Comment le Japon des entreprises a perdu sa « voix »

Économie

Le Nippon Keidanren, principale fédération japonaise d’organisations économiques et groupe de pression bien connu, a récemment rendu public le nom de l’homme qui allait devenir nouveau président — Sakakibara Sadayuki, président du groupe Toray —, mais seulement après que ceux sur qui s’étaient portés ses premier et deuxième choix eurent décliné cet honneur. Mori Kazuo propose ici un bilan de l’essor et du déclin du Keidanren, depuis la naissance de cette toute puissante « voix des grandes entreprises » jusqu’à l’enfoncement dans la stagnation qui l’a laissé en marge de la nouvelle économie japonaise.

À l’occasion de son assemblée générale du 3 juin de cette année, le Nippon Keidanren, connu comme la voix des grandes entreprises, va désigner son nouveau président : Sakakibara Sadayuki, le président du groupe Toray. L’organisation a dû faire appel à lui faute d’avoir pu confier le poste à l’un de ses vice-présidents en activité. M. Sakakibara, qui a été vice-président jusqu’en 2011, a cessé depuis lors de jouer un rôle actif dans la direction de l’organisation.

Sakakibara Sadayuki nommé le prochain président de l’organisation patronale japonaise (photo : Sankei Shimbun)

C’est la seconde fois d’affilée que le Keidanren déroge à la règle établie qui veut que la présidence revienne à l’un des vice-présidents en activité. Yonekura Hiromasa, l’actuel président, était lui aussi sur la touche il y a quatre ans, quand on lui a demandé de prendre la direction du Keidanren. (Il occupait alors le poste, essentiellement honorifique, de président de la Chambre des conseillers.) Bien qu’elle disposât de dix-huit vice-présidents entre lesquels choisir, la fédération a été contrainte de s’adresser ailleurs pour trouver un candidat à la succession de M. Yonekura.

Le président du Keidanren, une fédération d’organisations économiques réputée pour son influence économique et politique, était jadis officieusement considéré comme le « premier ministre du monde des affaires ». La difficulté que l’organisation a récemment rencontrée pour recruter un dirigeant adéquat en dit lourd sur le recul de son pouvoir et de son prestige au cours des deux dernières décennies.

On peut imputer ce recul à trois grands facteurs : premièrement le changement structurel qui affecte le monde politique et économique japonais, deuxièmement l’incapacité du Keidanren à formuler des principes et des politiques adaptés à ces nouvelles conditions et, troisièmement, le vieillissement des grosses légumes de la fédération et le déclin en termes de créativité et d’innovation qui en résulte au sommet de la pyramide.

Phase 1 : la construction du « triangle de fer »

Le Keidanren (jadis connu sous le nom de Fédération japonaise des organisations économiques) a été fondé en août 1946, à peu près un an après la fin de la seconde guerre mondiale, pour remplacer, avec une efficacité renforcée, les « associations de contrôle » qui avait aidé le gouvernement japonais à mobiliser les secteurs clés de l’industrie pendant la guerre. Le premier président du Keidanren, Ishikawa Ichirô (1885-1970), avait en fait été à la tête de l’Association de contrôle de l’industrie chimique, où son action lui avait valu le surnom de « dieu de la mobilisation industrielle ». Au début, le Keidanren avait pour unique fonction de faire connaître aux autorités d’occupation américaines et au gouvernement japonais les desiderata et les besoins du monde des affaires japonais, dévasté par la guerre.

Il aura fallu attendre 1956, année où Ishizaka Taizô (1886-1975), le président de Toshiba, a succédé à M. Ishikawa à la tête du Keidanren, pour que l’organisation ait véritablement du poids. Les forces conservatrices de la nation avaient fusionné en 1955 pour former le Parti libéral-démocrate du Japon, qui allait rester au pouvoir les 38 années suivantes, et le miracle économique de l’après-guerre était en cours. Président du Keidanren pendant la période de croissance rapide, M. Ishizaka a voulu faire en sorte que le monde des affaires parle d’une seule voix et s’est efforcé de promouvoir la libéralisation des échanges et de l’investissement.

