ukraine, à la volonté de privilégier les relations nippo-américaines. Si cette décision n’est pas le résultat d’une forte pression exercée par les Etats-Unis, il me semble qu’il aurait été judicieux d’effectuer cette visite.

Au sein du ministère des Affaires étrangères comme du gouvernement, certains ont sans doute soutenu cette option, mais l’opinion qui a prévalu est certainement d’éviter tant une éventuelle colère de la Russie qu’une dégradation des relations avec les Etats-Unis. Alors que les négociations sur les Territoires du Nord sont toujours d’actualité, l’idée était sans doute d’éviter, si M. Kishida se rendait en Russie, une détérioration des relations bilatérales autour de la question ukrainienne.

Ce qui manque aux relations publiques japonaises

Même en tenant compte de ces éléments, à mon avis, M. Kishida aurait malgré tout dû se rendre en Russie. Le Japon aurait dû s’engager frontalement dans cette crise ukrainienne, dont le monde craint qu’elle n’entraîne une nouvelle guerre froide. Pour faire progresser favorablement les divers dossiers entre le Japon et ses voisins – la question des Territoires du Nord, mais aussi des îles Senkaku et Takeshima, des femmes de réconfort, des enlèvements de citoyens japonais par la Corée du Nord –, l’appui de la communauté internationale, et d’abord des Etats-Unis et de l’Europe, est nécessaire. D’ailleurs, depuis quelques années, le gouvernement ne se contente pas de dépêcher des missions officielles en Occident pour communiquer sur les contentieux territoriaux, il organise également des opérations de communication dans la société civile. Le budget alloué à ces actions était, l’année dernière, le plus important jamais consacré à cette question.

Au début de l’année, une émission télévisée de la BBC dans laquelle les ambassadeurs japonais et chinois en Grande-Bretagne ont dialogué – certes indirectement, chacun dans son studio – a eu du retentissement. Cela signifie que le Japon répond enfin aux actions de communication chinoises à l’étranger. Cependant, l’insuffisance de la communication japonaise a également été soulignée. Chaque année, j’organise une conférence sur les échanges intellectuels franco-japonais, et durant les débats à Paris fin 2013, j’ai remarqué que la position du Japon était mal comprise et que les préjugés étaient encore nombreux.

Bref, c’est avec le soutien de la communauté internationale, à commencer par les Etats-Unis et l’Europe, que le Japon pourra faire avancer favorablement les dossiers en suspens avec ses voisins sur divers problèmes. Sinon, le débat sera ramené à la montée du nationalisme au Japon et aux tensions historiques avec les pays voisins. Afin d’éviter cela, le Japon doit s’impliquer activement dans la résolution des problèmes mondiaux, et montrer qu’il mène une diplomatie globale.

Devenir un acteur mondial

La diplomatie japonaise a une particularité, son attentisme. Je souhaiterais une réelle évolution sur ce point. Il faut se montrer prêt à résoudre les questions diplomatiques de façon active, volontariste. Pour paraphraser le slogan du gouvernement Abe, c’est cela le véritable « pacifisme proactif ». C’est aussi ce que signifie être un acteur de la diplomatie mondiale, au lieu de se contenter d’être un partenaire.

Voilà le message que notre attitude doit transmettre aux Etats-Unis et à l’Europe : « Nous sommes pleinement engagés dans l’enjeu mondial qu’est la crise ukrainienne. Parce que nous ne voulons pas d’une nouvelle guerre froide. De plus, concernant les dossiers avec les pays voisins, nous voulons les résoudre sur la base de débats francs reposant sur des arguments logiques et juridiquement fondés, avec le soutien des Etats-Unis et de l’Europe. »

Bien entendu, on a beau savoir ce qu’il faut faire, ce n’est pas facile de le mettre en œuvre. Le Japon, pour sauvegarder le dialogue sur le retour des Territoires du Nord dans son giron, ne veut pas affronter directement la Russie sur la question ukrainienne. Tokyo soutient la position américaine et européenne mais ne souhaite pas s’engager plus avant, un choix diplomatique dicté par la prudence, et qui est compréhensible.

Du point de vue de la prudence, le report de la visite de M. Kishida en Russie est compréhensible. Mais ce n’est pas une technique diplomatique digne d’un acteur global. Au contraire, c’est une diplomatie qui s’emploie à éviter ce rôle.

