Hommage à Nakamura Kanzaburô XVIII

Société Culture

L’acteur de kabuki Nakamura Kanzaburô XVIII est décédé le 5 décembre 2012. Kamimura Iwao, critique de théâtre, se penche sur la carrière et la personnalité de cet interprète très aimé du public, qui a su aller au-delà des limites du kabuki et n’a jamais cessé de relever de nouveaux défis.

La nouvelle de la disparition de l’acteur de kabuki Nakamura Kanzaburô XVIII, décédé le 15 décembre 2012 alors qu’il avait à peine cinquante-sept ans, a profondément affecté les amateurs de théâtre en même temps qu’un plus large public. Le Japon s’apprêtait à vivre les élections générales prévues pour le 16 décembre, un événement capital dans la vie du pays, mais les media, et en particulier les chaînes de télévision, n’en ont pas moins consacré de longues heures non seulement à l’annonce du décès de l’acteur, mais aussi à des programmes spéciaux analysant en détail le travail et la personnalité de l’acteur. Ses obsèques ont eu lieu à la fin de l’année, après que ses deux fils, Nakamura Kankurô et Nakamura Shichinosuke, qui lui ont succédé, eurent terminé les vingt-cinq jours de représentations qu’ils étaient en train de donner à Kyoto, au moment de sa mort. Les media en ont largement rendu compte et certaines chaînes ont même retransmis l’événement minute par minute.

Certains ont critiqué la couverture, selon eux excessive, que la presse et les chaînes de télévision ont donné à la mort de l’acteur. Mais il n’en reste pas moins que Nakamura Kanzaburô XVIII était un personnage dont l’envergure, loin de se limiter à celle d’une célébrité, dépassait celle d’un excellent acteur de kabuki.

La mort d’un acteur encore « jeune »

Nakamura Kanzaburô XVIII sur scène, en mai 2005, en train d’interpréter « Togitatsu no utare » (La vengeance de Togitatsu), une pièce écrite et mise en scène par Noda Hideki, au théâtre Kabukiza de Tokyo. (Avec l’aimable autorisation de Shôchiku Co. Ltd. Reproduction interdite sauf autorisation préalable.

Les medias ont présenté  Nakamura Kanzaburô XVIII comme un « grand maître » et un « grand artiste » en utilisant les qualificatifs outranciers qu’ils affectionnent tant. Si l’acteur s’était entendu qualifier de la sorte, il aurait sans nul doute été le premier à refuser ces louanges et à demander qu’elles cessent, sur le ton réservé typique de l’enfant d’Edo (Edokko, littéralement, né à Edo, l’ancien nom de Tokyo) qu’il était.

Nakamura Kanzaburô XVIII aurait montré des dispositions naturelles pour le théâtre dès son plus jeune âge.  Il a commencé à apprendre le métier d’acteur très tôt, mais à cinquante-sept ans il n’avait pas encore forcément maîtrisé les subtilités les plus profondes de son art. Il était d’ailleurs le premier à en être conscient. Son père, Nakamura Kanzaburô XVII (1908-1988), était l’un des plus éminents acteurs de kabuki de l’après-guerre. Et son grand-père maternel, Onoe Kikugorô VI (1885-1949), est considéré comme l’un des fondateurs du kabuki moderne. En dehors de sa famille, Nakamura Kanzaburô XVIII était aussi entouré de « grands maîtres » et de « grands artistes » qu’il n’a peut-être jamais égalés, malgré tous ses efforts. Dans le monde du kabuki, les termes élogieux que les media ont utilisés si facilement, ne s’emploient pas à la légère. Dire que Nakamura Kanzaburô XVIII est mort « encore jeune » alors qu’il avait cinquante-sept ans signifie qu’il lui fallait encore passer du temps, si peu que ce soit, à travailler pour arriver au niveau de ses prestigieux prédécesseurs.

Nakamura Kanzaburô XVIII était peut-être le plus grand acteur de sa génération mais il n’avait pas encore atteint la perfection qui aurait fait de lui un « grand maître ». La nouvelle de sa mort n’en a pas moins suscité beaucoup d’attention en raison de la sympathie et de l’attirance que le public éprouvait pour cet acteur de kabuki hors du commun, tant par sa personnalité que par sa façon de vivre, que l’on devinait à travers son jeu.