Sur la scène internationale, la guerre froide sévissait et, au niveau régional, le Japon était devenu un champ de bataille essentiel dans le conflit politique et idéologique opposant les blocs de l’Est et de l’Ouest. Inquiet à l’idée que les socialistes puissent accéder au pouvoir, le Keidanren a commencé à servir d’intermédiaire pour les dons politiques, en canalisant vers les caisses du PLD les fonds versés par les entreprises pour payer les « coûts de la préservation du système capitaliste ». À cette époque, c’était invariablement le président du PLD qui était premier ministre, et le soutien financier que le Keidanren accordait au parti au pouvoir conférait à l’organisation une influence considérable sur le plus haut responsable de la nation. La poigne dont M. Ishizaka a fait montre pendant les douze années de sa présidence lui a alors valu le titre de « premier ministre du monde des affaires ».

Entré tardivement dans le capitalisme industriel, le Japon a compté essentiellement sur sa bureaucratie pour planifier et contrôler l’activité économique, et ce depuis son émergence en tant qu’État moderne à l’ère Meiji (1868-1912). Sous le règne du PLD, l’influence des fonctionnaires sur la conduite et le sort des grandes entreprises a continué de s’exercer par le biais de ressorts non statutaires tels que la « guidance administrative ». Dans le même temps, ces mêmes fonctionnaires étaient assujettis aux pressions des politiciens disposant du pouvoir législatif. Et, dans la mesure où elles constituaient l’une des sources principales de financement du PLD, les grandes entreprises exerçaient tout naturellement une influence sur les politiciens de ce parti. Durant la période de croissance rapide du Japon, ce « triangle de fer » — emprise de la bureaucratie sur l’industrie, du parti au pouvoir sur la bureaucratie et de l’industrie sur le PLD — a aidé ce dernier à se maintenir au pouvoir et joué en coulisses un rôle central dans le processus décisionnel. Le Keidanren avait quant à lui la haute main sur le côté affaires de ce triangle de fer.

Phase 2 : L’essor des industries manufacturières et l’âge d’or de Japan Inc.

Une autre grande organisation économique a vu le jour dans les années qui ont suivi la guerre : le Nikkeiren (Fédération japonaise des associations d’employeurs), fondé en 1948 pour en découdre avec le courant radical du mouvement ouvrier apparu approximativement à la même époque. Par la suite, à mesure que la croissance rapide poussait les salaires à la hausse et que le syndicalisme radical reculait à l’arrière-plan, une ère d’étroite collaboration entre les syndicats et le patronat s’est instaurée sous la tutelle du Nikkeiren.

Sakurada Takeshi (1904-1985), président et directeur général de Nisshinbô Industries, a occupé pendant trois décennies divers postes clés à la tête de l’organisation, avant de se retirer en 1979. Chez les politiciens comme dans le monde des affaires, M. Sakurada avait une réputation d’homme de principes allant droit au but. L’un comme l’autre, MM. Ishizaka et Sakurada ont exercé une forte emprise tout au long des années où le Japon s’est affirmé comme une superpuissance économique grâce à l’essor de ses exportations dans le secteur manufacturier.

Le pouvoir et le prestige des grandes entreprises ont culminé dans les années 1980, quand le Japon s’est imposé comme la seconde puissance économique mondiale et a commencé à rattraper les États-Unis. En vérité, les Japonais aimaient alors à remarquer qu’ils avaient un gouvernement de troisième zone mais une économie de premier ordre. Au cours de ces années, les dirigeants qui se relayaient à la tête du Keidanren se recrutaient au sommet de la hiérarchie des plus prestigieuses entreprises — des sociétés comme Nippon Steel, Toyota et TEPCO. Pour être éligible à ce poste, un dirigeant d’entreprise devait disposer d’une équipe d’au moins cent employés dans une société qui s’était taillé une place au sommet de l’appareil du Keidanren à coup de généreuses contributions annuelles et autres dons politiques. Ces critères excluaient de facto toute candidature qui ne venait pas des rangs des plus grosses entreprises.

Nombre de sociétés membres situées plus loin dans la chaîne alimentaire survivaient en fournissant à ces poids lourds des matériaux et des pièces détachées ou en transportant et distribuant leurs produits. L’empressement des agents subalternes à se conformer aux politiques décidées par le président était d’autant plus assuré si ce dernier était le PDG d’un de leurs plus gros clients.