Ne serait-il pas possible d’inverser le raisonnement ? Précisément à cause de la question des Territoires du Nord, le Japon pourrait endosser le rôle de médiateur pour aider à la résolution de la crise ukrainienne, et le faire savoir. Même si une intervention directe entre la Russie et l’Ukraine est impossible, nous aurions pu transmettre à notre manière les messages occidentaux à la Russie, nous montrer prêts à recueillir les propositions et les engagements russes. Dans ce cas, le dossier des Territoires du Nord serait bien entendu une autre question. Si la Russie cherchait à tout prix à jouer de cette carte dans le dialogue nippo-russe, il suffirait de trouver une contre-proposition, par exemple l’assouplissement des conditions d’investissement dans le développement de la Sibérie. Il est sans doute nécessaire de se résigner à consentir quelques sacrifices.

Les chances gâchées

Jusqu’à présent, le Japon a gâché un certain nombre de chances. Le premier échec remonte à l’immédiat après-guerre froide, avant la guerre du Golfe, lorsque le Premier ministre de l’époque, Kaifu Toshiki, a renoncé à se rendre en Irak. A ce moment-là aussi, j’ai insisté pour que cette visite ait lieu, mais elle a été annulée pour des raisons de sécurité.

Bien entendu, on ignore ce qu’aurait pu être le rôle du Japon dans l’affrontement entre les Etats-Unis et l’Irak. Mais il y avait aussi des otages japonais en Irak. Si le Premier ministre était inquiet pour sa sécurité, il aurait pu ne pas quitter l’aéroport, mais au moins le Japon aurait été sur place, dans un endroit dangereux, d’où il aurait pu envoyer au monde entier un message pour l’apaisement dans la région. Ainsi, le Japon, qui a pourtant apporté un important soutien financier aux forces de la coalition, n’aurait sans doute pas été regardé de haut, comme s’il n’avait pas participé au conflit.

Douze ans plus tard, avant le début de la guerre d'Irak, le Japon a été l’un des premiers alliés des Occidentaux à apporter son soutien à l’intervention américaine en Irak. De ce fait, la majorité des pays d’Asie orientale, anti-américains ou hésitants, se sont ralliés à cette cause. Le Japon a donc joué un rôle fédérateur du soutien asiatique. Mais la décision japonaise a été prise dans le cadre étroit de l’alliance nippo-américaine, et non en examinant l’opposition entre Etats-Unis et Europe d’un point de vue mondial. Alors qu’au sein de l’alliance, le Japon a rendu un énorme service aux Etats-Unis, lui-même ne comprenait pas suffisamment lucidement ce qu’il était en train de faire.

Prendre des risques et donner son avis

Bien entendu, le point de départ du dialogue doit d’abord être le bénéfice national, ainsi que le bénéfice global. Il ne peut être centré sur soi-même. Prenons l’exemple de l’Allemagne. L’Allemagne dépend, pour son approvisionnement énergétique, à plus de 30% du gaz naturel russe. Les entreprises allemandes renforcent leurs liens avec les entreprises russes et, d’après certaines prévisions, les sanctions économiques envers la Russie pourraient faire plus de 200 000 chômeurs. Au plus fort de la crise en Crimée, à la mi-mars, une délégation d’entreprises allemandes s’est rendue en Russie, avec, parmi ses membres, l’ancien chancelier Gerhard Schröder. A la même époque, Mikhaïl Gorbatchev et Dmitri Medvedev assistaient à une autre réunion avec des entreprises allemandes. A l’heure où l’interdépendance économique progresse, l’impact des sanctions économiques est incertain, et Vladimir Poutine le sait bien.

Si M. Kishida s’était rendu en Russie, la possibilité d’une action diplomatique pour sortir de la crise ukrainienne aurait existé. Bien entendu, il aurait sans doute été difficile de trouver immédiatement une solution pratique, mais la présence du Japon dans les questions globales en aurait été grandie. Cela aurait aussi constitué un point positif dans la tournée de M. Abe en Europe et la visite de Barack Obama au Japon. Les choix prudents de la diplomatie japonaise reposent toujours sur une conscience insuffisante de son rôle en tant qu’acteur global. Il ne faut pas essayer de se positionner ainsi subitement, en réponse à une situation particulière, mais s’y efforcer en permanence. L’annulation du déplacement de M. Kishida en Russie est un événement qui met en question la vision du Japon, sa finesse de perception et son positionnement envers le monde. Mais il n’est pas trop tard pour que le responsable de la diplomatie japonaise se rende en Russie.

(D’après un original écrit en japonais au août 2014)

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