Quand le Japon s'unit autour d'un héros "instantané"

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Le 10 avril 2017, la patineuse artistique Asada Mao prenait sa retraite ; cette annonce a été largement relayée par les médias, et elle a trouvé un fort écho dans l’opinion publique. D’autres héros et héroïnes populaires, aussi appréciés qu’elle, peuvent-ils encore voir le jour ?

Asada Mao a commencé la compétition junior pendant la saison 2004-2005, lorsqu’elle a fêté ses 14 ans ; ses sauts enlevés ont immédiatement signalé la jeune prodige qui, en 2005, remportait le championnat du monde junior dès sa première participation. Une performance prometteuse réaffirmée à l’âge adulte : elle sera triple championne du monde et médaillée d’argent aux Jeux olympiques de 2010 à Vancouver.

Elle a toujours fait une priorité de l’exécution du triple Axel, une figure difficile pour les patineuses – y compris pour elle. En 2014, aux Jeux de Sotchi, une série d’erreurs en programme court lui vaut de terminer en 16e position, tout espoir de médaille anéanti ; malgré tout, grâce à un mental d’acier, elle s’imposera avec un programme libre parfait. Elle finira 3e du programme libre, avec un nombre de points record qui lui permettra de remonter jusqu’à la 6e place au classement général. Une prestation louée dans le monde entier, et qui aura marqué les esprits. Immédiatement après les Jeux de Sotchi, elle remportera un troisième titre mondial avant de prendre une année sabbatique ; après son retour, faute de parvenir à renouer avec son meilleur niveau, elle finira par se retirer de la compétition.

Autour du Prix d’honneur de la nation

L’annonce de sa retraite en avril 2017 a globalement été accueillie avec bienveillance par les médias, tandis que l’idée de lui remettre le Prix d’honneur de la nation a généré un certain scepticisme. Jusqu’à présent, ce prix n’a été accordé qu’à 23 personnes et 1 groupe, à savoir l’équipe nationale de football féminin vainqueur de la Coupe du monde. Parmi les 23 personnalités distinguées figurent 6 femmes (la chanteuse Misora Hibari, l’actrice Mori Mitsuko, la mangaka Hasegawa Machiko, la marathonienne Takahashi Naoko et les lutteuses Yoshida Saori et Ichô Kaori). Les trois athlètes concernées ont toutes décroché une médaille d’or aux Jeux olympiques, mais pas Asada Mao, d’où le scepticisme de certains.

Le Prix d’honneur de la nation, créé en 1977, est l’une des distinctions accordées par le Premier ministre à des sportifs, artistes ou personnalités culturelles aux performances hors norme ou jouissant d’une notoriété sans pareille. Il récompense en quelque sorte les héros et héroïnes populaires. Soit dit en passant, le premier récipiendaire de ce prix fut, en 1977, le joueur de baseball des Giants Oh Sadaharu, alors détenteur du record mondial de home runs.

La fin d’une époque

En matière de héros et héroïnes nationaux, la télévision joue un rôle crucial. Dans la deuxième moitié des années 70, à l’époque où Oh Sadaharu a reçu le Prix, chaque jour, cinq émissions en moyenne rassemblaient plus de 30 % de l’audience télévisée (nous ne parlons pas de parts de marché, mais de la proportion de la population devant une émission à une certaine tranche horaire). Le feuilleton télévisé de la NHK et les matches de baseball des Tokyo Giants faisaient partie des programmes les plus regardés. En revanche, en 2015, la seule émission à enregistrer une audience supérieure à 30 % était Kôhaku Uta Gassen, la traditionnelle émission musicale du 31 décembre.

Cette évolution est à imputer à la place croissante prise par Internet, ainsi qu’à la multiplication des chaînes de télévision par satellite et par câble et au recours croissant des téléspectateurs à l’enregistrement vidéo. Avec la diversification des goûts et des centres d’intérêt de la population, presque plus aucune émission télévisée ne fédère la nation entière et, de même, il n’existe quasiment plus de héros ou d’héroïne d’envergure nationale.

