La dépendance à Internet au Japon : un besoin de se sentir « connecté » aux autres

Société

Selon le ministère japonais de la Santé, il y aurait dans tout le pays 518 000 collégiens et lycéens dépendants à Internet. Hashimoto Yoshiaki, professeur en sciences de l’information de l’Université de Tokyo, dépeint le contexte de la dépendance à Internet et envisage quelques mesures à prendre.

Combien de jeunes présentent-ils des risques de dépendance à Internet ?

Comme en Corée du Sud et aux États-Unis, la dépendance à Internet est devenu un important problème de société au Japon. Avec la propagation des smartphones en particulier, la proportion de jeunes ayant une forte propension à devenir dépendant à Internet est en augmentation.

En février 2013, dans le cadre d’une étude conjointe entre notre laboratoire et de l’Institut de Politique de l’Information et de la Communication (IICP) du ministère de l’Intérieur et de la Communication, nous avons effectué une enquête par Internet portant sur un panel de 2 605 personnes, d’âge scolaire à adulte. Les résultats ont été analysés selon les 20 critères établis par le docteur Kimberly Young de l’Université de Pittsburg dans son livre Caught in the Net en 1998, et ont permis d’établir les taux de population dépendante (ci-après « taux de dépendance ») au net (voir la figure ci-dessous) .

En outre, alors que le taux de dépendance est de 5,8% chez les non-utilisateurs de smartphones, elle fait un bond chez les adeptes des smartphones, à 6,9%. Par ailleurs, ces chiffres peuvent varier de façon importante en fonction des méthodes de tri de l’échantillon de population et les critères d’analyse adoptés. Ces chiffres de taux de dépendance ne sont donc pas à prendre comme absolus. Il n’empêche que nous pouvons remarquer que la dépendance à Internet est plus élevée chez les lycéens, et plus élevée également chez les utilisateurs de smartphones par rapport à ceux qui ne les utilisent pas.

La dépendance au « lien » avec les autres est la plus répandue

Il existe plusieurs types de dépendance à Internet. Il y a la « dépendance aux jeux vidéo en ligne », mais aussi la « dépendance au lien », autrement dit au besoin d’être « relié » aux autres, chez certains internautes qui passent énormément de temps sur les médias sociaux du type Facebook ou Twitter. Il y a encore la « dépendance au contenu » pour ceux qui consacrent énormément de temps connectés à des sites de vidéos, et la « dépendance aux applis de paris », accros des sites d’enchères ou qui s’adonnent à certains jeux sociaux immersifs, ainsi que d’autres encore.

Au Japon, plusieurs sondages que nous avons effectués montrent que nombreux sont les jeunes qui relèvent de la « dépendance au lien ». D’après l’enquête mentionnée précédemment, ils passent en moyenne 36,6 minutes à consulter des médias sociaux, et 28,4 minutes à poster sur ces mêmes réseaux. Une analyse plus pointue concernant le rapport entre niveau de dépendance selon les différents services disponibles montre que les médias sociaux sont incontestablement les plus fortement liés au niveau de dépendance.

Selon une autre enquête nationale (sur un échantillon total de 1500 personnes interrogées) que j’ai menée en collaboration avec l’IICP en octobre 2012, le taux d’utilisation des réseaux sociaux des Japonais était de 41,4% en moyenne globale, et de 81,8% pour la génération des vingtenaires.

Les motivations pour s’immerger dans les médias sociaux sur Internet peuvent être diverses et variées, mais on note un sentiment de consolation de sa solitude, et que ses sentiments sont compris par beaucoup de monde. Certaines personnes se connectent par anxiété, parce qu’ils craignent d’être mis à l’écart par leur groupe de relations, ou par peur d’être critiqués s’ils ne se connectent pas à tel ou tel média social.

Selon une enquête de 2010 (sur un échantillon total de 56 272 personnes interrogées) que notre équipe de recherche a mené en collaboration avec une grande société de gestion de réseautage social, 52,1 % des internautes présentant une tendance à la dépendance reconnaissaient que les relations sur leurs réseaux leur pesaient. Autrement dit, ils fréquentaient assidûment certains réseaux, non pas parce qu’il y trouvaient du plaisir, mais parce qu’ils étient coincés dedans.

Les smartphones accélèrent l’obsession d’être « connecté »

Malgré l’absence d’études comparatives de la situation dans les autres pays, je pense que les Japonais vivent dans un climat culturel qui les rend dépendant au besoin de lien social plus facilement que dans d’autres pays. Tout d’abord, la mentalité japonaise favorise la recherche de la conformité, autrement dit favorise les formes de « société-village ». Par exemple les groupe de lycéennes d’un même établissement, ou les « sociétés de mamans » qui accompagnent leurs enfants à une même crèche ou une même école maternelle. Dans ce type de communautés, il est demandé aux membres de se conformer aux attitudes communes de l’ensemble du groupe, et s’y refuser peut amener des sanctions comme la mise à l’écart, voire le mépris des autres membres.

