La culture, une arme à double tranchant

Politique Culture

Les attentats en série perpétrés en 2015 à Paris et les différends qui ont opposés le Japon à la Chine et la Corée la même année à propos du patrimoine mondial de l’Unesco ont montré clairement que la culture peut devenir une pomme de discorde entre les nations.

Les idéaux de l’Acte constitutif de l’Unesco

L’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) a été créée en 1945, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, pour éviter que ce genre de calamité ne se reproduise. Elle a fait l’objet d’une convention ratifiée par 20 États-membres fondateurs qui déclarent dans son préambule :

« Que, les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix ; (…)Qu’une paix fondée sur les seuls accords économiques et politiques des gouvernements ne saurait entraîner l’adhésion unanime, durable et sincère des peuples et que, par conséquent, cette paix doit être établie sur le fondement de la solidarité intellectuelle et morale de l’humanité.Pour ces motifs, les États signataires de cette Convention, résolus à assurer à tous le plein et égal accès à l’éducation, la libre poursuite de la vérité objective et le libre échange des idées et des connaissances, décident de développer et de multiplier les relations entre leurs peuples en vue de se mieux comprendre et d’acquérir une connaissance plus précise et plus vraie de leurs coutumes respectives.

En conséquence, ils créent par les présentes l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture afin d’atteindre graduellement, par la coopération des nations du monde dans les domaines de l’éducation, de la science et de la culture, les buts de paix internationale et de prospérité commune de l’humanité en vue desquels l’Organisation des Nations Unies a été constituée, et que sa Charte proclame. »

L’idée qui sous-tend la convention de l’Unesco, c’est qu’il ne peut y avoir de véritable paix que par l’intermédiaire de relations culturelles et d’une compréhension mutuelle. Comme l’a souligné l’historien spécialiste de politique étrangère et de défense Maurice Vaïsse, les échanges culturels jouent un « rôle défensif » au niveau international en contribuant à enrayer la détérioration des relations entre les États, quand il y a des tensions.

C’est ainsi que les liens noués à l’occasion des échanges de jeunes organisés entre l’Allemagne et la France à partir des années 1960 ont joué un rôle fondamental dans la réconciliation franco-allemande et que les conflits d’opinions et les frictions qui ont opposés les deux pays par la suite ont eu un effet extrêmement limité sur leurs relations. On pourrait citer bien d’autres exemples de la réussite de cette politique, entre autres celui du Centre de formation des professeurs de japonais (Training Center for Japanese Language Teachers, appelé aussi Ôhira School) qui en favorisant les échanges entre la Chine et le Japon a considérablement renforcé les liens entre les deux États. Cet établissement a été fondé en 1980 – à la suite d’un accord entre le Premier ministre japonais Ôhira Masayoshi (1910-1980) et le président chinois Hua Guofeng (1921-2008), signé en 1979 – puis remplacé en 1985 par le Centre des études japonaises de Beijing (Beijing Center for Japanese Studies).

Mais la culture prend parfois un tout autre visage, comme l’ont montré des événements récents. Par exemple les attentats terroristes de janvier et novembre 2015, à Paris, qui s’inscrivent dans un mouvement de réaction contre les valeurs occidentales. Ou encore les différends sérieux qui ont opposés le Japon avec d’une part la Corée du Sud et de l’autre la Chine à propos de l’inscription de sites et de documents sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité de l’Unesco. Dans un cas comme dans l’autre, la culture a en effet été utilisée à des fins politiques et elle a contribué à envenimer des frictions au point de les rendre violentes. Ce qui veut dire qu’elle peut engendrer des conflits, voire des guerres, contrairement aux idéaux définis dans la convention de l’Unesco.

Les différends à propos du patrimoine de l’humanité et la mémoire du monde

En juillet 2015, l’Unesco a décidé d’accepter la proposition du gouvernement japonais d’inscrire un ensemble de sites de la révolution industrielle de Meiji sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité. Mais auparavant, les autorités sud-coréennes ont manifesté une vive opposition à ce projet en rappelant que des ouvriers ont été emmenés de force de Corée – alors occupée par le Japon – pour travailler dans les installations industrielles japonaises en question. La querelle a été très vive entre Seoul, qui voulait à tout prix que les Japonais reconnaissent qu’ils avaient contraints des Coréens à un « travail forcé », et Tokyo résolu à faire enregistrer ces sites sans faire aucune déclaration de ce genre (voir notre article : Une très grave menace pour les relations Japon-Corée du Sud).

