La hausse du salaire de base conduira-t-elle à une amélioration de la conjoncture ?

Politique Économie

Lors de la rencontre avec les représentants des dirigeants d'entreprises et des syndicats tenue en décembre dernier, le gouvernement a préconisé une augmentation du salaire de base, et non une simple augmentation des deux bonus annuels. Par suite, les principales entreprises japonaises ont répondu favorablement dans le cadre des traditionnelles négociations de printemps sur les salaires. Quelle signification aura pour l'économie japonaise cette augmentation « impulsée » par le premier ministre ? Harada Yutaka, professeur d'économie à l'université Waseda et chercheur invité à la Tokyo Foundation, l'explique.

Une augmentation globale supérieure à 2 % cette année

Les grandes entreprises japonaises ont toutes répondu, avant la fin de mars, aux demandes d'augmentation formulées par les syndicats dans le cadre du traditionnel cycle de négociations de printemps. D'après la note du Keidanren (Fédération des organisations économiques japonaises) sur ce sujet du 16 avril dernier, la hausse moyenne des salaires accordée par les deux parties à partir d'avril 2014 atteint 2,39 %. Cela inclut l'augmentation annuelle régulière, mais si l'on tient compte du fait que la hausse moyenne des salaires de l'an passé se montait à 1,88 %, on peut en déduire que l'augmentation de base est cette année de l'ordre de 0,51 %. Au Japon, comme nous allons le voir plus loin, on distingue en effet entre l'augmentation « régulière » et l'augmentation « de base », ne trouvant pas forcément d’équivalent dans les systèmes de salaire dans d’autres pays.

La note du Keidanren ne concerne cependant que les plus grandes entreprises. Pour avoir une vision plus complète, il faut attendre la publication par le ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales, des données sur les augmentations résultant du cycle de négociations de printemps dans les principales entreprises privées. Les seules données disponibles à l'heure actuelle sont les prévisions de la fondation Institute for Labor Administration. Elles se sont jusqu'à présent généralement avérées exactes. Pour cette année, le chiffre retenu étant 2,07 %, il est permis de penser que globalement l'augmentation dépassera les 2 %.

Augmentation « de base » et augmentation « régulière »

Les salariés des générations qui ont fait leur entrée dans la vie active avant 1990 comprennent ce dont il s'agit, mais il est utile de rappeler ce que sont ces deux augmentations, puisque les entreprises japonaises ont cessé de pratiquer l'augmentation « de base » depuis l'éclatement de la bulle financière de l'économie japonaise au début des années 1990.

L'augmentation « de base » n'est pas une simple augmentation du traitement, mais une hausse de la partie de la rémunération qui est le salaire de base. Les entreprises japonaises utilisent un système de rémunération dans lequel le salaire augmente en fonction de l'ancienneté. C'est ce que l'on désigne par augmentation « régulière ». La figure 1 illustre le salaire en fonction de cette augmentation.

Dans cette figure, on voit que le salaire à 30 ans et de 280 000 yens, et de 285 000 yens un an plus tard : il s'agit de l'augmentation à l’ancienneté, indiquée par la flèche rouge A. Mais en 2014, les salaires de tous les employés, quelle que soit leur ancienneté, seront augmentés de 3 000 yens, ce qui est la partie correspondant au salaire de base (flèche bleue B).

Les deux augmentations entraînent une hausse du coût du travail mais les entreprises sont en général moins favorables à la hausse du salaire de base. En effet, dans le cas de l'augmentation régulière à l’ancienneté, ni la masse salariale ni le salaire moyen ne change dans la mesure où une entreprise recrute chaque année le même nombre d'employés, puisque ceux qui ont atteint l'âge de partir à la retraite le feront (bien sûr, si le nombre de nouvelles recrues augmente chaque année, le salaire moyen baisse, et s'il diminue, il monte).

