Femmes de réconfort : les options du Japon en matière de politique étrangère

Politique

Que peut faire le gouvernement japonais pour résoudre le problème des femmes de réconfort ? S’en prendre aux mensonges des médias n’a pas beaucoup d’effet sur l’opinion internationale. Le seul choix qui lui reste est de se réconcilier avec les anciennes femmes de réconfort qui sont encore en vie.

La question historique et le contentieux territorial pèsent si lourdement sur les relations du Japon avec la Corée du Sud qu’on peut dire qu’elles sont hantées par le passé. À mon avis, le litige à propos des « femmes de réconfort » pourrait constituer le meilleur point de départ dans la recherche d’un rapprochement entre les deux pays. Non pas que ce soit un problème facile à régler, mais du fait que tous les autres sont bien trop compliqués. Certains signes me semblent en outre suggérer l’amorce d’une amélioration par rapport à la situation qui prévalait au début de l’année.

L’exaspération des États-Unis

En janvier, la situation paraissait désespérée. Le premier ministre Abe Shinzô avait effectué une visite surprise au sanctuaire Yasukuni le 26 décembre 2013 et le soutien à la révision de la déclaration de Kôno de 1993 – dans laquelle Kôno Yôhei, alors secrétaire en chef du cabinet, reconnaissait l’implication de l’armée dans la gestion des « maisons de confort » [dédiées à la prostitution] pendant la Seconde Guerre mondiale – gagnait du terrain au sein de l’opinion publique. Le lendemain de la visite du premier ministre à Yasukuni, le Parti de la Restauration du Japon annonçait qu’il allait lancer dès le début de la nouvelle année une campagne de signatures pour une pétition demandant le retrait de la déclaration de Kôno et, le 1er janvier 2014, le quotidien conservateur Sankei Shimbun publiait un article virulent contre la déclaration, accusée de tromper le public.

Ces faits ont manifestement exaspéré les États-Unis, qui nourrissaient l’espoir de rallier le Japon et la Corée du Sud à un partenariat conçu pour faire face à leur plus gros problème en Asie de l’Est : l’essor de la Chine. L’aggravation des relations déjà fort embrouillées de Tokyo et de Séoul sur la question de l’histoire était la dernière chose que souhaitait Washington.

Les 12 et 13 mars, Saiki Akitaka, vice-ministre administratif japonais des Affaires étrangères, a effectué une visite en Corée du Sud et, le 14 mars, le premier ministre Abe a annoncé devant la Commission budgétaire de la Chambre des conseillers que son gouvernement n’avait pas l’intention de réviser la déclaration de Kôno, ajoutant qu’il « s’en tenait à la position constante du gouvernement du Japon » et exprimant « ses condoléances et ses excuses sincères pour les femmes qui avaient subi des souffrances et des épreuves incommensurables ». Cette déclaration reprenait les termes qu’il avait employés en 2007 à l’occasion d’une conversation téléphonique avec le président George W. Bush, alors qu’il était sévèrement critiqué aux États-Unis pour avoir nié que des femmes eussent été forcées à se prostituer. C’est au cours de la même réunion de la commission budgétaire que Suga Yoshihide, le secrétaire en chef du cabinet, a noté qu’il allait falloir procéder à un réexamen du processus ayant conduit à la rédaction de la déclaration de Kôno, remarque qui a déterminé la suite des événements.

Entre temps, la réitération des « condoléances et excuses sincères » a eu des répercussions diplomatiques immédiates, comme en témoigne le sommet qui s’est tenu le 25 mars entre M. Abe, la présidente sud-coréenne Park Geun-hye et le président des États-Unis Barack Obama, qui a servi de médiateur à cette réunion trilatérale en marge du Sommet sur la sécurité nucléaire de La Haye. Peut-être le voyage effectué par M. Obama au Japon et en Corée du Sud en avril aurait-il été impossible sans ce premier pas. Ce voyage, en retour, a permis au processus de réconciliation de franchir une nouvelle étape, même si la remarque de M. Obama à Séoul assimilant la question des femmes de réconfort à une violation « terrible et flagrante » des droits de l’homme a menacé de raviver les tensions bilatérales.

La communauté internationale réagit fraîchement

L’étape suivante a consisté, comme l’avait promis le secrétaire en chef du cabinet Suga, en un réexamen du processus ayant conduit à la rédaction de la déclaration de Kôno, réexamen qui a débouché le 20 juin sur la publication d’un long document intitulé « Exposé détaillé sur les échanges entre le Japon et la République de Corée (RC) sur la question des femmes de réconfort ».

Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce rapport a été reçu fraîchement par la communauté internationale. Le ministère sud-coréen des Affaires étrangères a immédiatement exprimé son « profond regret », observant que le réexamen effectué par le gouvernement japonais allait « à l’encontre de son engagement à maintenir la déclaration » et ajoutant : « La déclaration de Kôno est un document que le gouvernement japonais a rédigé en s’appuyant sur ses propres recherches et jugements [...] Aux demandes réitérées de la partie japonaise, le gouvernement de la RC a simplement répondu par une présentation informelle de son point de vue. »

Dans un éditorial intitulé « Japan’s Historical Blinders » (les œillères historiques du Japon) le New York Times du 22 juin s’en est pris violemment au rapport, accusé d’exacerber les tensions avec Séoul, et mes amis américains m’ont informé que c’était en gros le même son de cloche qui prévalait à Washington, notamment à la Maison blanche et au département d’État. J’ai proposé au Times un « op-ed » dans lequel j’exprimais mon désaccord avec l’éditorial, mais il a été refusé. (Je signale incidemment qu’un article contenant l’essentiel de mes arguments figurera dans le prochain numéro spécial du East Asia Forum, publié par l’Université nationale australienne.)

L’opinion japonaise plus favorable à la déclaration

Contrairement à l’idée, exprimée à l’étranger, que le rapport d’enquête risquait de renforcer la position des « négationnistes » japonais, à Tokyo il a eu l’effet inattendu de faire progresser le soutien à la déclaration de Kôno, tant parmi ses détracteurs que parmi les sceptiques. La procédure de réexamen a montré qu’il n’entrait pas dans le propos de la déclaration de suggérer que des femmes avaient été physiquement contraintes à l’esclavage (autrement dit attrapées par la peau du cou et entassées dans des camions). Il a aussi établi que les représentants coréens ayant accepté de donner leurs points de vue étaient de consciencieux diplomates qui s’étaient contentés de faire leur travail. Outre cela, la formulation finale du texte a entièrement reposé entre les mains de ses rédacteurs japonais, lesquels n’ont jamais eu l’impression que la contribution des Coréens avait altéré le moindrement l’essence du rapport.

Kôno Yohei lui-même a immédiatement publié une déclaration corroborant les conclusions du rapport, déclaration dans laquelle il disait qu’il n’y avait rien pour lui à « ajouter ou retirer » et que tout dans le rapport était exact. C’est ainsi que le réexamen a permis à la déclaration de Kôno de connaître une seconde vie.

Le démenti du quotidien Asahi

Le débat sur les femmes de réconfort a connu un nouveau rebondissement avec la parution dans le Asahi Shimbun du 5 août d’une quadruple page dans laquelle la rédaction du quotidien annonçait qu’elle en était arrivée à la conclusion que le témoignage de 1982 dans lequel Yoshida Seiji déclarait qu’il avait contraint des femmes à se prostituer sur l’île de Jeju était une pure fiction, en conséquence de quoi elle désavouait les articles auxquels ce témoignage avait donné lieu.

Le témoignage de Yoshida, source principale du débat sur les femmes de réconfort, a contribué à forger l’image des chasses aux femmes auxquelles se seraient livrés les soldats japonais, telles qu’elles sont décrites dans l’ouvrage Sensô sekinin (Responsabilité de guerre, 1985) de Ienaga Saburô, dans le Rapport Coomaraswamy publié en 1996 par la Commission des droits de l’homme des Nations unies et dans la Résolution 121 prise en 2007 par la Chambre des représentants des États-Unis.

Le rejet du témoignage de Yoshida par le Asahi a incité Takaichi Sanae, alors présidente du Conseil de recherche politique du Parti libéral-démocrate, à demander à M. Suga de publier une nouvelle déclaration sur les femmes de réconfort, demande à laquelle le secrétaire en chef du cabinet a refusé d’accéder.

Se réconcilier avec les survivantes

Le moment est venu, me semble-t-il, pour le gouvernement Abe de faire les ouvertures diplomatiques nécessaires pour obtenir des avancées sur cette question, qui a eu des conséquences indésirables sur les relations du Japon non seulement avec la Corée du Sud mais encore avec l’ensemble de la communauté internationale. Il existe un certain nombre de pistes, que j’ai exposées à diverses occasions depuis 2007, sous le premier mandat de M. Abe.

La première consiste à chercher à se réconcilier avec les quelque 50 anciennes femmes de réconfort sud-coréennes encore en vie. En dernier lieu, elles sont les seules à pouvoir dire avec une autorité incontestable si les gestes accomplis par les Japonais sont ou ne sont pas satisfaisants. Il n’y a pas d’autre solution si l’on veut résoudre une fois pour toutes ce problème qui entrave la politique du Japon.