La collaboration avec l’avant-garde : un mélange d’audace et de respect

En 1990, Nakamura Kanzaburô XVIII — qui portait encore le nom de Nakamura Kankurô V — a décidé de s’associer avec son grand ami d’enfance Bandô Mitsugorô X — qui s’appelait alors Bandô Yasosuke V(*1) — et de donner un spectacle de kabuki, chaque année au mois d’août, une période où il n’y avait rien de tel à l’époque. La représentation s’est avérée une réussite et elle s’est répétée pendant vingt ans. C’est alors que Nakamura Kanzaburô XVIII est devenu très populaire et qu’il a acquis le soutien et la confiance du monde du théâtre. Quatre ans plus tard, en 1994, il est arrivé au théâtre Cocoon de Shibuya, à Tokyo, qui a la réputation de monter des spectacles à la pointe de l’avant-garde. Il a travaillé avec le metteur en scène de pièces contemporaines Kushida Kazuyoshi à des adaptations modernes expérimentales de pièces du répertoire classique du kabuki. Cette expérience a, bien entendu, suscité autant de réactions favorables que défavorables. Mais le fait qu’elle se soit déroulée à Shibuya a beaucoup surpris et attiré l’attention, y compris de personnes qui ne s’intéressaient absolument pas au kabuki traditionnel. Shibuya est en effet le quartier par excellence des jeunes et le temple de l’avant-garde de Tokyo et, à ce titre, il est aussi considéré comme aux antipodes du théâtre classique. Qui plus est, il s’agissait d’une entreprise de longue haleine. Le nombre de spectacles n’a augmenté que progressivement, avec une période de deux ans entre chaque pour permettre une préparation complète et soigneuse. Nakamura Kanzaburô XVIII a ainsi montré qu’il était capable à la fois d’audace et de respect.

En l’an 2000, il a collaboré avec Noda Hideki, écrivain et metteur en scène de pièces contemporaines, qui a travaillé à la fois au Japon et à l’étranger. Noda Hideki, qui est aussi acteur, est à bien des égards beaucoup plus à l’avant-garde que Kushida Kazuyoshi. Nakamura Kanzaburô XVIII et Noda Hideki ont monté une œuvre — écrite et mise en scène par Noda — qui a été jouée, en tant que spectacle principal, au Kabukiza, le théâtre kabuki le plus prestigieux de Tokyo. Cette tentative audacieuse a été très remarquée. Les deux hommes, tous deux nés en 1955, étaient d’accord pour créer des pièces susceptibles d’attirer les jeunes générations. Une des premières pièces qu’ils ont montées à l’époque est Togitatsu no utare (La vengence de Togitatsu), d’après une œuvre des années 1920 qui s’inscrivait dans un courant du kabuki appelé Shin kabuki (le nouveau kabuki). A partir de ce thème, Noda Hideki a écrit et mis en scène une pièce des années 2000. Forts de leur succès, Nakamura Kanzaburô XVIII et Noda Hideki ont continué sur leur lancée en montant, en 2003, une adaptation de Nezumi Kozô (Le rat voleur), une pièce du répertoire classique de Kawatake Mokuami (1816-1893), à laquelle ils ont donné le titre de Noda ban (version de Noda). Cette nouvelle œuvre a été jouée elle aussi au Kabukiza, en tant que spectacle principal, et les critiques ont été encore plus favorables que pour la pièce précédente.

(*1) ^ Les acteurs de kabuki font tous partie d’une famille dont ils portent le nom. Au bout d’un grand nombre d’années d’apprentissage, certains d’entre eux se voient conférer un nouveau nom (shûmei), ce qui indique qu’ils ont atteint un certain niveau dans la maîtrise de leur art. C’est ce qui s’est passé pour Nakamura Kanzaburô XVIII et Bandô Mitsugorô X.

Le changement perpétuel, essence du kabuki

Mais Nakamura Kanzaburô XVIII a encore plus surpris le monde du spectacle quand il a eu l’idée de construire un théâtre provisoire qu’il a appelé Heisei Nakamuraza. Ce projet, plus que tout autre, a révélé au grand jour la façon de penser très originale de l’acteur, son dynamisme et sa créativité. Concevoir un théâtre qui puisse être démonté et emmené partout dans le monde pour y donner des représentations est une idée comme personne n’en avait sans doute jamais eu dans l’histoire récente du kabuki. Elle a germé dans l’esprit de Nakamura Kanzaburô XVIII à l’époque où il était encore au lycée, quand il a vu une des pièces du théâtre underground qui se tenaient alors souvent sous des tentes. Il a remarqué à quel point les acteurs étaient proches des spectateurs, et cette ambiance lui a rappelé celle du théâtre de l’époque d’Edo (1603-1868).

