Lafcadio Hearn et les enseignements du judo : tirer parti de la force de l’adversaire

Culture

L’écrivain Lafcadio Hearn (1850-1904) a aidé à faire connaître le judo dans le monde après avoir rencontré cet art martial par le biais de son amitié avec son fondateur, Kanô Jigorô. Hearn a été fasciné par le principe du judo : faire usage de la force de l’adversaire. Il était persuadé que cet art martial reflétait la manière dont le Japon pouvait assimiler avec souplesse les forces des cultures étrangères.

La souplesse surpasse la force

Lafcadio Hearn a écrit un grand nombre de livres et d’articles présentant la culture japonaise dans une perspective bienveillante. (Photo : Jiji Press)

Pourquoi le judo est-il devenu si populaire dans de nombreux pays du monde ? La réponse se trouve dans le fait que ses techniques sont fondamentalement différentes de celles utilisées dans les sports de combat occidentaux. Dans ces sports, c’est en général le concurrent le plus fort qui est le gagnant. Mais dans le cas du judo, même un concurrent faible peut vaincre. Et ceci est possible en tirant parti de la force de l’adversaire. La personne qui a transmis cette idée au public occidental est l’écrivain irlandais résident de longue date au Japon, Lafcadio Hearn, qui est devenu citoyen japonais sous le nom de Koizumi Yakumo.

Hearn, connu pour des ouvrages comme Kwaidan, est né en 1850 sur l’île de Leucade, à l’époque possédée par les Britanniques (ensuite devenu territoire grec depuis 1864). Après avoir vécu en Grande-Bretagne et aux États-Unis, Hearn arrive au Japon en 1890. Il est profondément intéressé par la culture japonaise, épouse une femme japonaise nommée Koizumi Setsu, et travaille comme professeur d’université. Durant sa vie au Japon, Hearn a beaucoup voyagé dans tout le pays pour mieux connaître les aspects spécifiques de la culture japonaise et il a présenté ses découvertes dans des essais écrits à l’intention de lecteurs occidentaux.

En 1891, Hearn est engagé comme professeur d’anglais à l’École Normale Supérieure de Kumamoto (aujourd’hui Université de Kumamoto) sur la recommandation de son doyen, Kanô Jigorô, fondateur de l’art martial du judo à l’Institut Kôdôkan. Très intéressé par la culture japonaise, Hearn a visité le dojo de judo où Kanô enseignait. Dans le passage suivant, extrait de son livre de 1895, Out of the East, Hearn décrit la suprenante leçon qu’il a tirée de son expérience.

Le maître de jujitsu ne se fie jamais à sa propre force. Il ne l’utilise parcimonieusement qu’en cas d’extrême urgence. Alors, qu’utilise-t-il donc ? Tout simplement la force de son adversaire. La puissance de l’ennemi est le seul moyen par lequel cet ennemi peut être vaincu. L’art du jujitsu vous apprend à vous appuyer sur la force de votre adversaire ; et plus il est  puissant, moins il est avantagé et plus vous êtes fort.(*1)

Ce à quoi Hearn fait référence dans ce passage sous le terme de « jujitsu » est actuellement l’art martial du judo que Kanô a développé sur les bases du jujitsu. Hearn est séduit par la technique qui symbolise le judo, où un concurrent peut gagner en utilisant la force de son adversaire, ou en d’autres termes, parvenir à la victoire sans s’opposer directement à la force de celui-ci.

Mais l’intérêt de Hearn pour cette approche ne s’est pas limité au judo ; il la voit comme caractérisant le processus de modernisation du Japon, comme il l’explique dans le même ouvrage :

