Pourquoi la couverture d’une revue japonaise a déclenché une polémique à Taïwan

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Le 15 juillet 2017, le bimensuel japonais Brutus a publié un numéro spécial intitulé « 101 Things to do in Taiwan » (101 choses à faire à TaÏwan) dont la couverture a provoqué une levée de boucliers dans les médias taïwanais.

Depuis sa création en 1980, le magazine a beaucoup de succès non seulement au Japon mais aussi auprès des Taïwanais à l’affût des toutes dernières tendances. On la trouve dans pratiquement tous les cafés et les librairies de Taïwan et la plupart des créateurs de l’île la gardent toujours à portée de main. Pour les jeunes qui s’interrogent sur leur identité culturelle, c’est un véritable guide profondément influencé par le Japon, les États-Unis et l’Europe. Voilà pourquoi son numéro spécial consacré à Taïwan de juillet dernier a autant attiré l’attention.

Une image dévalorisante de Taïwan

La couverture de Brutus représente Guohua-jie, une ruelle de Taïnan, l’ancienne capitale de l’île réputée pour la qualité de sa cuisine. Cela fait longtemps que la presse japonaise publie des photographies axées sur la nourriture et la population des quartiers animés de Taïwan. Mais cette fois, c’est une rue en tant que telle qui a été prise pour thème.

En juillet 2017, la couverture du numéro spécial intitulé « 101 choses à faire à Taïwan » de la revue japonaise Brutus a déclenché une vive polémique à cause de l’image qu’elle donne de ce pays.

Ce que beaucoup de Taïwanais reprochent à la couverture de Brutus, c’est de montrer une rue où les piétons sont obligés de marcher sur la chaussée à cause des trop nombreux scooters garés sur le côté. Ils l’accusent d’avoir voulu délibérément mettre l’accent sur la médiocrité de la qualité de la vie à Taïwan. Plusieurs demandent pourquoi ce n’est pas la fameuse tour Taipei 101 de la capitale qui a été choisie. En effet, la photographie de couverture des précédents numéros spéciaux de Brutus, consacrés à Londres et New York, représentait dans l’un et l’autre cas des gratte-ciel emblématiques de ces villes. D’autres insistent sur le fait que présenter Taïwan comme un pays peu évolué constitue une forme de préjudice.

Mais cette position critique est loin de faire l’unanimité. Certains ont rétorqué que les Taïwanais « n’ont aucune raison d’avoir honte de l’endroit où ils ont grandi », que « si la revue Brutus apprécie Taïwan, c’est une bonne chose » et que « la tour Taipei 101 ne symbolise absolument pas la culture de Taïwan ».

La rivalité entre Taipei, la capitale relativement opulente de Taïwan, et le reste de l’île moins bien loti n’a fait par ailleurs qu’attiser la polémique.

Une nostalgie mal venue

Le grand magasin Hayashi Hyakkaten à Taïnan, fondé en 1932, à l’époque coloniale japonaise.

Pour mieux comprendre les tenants et les aboutissants de l’affaire de la couverture de Brutus, il faut la replacer dans son contexte. Je dois d’abord dire que, pour ma part, je ne suis pas d’accord avec les Japonais qui connaissent bien Taïwan et regrettent que l’île ait changé. « Autrefois, Taïwan était beaucoup plus chaotique et amusant. Mais aujourd’hui tout est propre et dépourvu d’intérêt », disent-ils volontiers.

La plupart des gens veulent vivre dans un environnement confortable, sain et commode. Les touristes ont le droit de trouver les pays en retard à cet égard à leur goût, mais on ne peut raisonnablement pas attendre de la population locale qu’elle n’ait pas envie de voir les choses changer. C’est pourquoi, les voyageurs qui prétendent éprouver de la nostalgie ou un bien-être particulier dans certains lieux de Taïwan s’entendent souvent répondre par leurs habitants que l’endroit « n’a pas été conçu uniquement pour leur plaire ».