Matsuura Kôichirô, qui a été ambassadeur du Japon à Paris de 1994 à 1999 et directeur général de l’Unesco de 1999 à 2009, s’est exprimé à ce sujet en ces termes : « En fait, c’est une question qui devrait relever uniquement de la culture en excluant tout élément politique, mais malheureusement, dans la réalité, il est difficile de faire autrement (Asahi shimbun, 6 juillet 2015). » C’est donc bien la combinaison de facteurs culturels et politiques qui est à l’origine du problème.

Par ailleurs en octobre 2015, l’Unesco a approuvé la candidature chinoise pour l’inscription de documents relatifs au massacre de Nankin de 1937 sur le Registre de la Mémoire du monde. Tokyo a essayé de s’opposer à cette décision parce qu’elle donne une légitimité internationale au point de vue chinois sur l’histoire du conflit qui a opposé la Chine et le Japon entre 1937 et 1945. La signification de ce type de documents doit être clairement établie par des recherches effectuées par des historiens. Mais il n’en reste pas moins que dans ce cas précis, des données historiques d’ordre culturel sont devenues une source de frictions dans le monde politique.

Attentats de Paris et remise en question des valeurs occidentales

Le mot « culture » a un champ sémantique très étendu. Et on peut considérer que du point de vue des valeurs, de la pensée et des croyances, la culture a joué un certain rôle dans les attentats de janvier et novembre 2015 à Paris.

Le 7 janvier 2015, deux djihadistes ont attaqué le siège du journal satirique Charlie Hebdo qui avait publié des caricatures entre autres du prophète Mahomet et avait suscité de ce fait de vives réactions dans le monde musulman – ainsi que des critiques en Europe pour ses positions antireligieuses. Le massacre qui en a résulté a été perpétré par une paire d’extrémistes. Mais on peut aussi y voir le résultat de l’affrontement entre la liberté de parole et d’expression qui fait partie des valeurs fondamentales de l’Occident et l’interdiction de représenter Dieu sous une forme figurée, prônée par les interprétations les plus strictes de l’Islam.

En octobre 2010, la France a adopté une loi prohibant le port du voile intégral (burqa) dans les lieux publics. Cette interdiction repose sur le principe fondamental de l’égalité des sexes, la burqa étant considérée comme une tenue que les femmes sont contraintes de porter ce qui constitue une violation des droits de l’homme. Mais ce point de vue contredit celui des adeptes de l’Islam pour qui ce vêtement est tout à fait normal par rapport aux enseignements de leur religion. L’attentat du 7 janvier 2015 peut donc être considéré comme une explosion de violence engendrée par des frictions d’ordre culturel.

Les attaques simultanées du 13 novembre 2015 ont quant à elles frappé de multiples cibles en tuant au hasard un grand nombre de citoyens ordinaires. Et elles ont été perpétrées par des membres de l’État islamique (EI) en représailles contre les frappes aériennes effectuées par la France en Syrie au mois de septembre 2015. Mais elles ont un point commun avec les épisodes sanglants de janvier dans la mesure où elles visaient des personnes vivant dans une société qui incarne les valeurs occidentales, et où elles ont été menées par des individus considérant l’usage de la violence comme légitime dans l’optique du fondamentalisme musulman.

Par ailleurs, les auteurs des massacres parisiens de janvier et de novembre étaient tous originaires non pas de contrées où l’Islam est la religion dominante mais de France, de Belgique et d’autres pays européens qui accordent une place prépondérante aux valeurs occidentales. Ce sont principalement des jeunes nés en Europe qui se sont laissés entraîner par des idées radicales et ont fini par se livrer à des crimes terroristes. Les attentats perpétrés aux États-Unis le 11 septembre 2001 ont été eux aussi commis par des extrémistes musulmans mais qui, contrairement à ceux de 2015 à Paris, n’étaient pas d’origine locale. La mondialisation a rendu la compétition sociale si féroce que les dispositifs de sécurité destinés à venir en aide aux laissés pour compte du système ont cessé de fonctionner correctement. Une partie de ces jeunes se sentent rejetés par la société en apparence prospère dans laquelle ils vivent, mais où aucun espoir ne leur est permis, et c’est pourquoi ils sont si facilement attirés par les idéologies radicales. C’est dans ce contexte que des valeurs faisant partie intégrante d’une culture ont été utilisées comme des « outils » pour pousser des jeunes à passer à l’acte.