Dans les discussions que j’ai eues récemment avec des experts coréens, j’ai souvent eu l’occasion de constater à quel point il était indispensable que la partie japonaise formule ses remords de façon à vraiment toucher le cœur des survivantes, en des termes qui véhiculent les sentiments exprimés dans la déclaration faite le 14 mars par le premier ministre Abe devant la Diète. L’action concrète est un autre ingrédient essentiel. Le financement privé du Fonds pour les femmes asiatiques, chargé du dédommagement des anciennes femmes de réconfort, doit laisser place à une nouvelle formule, axée principalement sur un financement public. C’est au gouvernement Abe qu’il incombe de prendre ces deux initiatives, mais leur efficacité en termes de réconciliation reposera aussi sur la pleine coopération des autorités sud-coréennes.

Des monuments aux tensions bilatérales

Le second objectif qu’il ne faut pas perdre de vue si l’on veut résoudre ce conflit, c’est la nécessité d’éviter de se trouver dans une situation sans issue. Si la réconciliation avec les femmes de réconfort encore en vie venait à échouer, c’est avec le Chongdaehyop, ou Conseil des femmes enrôlées par le Japon à des fins d’esclavage sexuel pour l’armée – une organisation non gouvernementale qui considère le problème des femmes de réconfort comme emblématique des maux infligés par l’Armée impériale japonaise pendant la colonisation de la péninsule coréenne et refuse d’accepter la réconciliation tant que le Japon n’aura pas reconnu ses crimes et n’en aura pas assumé la responsabilité juridique – qu’il faudrait négocier. Or le Chongdaehyop est un groupe extrémiste qui a tenté de faire passer les 61 femmes ayant accepté les excuses formulées par le Fonds pour les femmes asiatiques, pour des parias qui avaient trahi les intérêts de la Corée du Sud. Si le Chongdaehyop devenait le principal porte-parole des femmes de réconfort, il est probable que la question ne trouverait jamais de solution.

Le troisième domaine où l’on pourrait envisager d’intervenir pour faire avancer les choses est celui des statues à la mémoire des femmes de réconfort qui sont en cours de fabrication aux États-Unis et ailleurs. C’est une question compliquée, qui relève peut-être davantage des politiques intérieures des pays où se trouvent les statues que des relations du Japon avec la Corée du Sud ; mais il est intéressant de remarquer que les premiers partisans de ces monuments sont des Coréens vivant à l’étranger, lesquels semblent désormais agir en concertation plus étroite avec des Chinois expatriés comme eux. Si l’on veut éviter que les tensions entre le Japon et la Codée du Sud ne deviennent une donnée permanente du paysage international, Séoul et Tokyo vont devoir parvenir à une réconciliation amicale.

La question de la coercition est un faux problème

Le quatrième facteur est lié à l’attitude à adopter face au manque de preuves à l’appui du rapt des femmes de réconfort, mis en évidence par le retrait du Asahi des articles basés sur le témoignage de Yoshida. Savoir si ces femmes ont été enrôlées de force ou amadouées n’est pas une question cruciale pour le reste du monde. Aux États-Unis, par exemple, l’opinion publique se préoccupe surtout de savoir comment réagiraient les Américains si c’étaient leurs filles qui se trouvaient à la place des femmes de réconfort. Peu leur importe que ces femmes aient été appâtées par des mensonges ou embarquées de force en camions.

C’est pourquoi le désaveu des articles par le Asahi n’a eu pratiquement aucun impact sur l’opinion mondiale. Ni d’ailleurs sur le monde des experts, où la véracité du témoignage de Yoshida sur l’enrôlement forcé était mise en doute depuis 1997, année de la publication des résultats des recherches de Hata Ikuhiko et Yoshimi Yoshiaki.

Dans la mesure où le démenti du Asahi se base sur des informations qui datent de près de 20 ans, son impact sur la question en soi des femmes de réconfort va sans doute rester limité. Là encore, il s’agit d’un problème intérieur, relatif au travail des médias au Japon, et le déroulement du conflit bilatéral n’en sera pas affecté.

La seule façon de résoudre la question, nous l’avons vu plus haut, consiste à parvenir à la réconciliation avec les quelque 50 survivantes. Cela exigera des efforts de la part des deux gouvernements, et le temps qui reste est compté.

(D’après un article original en japonais du 9 septembre 2014. Photo de titre : une statue à la mémoire des femmes de réconfort dressée devant l'ambassade du Japon à Séoul . Jiji Press) 

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