Au collège ou au lycée, dans certains cas extrêmes, négliger l’injonction de participer à un média social peut conduire à des brimades. Quand un membre en position de pivot d’un groupe avoue des sentiments sur un réseau social, même sans grand retentissement, il est convenu que les autres membres du groupe doivent pousser le bouton « J’aime », que ce soit le cas ou pas. Alors que les médias sociaux sur Internet étaient apparus comme des médias asynchrones, ils se sont synchronisés de fait.

Avec les smartphones, l'accès au net est devenu plus simple et intuitif qu’avec les téléphones portables de la génération précédente. La majorité des jeunes japonais sont adroits de leurs doigts et utilisent un appareil portable de type smartphone. La conséquence est qu’il leur est maintenant demandé une réponse immédiate, où qu’ils soient. Une personne dépendante au lien sera donc toujours le smartphone à la main, même pour aller aux toilettes ou dans la salle de bain. Elle vivra la nécessité d’être connectée à son réseau d’amis sur les médias sociaux comme une obsession, de son lever au coucher.

Stress post-séisme

D’autre part, les Japonais ont tendance à attacher une grande importance à leurs liens avec les gens qu’ils fréquentent dans la vie de tous les jours. Ainsi, dans l’enquête que mène tous les cinq ans la chaîne de télévision nationale NHK sur « la conscience japonaise », à la question de savoir comment les gens passent leur temps libre, la réponse « à renforcer les liens avec la famille et les amis » occupe une place très importante, juste après « à consacrer du temps à faire ce que j’aime ».

Après le séisme de mars 2011, le mot « lien » (kizuna) est devenu le mot-clé essentiel des Japonais. Du fait que les médias sociaux ont été un vecteur de transmission de l’information lors de la catastrophe, les utilisateurs ont rapidement augmenté au cours des deux années qui ont suivi, et le nombre de jeunes qui se sont immergés dans cet univers a crû fortement.

En outre, l’une des raisons principales derrière la dépendance aux médias sociaux au Japon a un rapport avec la religion. Dans les sociétés occidentales, la pratique chrétienne d’aller se confesser à l’église jouait le rôle de soupape psychologique au stress. Avec la baisse de fréquentation des églises, ce sont les psychanalystes et les psychothérapeutes qui ont pris le relais comme interlocuteurs à ceux qui ressentent le besoin de parler de leur stress.

Au Japon, où le christianisme est très minoritaire, les demandes de consultations en psychothérapie sont elles aussi peu fréquentes. En contrepartie, d’une certaine façon la libération psychologique du stress emprunte la voie des médias sociaux.

Les femmes plus fragiles à la « dépendance au lien » ?

Concernant la « dépendance au lien », notre étude montre que les taux sont plus élevés chez les femmes que chez les hommes. Ceci aussi est à mettre en parallèle avec un trait culturel japonais. Au début du XIe siècle, une dame de cour de l’époque Heian, Murasaki Shikibu, a écrit le plus ancien roman psychologique du monde, le Dit du Genji (Genji Monogatari). Depuis, la tradition de la « littérature de journal » écrit par des femmes s’est enracinée, comme le Journal de Sarashina ou le Journal d’une éphémère.

Après avoir analysé des contenus de blogs dans trois pays : États-Unis d’Amérique, Chine et Japon, je pense que les opinions politiques sont peu souvent avancées dans les blogs au Japon. La majorité des blogs japonais traitent des émotions personnelles dans le cadre de la vie quotidienne. Les Japonais, et tout particulièrement les Japonaises ont une très vieille tradition, consistant à décrire et analyser leurs ressentis devant les petits événements de la vie, comme si elles se les murmuraient à elles-mêmes. Il n’est pas impossible que cela ait un rapport sensible avec la fréquence d’utilisation des médias sociaux. Avant Internet, il y avait une coutume fréquente parmi les collégiennes et les lycéennes d’écrire leur journal et de l’échanger avec une ou plusieurs amies. Les médias sociaux ont en partie repris cette coutume.

C’est une tendance forte des groupes de femmes japonaises de tisser des relations interpersonnelles fortes. Par exemple, les amies avec qui on a l’habitude d’aller aux toilettes à l’interclasse seront appelées des « amies de toilettes » (toire-furendo). Chez les adultes, les mamans qui se sont connues en accompagnant leurs enfants à une même crèche ou une même école maternelle et se fréquentent en dehors s’appelleront des « mamans amies » (mama-tomo)

Les membres de ce type de groupes possèdent un très fort sentiment d’appartenance, et exigent d’elles-mêmes et des autres un très haut niveau de prévenance. Quand les médias sociaux occupent le cœur de leur moyen de communication, le temps de connexion s’allonge au point d’être ressenti comme un fardeau psychologique. Les messages perdent tout contenu et n’ont plus qu’une fonction purement phatique, signe que les femmes aussi commencent à tomber dans l’accoutumance aux médias sociaux.