La diplomatie culturelle, une arme à double tranchant

À l’heure actuelle, les grandes puissances déploient beaucoup d’énergie dans le domaine de la diplomatie culturelle et de la diplomatie publique. Les efforts consentis par chaque État pour attirer l’attention des autres pays visent davantage les citoyens ordinaires que les diplomates ou les organes gouvernementaux. En France, par exemple, c’est l’Institut français – un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) sous la tutelle du ministère des Affaires étrangères et du Développement international – qui est responsable de l’action culturelle extérieure. Il est chargé non seulement d’encourager la diffusion de la langue et de la culture artistique de la France mais aussi de la faire connaître à l’étranger du point de vue des idées, de la science et de la technologie. Tokyo mène une politique du même ordre par le biais de la Fondation du Japon, une institution administrative indépendante placée sous la tutelle du ministère japonais des Affaires étrangères. Toutefois le budget et le personnel qui lui sont affectés sont nettement moins importants qu’en France.

Mais la diplomatie culturelle peut s’avérer une arme à double tranchant. Renforcer son influence par la diffusion de sa culture et la promotion de ce qui fait son identité – le soft power, littéralement le « pouvoir de convaincre », par opposition au hard power, c’est-à-dire la force militaire et les pressions économiques classiques – est une forme de diplomatie efficace. Mais si la stratégie mise en œuvre vise trop ouvertement à conforter la puissance politique d’un pays, elle risque d’avoir l’effet inverse et de lui nuire.

C’est ce que l’on observe lorsque d’anciennes puissances coloniales tentent d’imposer leur culture à des pays placés jadis sous leur coupe. La diplomatie culturelle de la France et d’autres États occidentaux a séduit les habitants des pays où elle s’est manifestée, et elle a indéniablement contribué à la diffusion à travers le monde de normes culturelles comme les droits de l’homme et la démocratie. Mais quand la transmission de ces valeurs se fait de façon trop insistante – ou qu’elle est jugée comme telle par la population locale – en raison d’un contexte historique colonial, elle peut provoquer une forte réaction adverse. Si cette insistance va jusqu’au recours à la force militaire, elle risque de susciter une opposition violente et de pousser certains vers la voie du terrorisme en signe de résistance. C’est un cas de figure que l’on ne peut pas exclure, même dans le cas du Japon.

L’ère de la « sécurité culturelle »

La culture, telle qu’elle se manifeste dans les sociétés, est constituée par un ensemble de traditions, de coutumes et de normes. C’est que l’anthropologue américain Clyde Kluckhohn (1905-1960) – surtout connu pour son travail sur les indiens Navajos – a appelé des « modèles de vie » (designs for living) élaborés par les hommes au fil du temps. Ces éléments qui font partie intégrante d’une culture doivent être protégés. Mais il faut qu’ils fassent l’objet d’un contrôle de la part des pays ou des sociétés qui y adhèrent, quand ils sont utilisés comme des outils pour attaquer des pays ou des sociétés dont les règles sont différentes. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les hommes doivent protéger la culture mais ils ont parfois aussi besoin de s’en méfier. Et c’est quelque chose qui se vérifie très bien dans la réalité.

Les idéaux proclamés dans l’Acte constitutif de l’Unesco que j’ai cités au début de cet article sont élevés et, loin d’avoir perdu de leur pertinence, ils sont plus que jamais d’actualité. La culture, en dépit des dangers qu’elle peut présenter, est un facteur de plus en plus crucial pour la consolidation et le maintien de la paix. Le Japon s’est senti offensé quand l’Unesco a décidé d’inscrire des documents relatifs au massacre de Nankin sur le Registre de la Mémoire du monde, en octobre 2015. Il a même laissé entendre qu’il pourrait se retirer de cette organisation. Mais je crois qu’étant donné la situation actuelle, Tokyo doit absolument soutenir l’Unesco pour contribuer à la promotion de la « sécurité culturelle » au sein de la communauté internationale.

(Photographie du titre : dans une rue de Paris, au moment des attentats du 13 novembre 2015. AP/Aflo.)

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