Les étrangers peuvent avoir prédit, que le Japon adopterait non seulement le costume mais les coutumes de l’Occident ; non seulement nos moyens de transition et de communication rapides, mais également nos principes d’architecture ; non seulement nos industries et sciences appliquées, mais de même notre métaphysique et nos dogmes. Certains pensent vraiment que le pays sera bientôt largement ouvert aux étrangers ; que le capital occidental sera tenté par des privilèges extraordinaires accordés pour aider au développement de ressources diverses ; et même que le pays en arrivera éventuellement à proclamer, par Décret impérial, sa soudaine conversion à ce que nous appelons le Christianisme. Mais ces croyances sont dues à une inévitable et totale ignorance du caractère de  ce peuple– de ses capacités les plus profondes, de sa clairvoyance, de son immémorial esprit d’indépendance. Personne n’a supposé même un instant que le Japon était tout simplement en train de pratiquer le  jujitsu : en effet à ce moment-là, personne en Occident n’avait entendu parler de  jujitsu. Mais c’est bien, toutefois, de  jujitsu dont il s’agit.

(*1) ^ Toutes les citations dans cet article ont été traduites par nos soins à partir de la version anglaise originale. Ce livre existe en version française sous le titre La lumière vient de l'Orient : essais de psychologie japonaise ( Éditions Hachette Livre Bnf, traduit de l’anglais par Marc Logé) — n.d.l.r.

La force de l’adaptabilité japonaise

Hearn ne voulait pas dire que les Japonais utilisaient littéralement les techniques du jujitsu dans leur vie quotidienne, mais que l’approche fondamentale cette pratique, qui est de gagner sans opposer de force, était une caractéristique des Japonais et de leur culture. Hearn insiste sur le fait qu’il serait erroné pour les Occidentaux de sous-estimer le Japon.

Il suffit de dire, en conclusion, que le Japon a sélectionné et adopté le meilleur de tout ce qui est représenté par nos industries, nos sciences appliquées, par notre expérience économique, financière et légale ; profitant dans chaque cas uniquement des meilleurs résultats et modelant invariablement ses acquisitions pour qu’elles conviennent à ses besoins propres...

Il a été capable de rester lui-même et de profiter jusqu’aux plus extrêmes limites de la force de l’ennemi. Il s’est défendu, et se défend encore, par le plus admirable système d’auto-défense intellectuelle jamais connu – par un merveilleux jujitsu national.

Ces lignes ont été écrites à la veille de la guerre sino-japonaise de 1894-95 et publiées ensuite après la fin de la guerre dans le recueil d’essais de Hearn intitulé Out the East. C’est dans cette période que les Occidentaux ont commencé à s’intéresser de plus près au Japon. Le livre de Hearn, qui a été publié à New York et à Londres, a été beaucoup lu par à ce moment-là.

Suite à cette publication, les touristes étrangers ont été de plus en plus nombreux à visiter l’Institut Kôdôkan. Un grand nombre d’hommes politiques, de diplomates et d’éducateurs de pays étrangers y sont venus pour observer le judo. Parmi ces visiteurs, un professeur de l’Université de Yale, le Dr Hughes de la faculté d’Éducation de Cambridge, le Professeur John Dewey de l’Université Colombia, ou un groupe d’environ 40 officiers et commandants de la Marine britannique. Ils étaient tous venus vérifier par eux-mêmes s’il était vrai que le secret de la modernisation réussie du Japon se trouvait au Kôdôkan.

L’inauguration d'une statue du fondateur du judo Kanô Jigorô, le 24 septembre 2016 à Primorie, en Russie (photo avec l’aimable autorisation du gouvernement de Primorie).

Le principe fondamental selon lequel la victoire peut être obtenue sans affrontement direct d’une force avec une autre était un concept nouveau pour les Occidentaux de cette époque. En décrivant la modernisation du Japon sous l’angle du judo, Hearn a fini par populariser cet art martial tout en attirant l’attention de l’Occident sur Kanô Jigorô.

Hearn regarde non seulement la culture japonaise selon une perspective intéressante, mais il souligne le fait qu’une des forces du peuple japonais, sa souplesse d’assimilation des cultures étrangères, ne doit pas être ignorée. Il s’agit du concept d’adaptation à la force des autres et d’assimilation de cette force en procédant aux ajustements nécessaires. Le peuple japonais avait d’ores et déjà développé cette capacité durant sa longue histoire d’assimilation de différentes cultures venues du continent asiatique et l’on peut considérer que le judo lui-même a émergé de ce terreau culturel.

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