Réformer l’impôt sur les sociétés en élargissant son assiette fiscale

Politique Économie

La baisse de l’impôt sur les sociétés constitue l’un des piliers de la stratégie de croissance du premier ministre Abe. Morinobu Shigeki, spécialiste de la fiscalité et ancien fonctionnaire du ministère des Finances, soutient qu’on peut compenser la diminution des recettes liées à cet impôt par un élargissement de son assiette et souhaite que le Japon aille encore plus loin dans la réforme de l’impôt sur les sociétés.

Le deuxième taux le plus élevé au monde

Le dernier train de réformes économiques du premier ministre Abe Shinzô, approuvé par le gouvernement le 24 juin 2014, propose de ramener le taux effectif de l’impôt sur les sociétés sous la barre des 30 %, afin d’encourager les entreprises étrangères à investir davantage au Japon tout en renforçant la compétitivité de l’industrie japonaise.

La course à la baisse des taux de l’impôt sur les sociétés, qui a commencé en Europe de l’Est dans les années 1990, après la fin de la guerre froide, a fini par gagner le reste du monde. Dans les pays appartenant à l’Organisation de coopération et de développement économiques, la baisse du taux a atteint 20 points de pourcentage en moyenne en vingt ans.

Le Japon n’est pas resté à la traîne, puisqu’il a baissé son taux en 1998, 1999 et de nouveau en 2012, mais il n’en demeure pas moins à plusieurs points de pourcentage au-dessus des autres pays industrialisés et à dix points de plus que les autres pays asiatiques. Aujourd’hui, il se classe au deuxième rang mondial, juste derrière les États-Unis, par l’élévation de son taux d’impôt sur les sociétés.

Le niveau comparativement élevé du taux de l’imposition et des prix de l’énergie au Japon a entraîné une hausse du coût des activités sur son territoire. Ce facteur, associé à la longue surévaluation du yen, a poussé bien des entreprises — en premier lieu celles qui affrontent la concurrence mondiale — à se délocaliser, avec la désindustrialisation et les pertes d’emplois qui en ont résulté dans les régions écartées du Japon. La décision du gouvernement Abe de baisser le taux vise à restaurer la compétitivité du Japon en tant que lieu d’activités commerciales et à endiguer la vague de la désindustrialisation et des pertes d’emplois.

La baisse du taux ne suffit pas

En ce sens, la baisse du taux de l’impôt sur les sociétés relève moins d’une politique volontariste que d’une réaction à l’évolution de l’environnement commercial. L’impact qu’elle aura sur l’investissement productif des entreprises japonaises et sur l’installation d’entreprises étrangères dans l’Archipel dépendra des stratégies de croissance adoptées dans le futur. Si le Japon considère que ses principaux rivaux sont les pays asiatiques, il doit baisser le taux effectif de l’impôt sur les sociétés de quelque 10 points pour le ramener aux environs de 25 %.

L’opinion publique varie selon les générations

Les résultats d’un sondage mené du 27 au 29 juin par le quotidien Nihon Keizai Shimbun et TV Tokyo (publié dans le journal du matin du 30 juin) sur la baisse du taux de l’impôt sur les sociétés, mettaient à égalité les opinions favorables et hostiles, avec 40 % des réponses dans les deux cas. Les jeunes générations étaient plutôt pour la baisse, avec 56 % de réponses favorables dans la tranche d’âge des 20-30 ans, et 26 % de voix contre, alors que les chiffres correspondant étaient de 37 % et de 45 % chez les plus de 60 ans.

L’une des raisons de la forte opposition du public à la baisse du taux réside probablement dans la hausse de la taxe sur la consommation récemment décidée en vue de compenser les coûts du vieillissement de la population, hausse qui a incité les consommateurs à se demander pourquoi ils doivent payer plus alors que les entreprises paient moins — d’autant que les bénéfices économiques de la baisse du taux de l’impôt sur les sociétés n’ont pas été établis de façon convaincante.

Les réticences du public ne pourront être levées que par une explication claire des politiques conçues pour minimiser une éventuelle insuffisance des recettes grâce à l’élargissement de l’assiette fiscale, principalement en ce qui concerne l’impôt sur les sociétés, et pour réformer les aspects de la fiscalité des entreprises qui font l’objet de critiques.

En vérité, les Politiques fondamentales pour la gestion et la réforme de l’économie et de la fiscalité — la stratégie de croissance annoncée le 24 juin par M. Abe — stipulent explicitement que le taux effectif de l’impôt sur les sociétés va bien diminuer progressivement pendant plusieurs années pour descendre sous la barre des 30 %, mais elles disent aussi que cette baisse s’accompagnera de mesures — telles que l’élargissement de l’assiette fiscale en vue de garantir un apport constant de recettes — destinées à éviter que celles-ci viennent à manquer et que la progression, étroitement surveillée, vers l’objectif d’équilibre du solde primaire à l’horizon de l’exercice budgétaire 2020 soit entravée.

La réévaluation des « Mesures fiscales spéciales »

Parmi les mesures envisagées pour élargir l’assiette de l’impôt figurent un réexamen des déductions pour amortissement et une réévaluation de diverses « Mesures fiscales spéciales » destinée à répondre à certains besoins spécifiques. Bien des voix se sont élevées pour insister sur la nécessité de revoir ces mesures, que la Commission fiscale du gouvernement se propose de remanier de fond en comble.