Des chercheurs taïwanais ont interprété la focalisation récente des revues japonaises sur leur île comme une forme de « post-colonialisme » ou d’« orientalisme ». C’est un problème délicat dont tous les Taïwanais n’ont pas forcément conscience. Voyons maintenant pourquoi il en est ainsi.

Une histoire d’amour compliquée

Depuis deux ou trois ans, on entend souvent dire : « Ce qu’il y a de plus beau à Taïwan, ce sont les gens. » Et ceux qui ne sont pas d’accord répondent du tac au tac : « Ce qu’il y a de plus beau à Taïwan, ce sont les gens, mais ce qu’il y a de plus moche, ce sont aussi les gens ! »

Les Taïwanais ont depuis longtemps des problèmes avec leur identité nationale et culturelle. Ils n’arrêtent pas de s’interroger, de se plaindre et de discuter sur ce dont leur pays doit être vraiment fier.

J’ai des amis taïwanais qui vont chaque jour sur Facebook pour parler des moyens d’améliorer leur environnement et leur culture, et échanger des liens sur ce thème. Beaucoup de Taïwanais aiment se rendre en voyage au Japon mais à en juger par ce que j’entends, ils en reviennent souvent avec un sentiment d’infériorité en déplorant que leur pays soit à la traîne en termes de culture et de commodités. J’ai chaque fois l’impression que l’amour des Taïwanais pour le Japon est quelque chose de vraiment compliqué.

Les Japonais croient naïvement que « les Taïwanais aiment le Japon », mais les choses sont beaucoup plus délicates quand on touche à des points aussi sensibles (voir article Le Japon et Taïwan : une histoire d’amour compliquée). On ne peut certes pas attendre des touristes qu’ils aient conscience de ce problème, mais ce devrait être au moins le cas des médias de l’Archipel.

Un débat latent

La couverture du numéro spécial de Brutus sur Taïwan est incontestablement à l’origine de la polémique. Cependant, je crois qu’elle ne pose aucun problème particulier en elle-même et qu’elle n’a fait que révéler au grand jour un débat latent.

La parution du numéro spécial de Brutus de juillet 2017 a provoqué l’apparition sur Internet d’une profusion de couvertures parodiques représentant, comme celle que l’on voit ci-dessus, un lieu de Taïwan sans aucun intérêt.

Mais ce débat est le bienvenu parce qu’il va dans la bonne direction. Et à mon avis, c’est lui qui constitue « ce qu’il y a de plus beau à Taïwan ». Moi qui en tant que Japonaise ai renoncé à changer mon pays – il me semble que c’est impossible malgré tous mes efforts –, je suis pleine d’admiration quand je vois mes amis taïwanais chercher sincèrement des arguments constructifs pour faire avancer la discussion.

Les internautes taïwanais ont aussi réagi à la polémique suscitée par le numéro spécial de Brutus en mettant en ligne des couvertures parodiques grâce à une application des réseaux sociaux locaux. Je dois avouer que j’apprécie toujours leur humour qui démarre au quart de tour.

En lisant ce numéro en question sur Taïwan, j’ai constaté qu’il contient des informations de grande qualité pour les voyageurs. Je conseille donc aux Japonais envisageant de se rendre sur place de le consulter et aux Taïwanais de le lire en tant qu’expression de l’admiration que les habitants de l’Archipel ont pour leur pays. Après tout, une des raisons pour lesquelles la couverture de Brutus a fait tant de bruit, c’est que cette revue japonaise est celle à laquelle les jeunes Taïwanais se fient le plus en matière de tendances dernier cri. En tout cas, je serai absolument ravie si, au bout du compte, des informations sur Taïwan fournies par les médias japonais finissent par contribuer à une meilleure compréhension de cette île.

(D’après un article en japonais publié le 26 août 2017. Toutes les photos avec l’aimable autorisation de Sumiki Hikari. Photo de titre : Sumiki Hikari avec le numéro de la revue Brutus dont la couverture a déclenché une polémique à Taïwan.)

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