La mondialisation et les derniers jours de Japan Inc.

Les fondements de la puissance politique du Keidanren ont commencé à se désintégrer dans les années 1990, avec le grand bouleversement de l’édifice politique et économique du Japon consécutif à l’effondrement de l’économie de bulle et à la fin de la guerre froide.

Sur le front politique, le monopole que le PLD exerçait depuis longtemps sur le pouvoir a pris fin en 1993 avec l’arrivée au pouvoir d’une coalition de huit partis menée par le premier ministre Hosokawa Morihiro. Dans ce contexte nouveau et incertain, le Keidanren a choisi de renoncer pour un temps à solliciter les contributions de ses membres pour les redistribuer aux politiciens. Plus tard, après le retour du PLD au pouvoir, il a renoué avec son rôle de collecteur de fonds, mais sur une base quelque peu différente, en se limitant à « recommander » le ou les partis que leurs lignes politiques rendaient aptes à recevoir les contributions des adhérents. Après la victoire électorale remportée en 2009 par le Parti démocratique du Japon, qui s’était engagé à mettre fin aux dons des entreprises, le Keidanren a de nouveau interrompu ses activités de collecte de fonds.

La crise économique n’a pas attendu l’éclatement de la bulle des années 1980. En fait, l’appréciation rapide du yen au lendemain de l’Accord du Plaza, signé en 1985, a précipité le Japon tête la première dans l’ère de la mondialisation, à mesure que les entreprises manufacturières délocalisaient leur production à l’étranger et se lançaient dans des fusions et acquisitions en séries en vue de rester compétitives sur la scène internationale. Dans le même temps, les importations en provenance des pays nouvellement industrialisés ont connu un essor spectaculaire et l’exode des emplois manufacturiers a continué, tandis que le secteur des services et celui de l’information s’emparaient d’une part grandissante de l’économie.

À mesure que la nation plongeait dans la récession et la déflation consécutives à l’éclatement de la bulle économique, il est devenu de plus en plus clair que le « triangle de fer » et les accords collusoires qui allaient de pair faisaient obstacle à la déréglementation et à la relance de l’économie. Bref, l’heure du démantèlement de « Japan Inc. » était arrivée.

Tous ces changements ont grandement entamé la raison d’être du Keidanren. Maintenant que la guerre froide n’est plus qu’un lointain souvenir, le soutien financier accordé au PLD ne peut plus se justifier comme étant le prix à payer pour garder une économie libre. Le Keidanren est aussi en train de devenir obsolète dans son rôle de groupe de pression, dans la mesure où les entreprises japonaises sont moins tributaires de son intercession, étant donné la part de leurs activités qu’elles ont transférée à l’étranger. Outre cela, la place des entreprises manufacturières, qui continuent d’exercer leur contrôle sur l’organisation, ne cesse de diminuer au sein de l’économie de la nation. En tant que président d’un groupe qui fabrique des fibres synthétiques et des matières plastiques, M. Sakakibara est certes en droit de penser que « la fabrication alimentée par l’innovation est la colonne vertébrale du Japon », mais la progression des activités de service et d’information n’en reste pas moins continue.

Atrophie et indécision

En 2002, le Keidanren a fusionné avec le Nikkeiren, qui recrutait ses adhérents dans un milieu très similaire, dans l’idée de constituer un grand lobby japonais des affaires plus léger et plus rationel. Mais sa structure hiérarchique et ses pratiques organisationnelles périmées — fruits de 70 ans d’histoire — restent profondément enracinées. Aujourd’hui encore, le sommet du Keidanren est sous la coupe de la « vieille garde » du patronat japonais, autrement dit les dirigeants des plus grandes entreprises manufacturières, chimiques et énergétiques, des sociétés aux noms prestigieux issues des conglomérats zaibatsu d’avant-guerre et de la crème des banques et des maisons de titres. Il arrive fréquemment que la transmission des postes de direction se fasse sur un mode héréditaire, d’un dirigeant à son successeur dans la même entreprise.