En fait, la Commission prône (1) l’abolition, par principe, des mesures assorties d’un délai dès l’expiration de celui-ci, (2) la définition de dates d’expiration pour les mesures dont les durées ne sont pas spécifiées ainsi que la redéfinition des priorités des objectifs auxquels elles visent et (3) une réévaluation drastique, voire une suppression, des mesures qui ne concernent qu’un petit éventail d’entreprises.

Nombre des mesures d’incitation dont il est question ont été adoptées pour des périodes limitées, dans l‘idée de sortir le Japon de la déflation. Maintenant que celle-ci est dans une large mesure surmontée, il est tout naturel de les abolir. Jadis, toutefois, il est fréquemment arrivé que de semblables mesures aient été maintenues une fois leurs objectifs atteints. Dans sa déclaration, la Commission indique son intention de mette un terme à cette mauvaise habitude et de restaurer la confiance du public dans la politique fiscale de la nation.

Une loi destinée à renforcer la transparence, adoptée quand le Parti démocrate du Japon était au pouvoir, permet d’ores et déjà de supprimer, sous certaines conditions, les mesures qui n’ont plus un vaste champ d’application. Cette loi représente un pas dans la bonne direction, et il faut la mettre résolument à contribution.

À bien des égards, ces mesures sont un reliquat du « triangle de fer » de l’après-guerre, autrement dit de la collusion entre les fonctionnaires, les politiciens et les grandes entreprises. Et c’est exactement l’endroit où M. Abe doit appliquer son « foret » pour transpercer les intérêts acquis qui font obstacle aux réformes structurelles.

La nécessité d’une réforme structurelle

Pour finir, j’ajouterais qu’il ne suffira pas de diminuer le taux de l’impôt sur les sociétés. Ce dont l’économie japonaise a besoin, c’est de réformes structurelles appliquées au régime d’imposition des entreprises afin que l’ensemble de la politique fiscale du gouvernement retrouve la confiance du public.

Il faudra pour cela rogner certains allégements fiscaux dont bénéficient aujourd’hui diverses entreprises d’intérêt général, notamment les organismes d’aide sociale, largement épargnés par les réformes mises en place entre 2000 et 2008. Compte tenu des changements survenus dans l’environnement où évoluent les entreprises d’intérêt général, il conviendrait de revoir le traitement fiscal préférentiel qui leur est accordé — même quand elles ne sont pas à but lucratif — dans l’idée de les mettre sur un pied d’égalité avec les groupes privés offrant les mêmes services.

Promouvoir la croissance et l’assainissement des finances publiques

Il y aura sans doute beaucoup d’économistes pour recommander que le manque à gagner résultant d’une réduction du taux de l’impôt sur les sociétés soit compensé par un supplément de recettes généré par la politique de croissance économique — l’« Abenomics » — menée par le premier ministre.

Nombre de pays de l’ancien bloc soviétique, nous l’avons vu, ont baissé leurs taux d’imposition des sociétés après la guerre froide, pour encourager l’investissement des entreprises d’Europe de l’Ouest. L’Allemagne, la France et d’autres pays industriels ont réagi en réduisant radicalement leurs propres taux, déclenchant par la même occasion une guerre de la baisse des taux.

Dans bien des pays membres de l’Union européenne, les recettes de l’impôt sur les sociétés exprimées en pourcentage du produit intérieur brut ont augmenté en dépit de la baisse des taux — phénomène qui a été baptisé « paradoxe de l’impôt sur les sociétés ». Certains en ont déduit qu’il n’est pas exclu que les recettes augmentent au Japon même en cas de baisse des taux.

Des déclarations officielles de l’Union européenne attribuent ce paradoxe au fait que (1) la baisse du taux (statutaire) s’est accompagnée d’un élargissement de l’assiette fiscale et que (2) la baisse des taux et les stratégies de croissance appliquées par les pays membres ont stimulé l’esprit d’entreprise et, par voie de conséquence, l’activité économique. La décision, prise par nombre de travailleurs indépendants à la suite de la baisse des taux, d’inscrire leurs activités dans le cadre d’une société, a sans doute constitué un facteur supplémentaire.

Cette précieuse expérience nous apprend que les politiques de relance de la croissance économique peuvent aller de paire avec les mesures d’assainissement des finances publiques, pour peu que la réduction de l’impôt sur les sociétés soit accompagnée d’un élargissement de son assiette fiscale et la mise en œuvre d’une stratégie de croissance. Autrement dit, le déclenchement du paradoxe de l’impôt sur les sociétés passe par une stratégie de croissance audacieuse faisant appel à la déréglementation et à d’autres mesures susceptibles d’améliorer les résultats des entreprises, avec pour conséquence une augmentation du revenu des ménages, des dividendes et des gains en capital, et donc des recettes fiscales et du revenu national.

L’augmentation des recettes est le fruit d’une politique économique adéquate, et non pas sa condition préalable. Tant que la baisse du taux de l’impôt sur les sociétés vise à la fois à générer de la croissance et à assainir les finances publiques, il est légitime que toute aubaine provenant du paradoxe de l’impôt sur les sociétés soit utilisée à des fins d’assainissement des finances publiques.

(D’après l’original en japonais paru le 24 juillet 2014. Photo de titre : salariés à Ôtemachi, le quartier de Tokyo qui abrite le siège d’un grand nombre des plus grandes entreprises du Japon. Jiji Press)

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