Mais dans le cas d'une augmentation de base, le salaire moyen augmente, ce qui entraîne évidemment une augmentation de la masse salariale. Les entreprises ont souffert depuis l'éclatement de la bulle de la hausse rapide du yen ou du recul de la demande et elles ont souhaité, dans la mesure du possible, éviter les augmentations de base qui font nécessairement pression sur la gestion des entreprises, puisqu'elles entraînent une hausse des frais fixes, en leur préférant une revalorisation des bonus lorsque leurs profits progressaient. Elles ont donc évité d'en offrir à leurs salariés, et cela explique que les journaux aient fait leurs gros titres de l'augmentation de base de ce printemps en soulignant qu’il s’agissait d’une première depuis 20 ans.

Une augmentation « impulsée » par le Premier ministre ?

Le rôle joué par le Premier ministre dans cette augmentation attire l'attention. Il s'explique par les critiques exprimées par les médias et l'opposition vis-à-vis de la « première flèche » des Abenomics, destinée à faire repartir l'économie en sortant de la déflation grâce à des mesures d'assouplissement monétaire. Pour ces critiques, ces mesures qui ont fait repartir les prix à la hausse ont rendu la vie des Japonais plus difficile puisque les salaires ne progressaient pas.

Le gouvernement a alors établi l'an dernier une nouvelle instance, la conférence des représentants du gouvernement, des dirigeants d'entreprises et des syndicats, dans le but de rassembler les partenaires sociaux autour de l'ambition gouvernementale de permettre une amélioration de l'économie. Dans le cadre de cette instance, il a demandé aux dirigeants d'entreprises d'offrir une augmentation des salaires pour partager les profits obtenus grâce aux corrections apportées à la parité du yen et à la reprise de l'économie. Il a d'ailleurs été critiqué pour se mêler d'un sujet qui ne le concernait pas, puisque les salaires doivent être discutés entre patrons et syndicats. Je partage ce sentiment.

Mais dire que cette augmentation de base a été impulsée par le gouvernement n'est pas toute la vérité. Le fait est que la conjoncture s'est améliorée, que les secteurs de l'économie où les conditions de travail sont mauvaises ont aujourd'hui des difficultés à trouver la main d'œuvre nécessaire. D'ailleurs les entreprises ne sont certainement pas dociles au point d'augmenter les salaires pour faire plaisir au gouvernement. Il est permis de penser qu'elles disent aujourd'hui avoir collaboré avec le gouvernement, alors qu'en réalité, elles n'avaient d'autre choix que d'augmenter les salaires.

Si les salaires n'ont pas progressé jusqu'à présent, c'est que les entreprises n'ont pas recruté en CDI mais en CDD. Il est en effet compliqué pour une entreprise confrontée à une mauvaise conjoncture de se débarrasser d'employés en CDI. Lorsqu'elles n'ont pas confiance en la durée d'une amélioration de la demande, elles préfèrent embaucher en CDD.

Comme le salaire versé à ces employés en CDD est plus bas que celui de ceux en CDI, les salaires baissent lorsque la proportion de CDD augmente. Le fait que les employés en CDD soient moins bien payés que ceux en CDI pour le même travail est un grave problème en soi, mais on peut l'attribuer en partie au fait que les employés en CDD travaillent moins d'heures sur une base mensuelle que ceux en CDI. Si l'on tient compte de cela, la conclusion que le salaire devrait être pensé en termes de salaire horaire s'impose. Déterminer si les salaires augmentent nécessite de connaître les salaires horaires, mais il n'existe pas au Japon de données officielles à ce sujet. Les enquêtes statistiques mensuelles sur l'emploi du ministère du Travail fournissent cependant des informations sur les salaires mensuels incluant les montant pour les heures supplémentaires, et sur le nombre d'heures travaillées, y compris les heures supplémentaires. Diviser les gains salariaux par le nombres d'heures travaillées permet de calculer le salaire horaire. Comme le total des gains salariaux comprend les bonus, les montants sont plus élevés les mois où les bonus sont payés. Si l'on considère les données ajustées en fonction de ces changement saisonniers, on peut appréhender l'évolution du salaire horaire mensuel.