Outre cela, la présidence du Keidanren, les vice-présidences et d’autres responsabilités de haut niveau sont presque toujours confiées à des dirigeants âgés, qui ont cessé de jouer un rôle actif dans les affaires de leur entreprise et occupent des postes à caractère essentiellement honorifique telles que président ou conseiller du conseil d’administration. M. Yonekura, président actuel du Keidanren et président de Sumitomo Chemical, a 77 ans, soit près d’une génération d’écart avec le premier ministre Abe Shinzô, âgé de 59 ans. Quant au vice-président Kawamura Takashi, le président de Hitachi, âgé de 74 ans, originellement pressenti pour succéder à M. Yonekura, il a fermement décliné cet honneur en prenant prétexte de son âge. « Le Keidanren ne doit pas se transformer en un cercle de vieillards », a-t-il dit. En ce qui concerne M. Sakakibara, qui a été désigné pour être président, il a 71 ans.

L’âge avancé de ses dirigeants constitue un problème pour le Keidanren depuis les années 1970. La solution pour y remédier a consisté à renforcer les responsabilités administratives du Secrétariat, dont le fonctionnement est assuré par une équipe d’employés à temps plein. Quand le patron d’une société adhérente doit prendre la parole devant une commission du Keidanren, le Secrétariat lui fournit le texte écrit de son intervention et n’hésite pas à le reprendre s’il s’écarte un peu trop du manuscrit. Nakamura Yoshio, qui est à la tête du Secrétariat, a pris la présidence du très important Comité des affaires politiques — en plus de ses fonctions de vice-président et directeur général du Keidanren — en l’absence de tout autre candidat à cet emploi parmi les entrepreneurs adhérents à l’organisation. À mesure du vieillissement de ses dirigeants, le Keidanren est tombé sous la coupe de sa propre bureaucratie.

Handicapé par l’âge avancé de ses dirigeants et par l’emprise des bureaucrates, le Keidanren n’a toujours pas réussi à formuler une ligne de conduite pour l’économie japonaise de demain. D’où le manque de cohérence des positions prises récemment par la fédération. Parlant de la politique d’assouplissement monétaire promue par le premier ministre Abe et mise en œuvre par son délégué, le gouverneur de la Banque du Japon Kuroda Haruhiko, le président Yonekura a commencé par la qualifier d’« imprudente », avant de faire volte-face et de se transformer en ardent partisan de cette même politique dès que M. Abe a exprimé son mécontentement.

Exaspéré par la rigidité et la stagnation du Keidanren, Mikitani Hiroshi, président du géant du commerce électronique Rakuten, s’est retiré de la fédération en 2011 pour fonder l’Association japonaise de la nouvelle économie, une organisation axée sur le commerce électronique. La rébellion du Rakuten a renforcé l’impression très répandue que la hiérarchie du monde des affaires de la vieille économie — incarnée par la direction du Keidanren — est en train de se désagréger lentement. Les récents problèmes de succession à la tête du Keidanren constituent un signe supplémentaire de la caducité croissante de l’organisation, ainsi que du malaise et de l’absence de direction dont elle souffre depuis la fin de l’ère Japan. Inc.

M. Sakakibara, le prochain président, est un homme de talent doublé d’un dirigeant d’entreprise accompli, mais les défis qu’il va devoir relever à la barre du Keidanren s’annoncent formidables. Réformer une organisation frappée d’une telle inertie n’est pas une tâche aisée. Et il reste à voir si M. Sakakibara sera en mesure d’exercer une véritable autorité sur le Keidanren, compte tenu de la taille de la société qu’il dirige. En effet, les ventes de Toray ne dépassent guère 1 600 milliards de yens, un chiffre bien inférieur au montant de 10 000 milliards que certains membres considèrent comme approprié pour la société dont est issu le président du Keidanren. À la fin du mois de janvier, la capitalisation boursière de Toray était estimée à la moitié environ de celle du renégat Rakuten.

Le seul espoir qu’il reste aujourd’hui à la fédération réside dans un acte audacieux de destruction créative. Le Keidanren est une organisation qui survit à son rôle historique. Pour retrouver un semblant d’utilité, il faut qu’il adopte une nouvelle mission et reparte à zéro.

(D’après un original écrit en japonais le 2 février 2014.)

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