De la même façon, il n’y a plus vraiment de tube national, de chanson qu’on entend sur toutes les lèvres. Dans la deuxième moitié des années 90, plus de dix chansons avaient dépassé le million de ventes, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, mis à part pour le groupe AKB48 et ses dérivés. Notons que les ventes de ces groupes, portées par des fans qui achètent de multiples exemplaires du même disque dans l’espoir d’obtenir un ticket pour une séance de poignées de main ou l’élection de leur chanteuse favorite, ne sont pas forcément un reflet fidèle de leur popularité musicale. (Voir article L’industrie musicale japonaise face à ses contradictions)

Le Japon d’aujourd’hui n’est plus celui dans lequel le « grand public » partageait des rêves et des espoirs similaires ; avec le développement de l’individualisme, le pays est entré dans l’ère de la diversification des valeurs et des styles de vie, dans une époque de fragmentation.

Le phénomène Asada Mao

Revenons-en à Asada Mao. Entre 2007 et 2014, elle a été plébiscitée six fois comme sportive préférée des Japonais (baromètre Oricon). Alors que la société se prêtait de moins en moins à l’apparition de héros ou héroïnes d’envergure nationale, la popularité d’Asada Mao était immense, d’où les nombreux commentaires suscités par l’annonce de sa retraite. Mais, à mes yeux, elle n’a jamais été une héroïne nationale.

Cela n’a rien à voir avec son talent ou sa personnalité, il s’agit d’une évolution de la perception de la population. C’est une question d’époque : le temps où les Japonais poursuivaient un même rêve s’est effacé au profit de l’ère de la réalisation personnelle. Comment, dans ce contexte, Asada Mao a-t-elle pu connaître une telle popularité ? En termes d’audience télévisée, les émissions qui ont enregistré plus de 30 % d’audience ces dix dernières années sont, à part Kôhaku Uta Gassen, principalement des événements sportifs mondiaux : les Jeux olympiques, la Coupe du monde de football, la Classique mondiale de baseball ou encore le patinage artistique.

Ces événements, s’ils ne donnent pas naissance à un héros indiscutable comme Oh Sadaharu, favorisent l’émergence de héros et d’héroïnes ponctuels. Des sportives comme Takahashi Naoko, Yoshida Saori ou Ichô Kaori, couronnées du Prix d’honneur de la nation, n’auraient pas fait l’objet d’une telle attention en temps normal, mais le podium olympique a fait d’elles des héroïnes.

Le marketing a créé le terme de « grand public instantané » pour désigner la cohésion soudaine et puissante qui lie une population normalement éparpillée, à l’occasion d’un événement comme les Jeux olympiques ou une catastrophe, phénomène qui se délite au bout d’un certain temps pour revenir à l’éparpillement original. En un sens, peut-être l’inquiétude née de cette dispersion pousse-t-elle les gens à rechercher, par moments, un tel sentiment d’unité nationale.

L’intérêt généré par l’annonce de la retraite d’Asada Mao peut être compris sous cet angle. Bien entendu, les stars capables de focaliser l’attention de la nation, même un bref instant, sont peu nombreuses ; ce phénomène est donc à mettre au crédit des capacités sportives, de l’endurance et de la personnalité attachante d’Asada Mao, qualités qui lui ont attiré les faveurs du public. Un enthousiasme qui ne peut être que de courte durée car, inconsciemment, la population espère déjà un nouveau héros ou une nouvelle héroïne « instantané(e) ».

(Adapté d’un article rédigé le 1er juin 2017. Photo de titre : Asada Mao le 25 décembre 2016 à l’issue du programme libre du championnat du Japon de patinage artistique, sa dernière compétition officielle avant l’annonce de sa retraite. Jiji Press)

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