Aujourd’hui, les représentations de kabuki ont lieu, la plupart du temps, dans de grands théâtres flambant neufs. Le spectacle est grandiose et impressionnant, mais on a souvent l’impression qu’il n’y a plus de place pour l’enthousiasme qui s’emparait des gens d’Edo, quand ils allaient voir des pièces de kabuki. Nakamura Kanzaburô XVIII voulait que les spectateurs d’aujourd’hui retrouvent la même ferveur que jadis. Son père, Nakamura Kanzaburô XVII, était un très grand acteur que les gens du peuple aimaient beaucoup parce qu’il faisait tout pour les enchanter à travers son jeu. Il a transmis cet esprit à son fils, en même temps que ses qualités d’acteur. Nakamura Kanzaburô XVIII devait sans doute se dire que son père l’aurait approuvé s’il avait été encore vivant.

Le nom de Nakamura Kanzaburô s’est transmis d’acteur en acteur pendant dix-huit générations, ce qui en fait le lignage le plus ancien de l’histoire du kabuki. Qui plus est, c’est de lui que vient le nom du Nakamuraza, le plus grand théâtre de l’époque d’Edo. Il paraît même que le premier théâtre de kabuki de la ville d’Edo aurait été construit par Nakamura Kanzaburô I, en 1624. Et, dix sept générations plus tard, Nakamura Kanzaburô XVIII a eu l’idée d’appeler son nouveau théâtre Heisei Nakamuraza(*2) , indiquant par là que le Nakamuraza entrait dans une nouvelle ère. Dans la mesure où ce théâtre est provisoire et peut être démonté et remonté à la demande, il permet aux acteurs de faire des tournées à travers le pays, et même en dehors du Japon, pour faire connaître le kabuki. Voilà quelles étaient les intentions de Nakamura Kanzaburô XVIII.

Le théâtre Heisei Nakamuraza a été assemblé pour la première fois à Asakusa, le quartier historique des spectacles et des divertissements de Tokyo. En 2004 et 2007, il a pris le chemin de New York, puis celui de Berlin et Sibiu (en Roumanie), en 2008. Il y avait déjà eu, bien entendu, quantité de représentations de kabuki à l’étranger, auparavant. Mais c’était la première fois qu’on construisait spécialement une scène pour donner des spectacles de kabuki moderne. L’idée était complètement différente. A New York, Nakamura Kanzaburô XVIII est même allé jusqu’à interpréter son rôle en anglais. Le kabuki appartient au répertoire du théâtre classique japonais, mais sa caractéristique essentielle c’est qu’il est perpétuellement en train de se transformer.

(*2) ^ L’ère Heisei, qui a débuté le 8 janvier 1989 quand l’empereur actuel du Japon est monté sur le trône, est celle dans laquelle nous nous trouvons encore aujourd’hui

Un acteur soucieux de satisfaire le public

Nakamura Kanzaburô XVIII faisait preuve en même temps d’un immense respect pour tout ce qu’il avait appris des acteurs qui l’avaient précédé, en particulier son père, et ce jusque dans les moindres détails. Je me souviens de la passion avec laquelle il m’a expliqué à quel point il était ému quand il interprétait le même rôle qu’un grand acteur avant lui, et dans le même théâtre. Il cherchait à intégrer tous les gestes qu’il avait vus chez les autres dans sa propre interprétation. Il était moins soucieux de faire la synthèse entre le nouveau et l’ancien que de satisfaire le public, qui était sa raison de vivre.

Le jour de ses funérailles officielles, il y avait douze mille personnes. Par sa façon de faire et de vivre, Nakamura Kanzaburô XVIII a attiré vers le kabuki beaucoup de gens ordinaires qui jusque-là ne s’y étaient guère intéressés. On peut se demander combien parmi les personnes présentes à ses obsèques n’avaient jamais assisté à un spectacle de kabuki. Beaucoup étaient là simplement parce qu’ils avaient été touchés par sa façon de vivre et qu’ils l’appréciaient en tant qu’homme.

(D’après un texte original en japonais du 29 décembre 2012)

Photographie du titre : Nakamura Kanzaburô à Osaka le 29 juin 2005, peu avant la cérémonie du shûmei, à l’occasion de laquelle il a changé de nom. L’acteur est en train de saluer ses admirateurs alignés au bord de la rivère Dôtonbori, depuis un bateau participant au défilé traditionnel du « Funa norikomi ». Avec l’aimable autorisation de l’agence Jiji Press.

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