Développer l’action éducative et les consultations de professionnels

Avec la popularité des smartphones, le temps global de connexion à Internet des Japonais continue d’augmenter. On peut craindre que de plus en plus de gens restent connectés en permanence hors période de sommeil avec la prochaine arrivée des appareils « wearable », qui se porteront sur soi comme une montre ou des lunettes.

Il est donc probable que le nombre de gens souffrant d’un syndrome de dépendance à Internet augmente encore, jusqu’à causer des difficultés à certaines personnes à assumer leur vie professionnelle ou familiale. Le problème est donc à considérer à un niveau individuel, mais également sociétal puisqu’il tendra à faire baisser la productivité.

À l’heure actuelle, aucune mesure efficace pour lutter contre la dépendance à Internet n’est élaborée, ni de façon curative, ni de façon préventive. Il convient donc dans l’immédiat de renforcer l’éducation dans le cadre scolaire, en expliquant les dangers et en les illustrant d’exemples. Il est également nécessaire de mettre en place une vigilance des signes avant-coureurs dans les familles, pour diriger éventuellement les enfants vers une consultation spécialisée. Malheureusement, il n’existe aujourd’hui que deux établissements de ce type. Le développement d’institutions professionnelles idoines sont également l’une des mesures dont la responsabilité incombe au gouvernement.

Les 20 critères pour diagnostiquer une dépendance à Internet :

1- Vous êtes-vous déjà aperçu que vous aviez passé un long moment sur Internet sans vous en rendre compte ?
2- Avez-vous déjà négligé une tâche familiale ou ménagère (cuisine, ménage, lessive, etc.) parce que vous étiez resté trop longtemps sur Internet ?
3- Avez-vous souhaité sacrifier un moment à passer avec vos amis ou votre époux/épouse pour continuer à consulter ou poster sur Internet ?
4- Vous faites-vous de nouveaux amis sur Internet ?
5- Votre entourage s’est-il déjà plaint du temps que vous passez sur Internet ?
6- Votre utilisation d’Internet vous a-t-elle déjà valu des échecs à l’école ou dans vos études ?
7- Le temps que vous passez sur Internet a-t-il une influence négative sur votre efficacité au travail ?
8- Choisissez-vous de vérifier vos mails ou votre compte sur un média social avant tout, même si vous avez autre chose à faire ?
9- Trouvez-vous un prétexte ou cachez-vous ce que vous faites quand quelqu’un vous demande ce que vous faites sur Internet ?
10- Vous connectez-vous à Internet pour ne pas avoir à réfléchir à certains soucis de votre vie quotidienne ?
11- Vous arrive-t-il d’attendre impatiemment la prochaine occasion de pouvoir vous connecter ?
12- Vous êtes-vous déjà senti angoissé à imaginer votre vie si vous ne pouviez plus utiliser Internet ?
13- Avez-vous déjà ressenti une frustration ou avez-vous répondu avec colère quand quelqu’un vous reprochait de passer trop de temps sur Internet ?
14- Prenez-vous sur votre temps de sommeil pour passer plus de temps sur Internet ?
15- Pensez-vous à ce que vous feriez sur Internet, ou vous voyez-vous en train d’utiliser Internet même quand vous faites autre chose ?
16- Répondez-vous « Encore un peu ! » quand on vous appelle alors que vous êtes sur Internet ?
17- Avez-vous du mal de réduire votre fréquence et votre durée d’utilisation d’Internet malgré vos efforts ?
18- Avez-vous déjà essayé de cacher votre fréquence et votre temps d’utilisation d’Internet aux autres ?
19- Avez-vous choisi d’utiliser Internet plutôt que de sortir avec quelqu’un ?
20- Vous êtes-vous senti déprimé ou frustré quand vous ne pouviez pas vous connecté, et ce sentiment a-t-il disparu dès que vous avez pu le faire ?

Répondez aux 20 questions en choisissant une réponse parmi « toujours, « fréquemment », « parfois », « rarement » ou « non ». Attribuez des points de 5 (toujours) et 1 (non) à vos réponses et faites le total. Si votre total est supérieur à 70 points, votre dépendance est forte ; de 40 à 69, dépendance moyenne ; de 20 à 39, faible.

Source : Young, KS (1998) Caught in the Net: How to Recognize the Sign of Internet Addiction and a Winning Strategy for Recovery (traduits à partir de la version japonaise établie par l’équipe du Pr. Hashimoto, l’Interfaculty Initiative in Information Studies de l’Université de Tokyo)

(D’après un original écrit en japonais le 25 octobre 2013)

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