L’admiration du mangaka Inoue Takehiko pour l’architecte Antoni Gaudí

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Une rencontre fortuite pendant les JO de Barcelone

Les millions de fans des séries Slam Dunk, Vagabond, et Real pourraient penser que l’auteur, Inoue Takehiko, consacre tout son temps à imaginer et dessiner ses manga. En réalité, bien qu’il s’investit entièrement dans ses activités créatrices depuis 25 ans, de sorte que ses œuvres sont désormais présentes dans toutes les librairies du Japon et dans beaucoup d’autres à travers le monde, il a abordé au fil des ans des sujets en dehors de son domaine de prédilection. En 2013 il a surpris ses fans en publiant le livre Pepita, composé d’illustrations et de textes courts inspirés de la vie et l’œuvre de l’architecte espagnol Antoni Gaudí (1852 - 1926).

La connexion entre l’architecte de la basilique Sagrada Familia, l’un des monuments catholiques les plus visités au monde, et l’artiste japonais propulsé vers la célébrité en 1990 avec Slam Dunk, un manga sur une équipe lycéenne de basket-ball, s’est établie grâce au grand amour qu’Inoue a pour ce sport, à l’époque relativement mineur au Japon.

En 1992, lorsque Slam Dunk jouissait d’une immense popularité, Inoue s’est rendu en Espagne pour les Jeux olympiques de Barcelone afin d’assister aux matchs de l’équipe américaine de basket-ball surnommée la « Dream Team » : elle rassemblait pour la première fois de l’histoire les meilleurs joueurs de la NBA. Elle était composée de joueurs qui avaient inspiré Slam Dunk, comme Michael Jordan, ainsi que plusieurs des favoris d’Inoue : Scottie Pippen, John Stockton et Magic Johnson.

Entre les matchs de la Dream Team à Barcelone, Inoue est allé visiter quelques-unes des œuvres architecturales conçues par Gaudí, qui sont les principales destinations touristiques de la capitale catalane. La première fois qu’il a posé les yeux sur la Sagrada Familia, sa réaction a été plutôt négative, peut-être en raison de l’impact émotionnel d’avoir vu jouer en vrai les stars de la NBA. Mais le magnifique travail effectué par l’architecte catalan lui a laissé une forte impression, qui portera ses fruits 20 ans plus tard.

Vue de la Sagrada Familia, dont la fin des travaux est prévue pour 2026.

Rencontre avec les artisans de la cathédrale

En 2011, Inoue retourne à Barcelone. Il était accompagné par plusieurs experts, y compris l’architecte japonais Tanaka Hiroya, qui depuis les années 1970 se consacre à l’étude des proportions et des mesures de l’architecture gaudienne. Le but du voyage était d’acquérir une compréhension plus profonde de la vie et de l’œuvre du grand architecte moderniste.

Inoue est connu pour avoir un respect et une admiration profonde pour le travail artisanal. Lors de son voyage, il a pu avoir des discussions très enrichissantes avec des sculpteurs et d’autres artisans impliqués dans la construction minutieuse de la cathédrale.

Un de ces artisans était Bruno Gallart, chargé de la sculpture du notre Père (prière chrétienne) dans plus de 50 langues sur la façade de la Gloire. Gallart, ressentant une affinité particulière avec Inoue, lui a demandé d’écrire la phrase « Délivre-nous du mal » en japonais. Inoue a été surpris et flatté par cette proposition. Bien que d’abord réticent parce qu’il n’est pas chrétien, Inoue a fini par accepter. Retournant rapidement à son hôtel, il a pris un pinceau de calligraphie et a écrit le soir même la phrase sur une feuille, qu’il a remise à Gallart le lendemain.

Cet incident inattendu est inclus dans le livre Pepita d’Inoue. Il emprunte son titre à l’unique prénom féminin à paraître dans les biographies de Gaudí (en dehors des membres de sa famille) et signifie en catalan « graine ». Selon Inoue, son voyage en Espagne est en quelque sorte la graine à l’origine de nombreuses expériences inattendues qui sont présentées dans le livre. Il a été traduit en sept langues, dont le chinois, l’anglais, le français et l’espagnol.