Le nombre d'heures travaillées en hausse depuis le lancement des Abenomics

La figure 2 montre l'évolution des gains salariaux, du nombre d'heures travaillées, du salaire horaire, du nombre total d'heures travaillées et du salaire total depuis 1990 jusqu'à aujourd'hui (2010 = 100). Le nombre d'heures total représente les heures travaillées multipliées par le nombre d'employés, et indique le total des heures travaillées par tous les employés. Les gains salariaux, les heures travaillées, et le salaire horaire figurent par salarié, tandis que le nombre d'heures total et le total des salaires représentent le total de tous les employés.

Si l'on considère l'évolution à partir de décembre 2012, c'est-à-dire à partir du moment où les Abenomics ont été lancées, les variations d'un mois sur l'autre pour des gains salariaux, des heures travaillées, du salaire horaire sont trop importantes pour permettre de comprendre s'ils augmentent ou diminuent. Mais le nombre d'heures total et le total des salaires augmentent depuis cette date. Ce qui revient à dire que jusqu'au début de 2014, les salaires n'ont pas augmenté, mais le total des salaires est en hausse parce que l'emploi progresse. Si le total des salaires augmentaient purement, l'ensemble des Japonais devraient ressentir l'amélioration.

Il faut attendre de disposer de données à plus long terme à ce sujet pour pouvoir en dire plus. Cependant, comme on prévoit que les salaires vont augmenter à partir d'avril 2014, le salaire horaire devrait lui aussi progresser. Par ailleurs, si l'on considère ces informations dans une perspective longue, on découvre un autre fait du plus haut intérêt.

Une augmentation déraisonnable des salaires conduit à un ralentissement de l'économie

Tournons-nous à nouveau vers la figure 2, et intéressons-nous à la période 1990-1997 : les gains salariaux progressent, alors que les heures travaillées diminuent. Le salaire horaire obtenu en divisant la rémunération totale par le nombre d'heures travaillées progresse plus rapidement que le montant de la rémunération totale. Entre 1990 et 1998, le salaire horaire et la rémunération totale ont progressé respectivement de 23 et 25 %. Pendant la même période, la conjoncture s'est détériorée à de nombreuses reprises, et le PIB nominal n'a progressé que 15 %. Si seuls les salaires progressent dans un contexte économique défavorable, les profits diminuent, les dépenses d'investissement baissent, et bien entendu l'économie stagne. C'est une des raisons de la stagnation de l'économie japonaise depuis 1990.

Ensuite, les salaires ont baissé, puis se sont stabilisés vers 2002. Il y a eu une correction des salaires qui étaient jusqu'alors trop élevés. La conjoncture s'est en conséquence améliorée, et l'économie japonaise a retrouvé un rythme annuel de croissance de l'ordre de 2 %, pour s'arrêter à nouveau avec la faillite de Lehman Brothers et ses conséquences. Aujourd'hui, elle est en train de se relever avec les Abenomics.

On comprend de tout cela qu'une augmentation des salaires contraire à la réalité de la situation économique conduit à une stagnation de l'économie. En d'autres termes, augmenter les salaires de manière déraisonnable peut avoir un effet néfaste sur l'économie. Les salaires ont augmenté sous le gouvernement Koizumi à une époque où la croissance de l'économie n'était pas ressentie. Pour assurer la continuité de l'amélioration de la conjoncture grâce aux Abenomics, mieux vaut d'abord attendre que le taux de chômage baisse grâce à la reprises de la conjoncture immédiate, et ensuite que les salaires augmentent en raison de la pénurie de main d'œuvre.

(D’après un texte original en japonais du 23 avril 2014. Photo de titre : Jiji Perss)

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