La façade de la Gloire

Un intérêt commun pour la religion

La rencontre d’Inoue avec la vie de Gaudí lui a fait découvrir l’enfance rurale de l’architecte, né dans la province de Tarragone. Une grande partie de l’œuvre de Gaudí, comme les voûtes en arcs caténaires de la Sagrada Familia, est le résultat d’une observation attentive de la nature et de ses formes simples et épurées.

Comme beaucoup de personnes qui étudient la vie de Gaudí, Inoue a pris conscience des profondes croyances religieuses de l’architecte, qui a passé les dernières années de sa vie à l’intérieur de la Sagrada Familia. Lorsqu’il a été critiqué pour les délais importants de construction de la cathédrale, Gaudí a répliqué : « mon client n’est pas pressé », en référence à Dieu. Les façades de la cathédrale comportent de nombreuses sculptures d’êtres humains, d’animaux et de plantes qui se caractérisent par leur réalisme et leur diversité.

La riche iconographie chrétienne présente dans l’œuvre de Gaudí a éveillé l’intérêt d’Inoue pour l’architecture shinto japonaise, qui tend à éviter les représentations réalistes et les ornementations superflues.

Une année passée au sanctuaire d’Ise

En particulier, Inoue s’est intéressé au sanctuaire d’Ise, l’un des centres du shintoïsme au Japon. En 2013, il a participé aux cérémonies liées à la reconstruction des bâtiments du sanctuaire, un rituel qui a lieu tous les vingt ans depuis plus d’un millénaire. Inoue a pris part à oshiraishi-mochi, une procession pendant laquelle des pierres blanches sont déposées sur le site où le nouveau sanctuaire sera construit.

Après avoir visité Ise et d’autres sanctuaires au Japon et rencontré des architectes de renom comme Fujimori Terunobu, Inoue a publié Shô, son deuxième livre après celui sur Gaudí. J’ai pu accompagner Inoue avec une équipe de tournage lors de ses visites de sanctuaires et nous avons filmé un court documentaire de 15 minutes en japonais, qui a été inclus sur le DVD vendu avec le livre et a également été diffusé sur History Channel au Japon.

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Troisième voyage à Barcelone

En 2013, j’ai accompagné Inoue lors de son troisième voyage sur les traces de Gaudí. Je filmais un documentaire d’une heure(*1) sur le voyage d’Inoue dans les zones rurales où Gaudí a passé une partie de sa jeunesse pour traiter son arthrite, qui l’a affligé toute sa vie. Le temps passé à la campagne lui a permis d’affiner ses capacités d’observation de la nature. Dans la province de Tarragone, Inoue a réalisé à quel point les phénomènes naturels comme les arbres tordus par le vent, les escargots et les os d’animaux ont inspiré les formes et les structures complexes et inhabituelles de l’architecture de Gaudí.

Bien que la façade de la Gloire de la Sagrada Familia n’ait pas encore été dévoilée au public, nous avons été invités lors de ce voyage à voir la partie de la façade où la phrase japonaise qu'Inoue avait écrite deux ans plus tôt a été gravée. La gravure est située vers le bas de l’énorme porte en métal. Inoue s’est mis à genoux pour toucher le message. Cette inscription traversera les siècles tel un témoignage de l’existence du mangaka qui a contribué à rassembler des domaines aussi disparates que le manga et l’architecture, le shintoïsme et le christianisme et les cultures espagnole et japonaise.

(Publié originellement en espagnol le 18 décembre 2015. Photo de titre : l’intérieur de la basilique Sagrada Familia à Barcelone.)

(*1) ^ Le documentaire Pepita: Inoue Takehiko meets Gaudí a été projeté lors d'évènements en 2013 et 2014 pour célébrer les 400 ans des relations entre l'Espagne et le Japon. Il a également été montré à l'exposition Inoue Takehiko Interprets Gaudí’s Universe de juillet 2014 à juillet 2015 à Tokyo, Kanazawa, Nagasaki, Kobe et Sendai.

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