Quelle est la situation de l'emploi et du chômage au Japon ?

Économie Société

L’emploi au Japon est le théâtre d’une mutation de grande ampleur. Dans une société jadis célèbre pour son système d’emploi à vie, les positions permanentes deviennent de plus en plus rares, alors même que la menace d’une pénurie de main-d’œuvre à long terme se profile à l’horizon. Genda Yûji analyse ces changements en s’appuyant sur des données historiques et insiste sur la nécessité d’un nouveau paradigme de l’emploi qui rétablisse l’équilibre entre la stabilité et la flexibilité, tout en mettant à contribution le réservoir des travailleurs plus âgés.

De toutes les statistiques du travail, c’est peut-être le taux de chômage, défini comme le pourcentage des personnes sans emploi ou en recherche d’emploi au sein des actifs (l’ensemble des salariés et des sans emploi), qui fait l’objet de la plus grande attention. La figure 1 représente l’évolution du taux moyen de chômage au Japon depuis 1953.

Tout au long des années 1960, période où la croissance rapide du Japon a atteint son point culminant, le taux de chômage est resté très bas, bien en dessous du seuil des 1,5 %. Mais la période de croissance à un rythme accéléré a atteint son terme avec la crise pétrolière de 1973-74 et le chômage a commencé à augmenter. Plus tard, l’accord du Plaza, signé en1985, a provoqué une envolée du yen qui a mis à mal l’économie japonaise, alimentée par les exportations, et fait planer la menace d’une expansion massive du chômage, à mesure que les fabricants japonais délocalisaient leur production. En fait, et bien que le taux de chômage ait enregistré un nouveau pic en 1986 – à 2,8 % –, le gouvernement a réussi à contrer l’impact de l’accord du Plaza sur l’emploi en recourant à la politique budgétaire et monétaire pour stimuler la consommation et contrôler la hausse des taux d’intérêt.

Le chômage après la bulle

Le virage suivant s’est amorcé en 1992, avec la forte hausse du chômage provoquée par l’éclatement de la bulle spéculative formée dans les années 1980. La crise financière qui a balayé l’Asie de l’Est en 1997 a déclenché une nouvelle contraction de l’économie et, l’année suivante, le taux de chômage a atteint pour la première fois 4,1 %. À partir de là et jusqu’en 2013, le taux annuel moyen du chômage au Japon n’est retombé qu’une seule fois, en 2007, au-dessous de la barre des 4 %.

En 2002, une nouvelle campagne en vue de restaurer la santé du secteur bancaire en s’attaquant au problème des prêts improductifs a débouché sur la mise en place d’une panoplie de mesures de restructuration financière qui ont fait grimper momentanément le chômage à 5,4 %, le chiffre le plus haut enregistré au cours des décennies prises en compte. Une fois maîtrisé le problème de la dette, la situation de l’emploi s’est améliorée. Puis, à la fin de l’année 2008, la crise des créances hypothécaires américaines (subprimes) a généré une débâcle financière et initié une récession mondiale, suite à quoi le taux de chômage est grimpé à 5,1 % au Japon.

Depuis lors, le taux de chômage ne cesse de baisser. Grâce à la croissance enregistrée dans le secteur des soins de santé, couplée aux programmes de création d’emplois d’urgence mis en place par le gouvernement japonais, cette tendance s’est maintenue sans interruption, même après le Grand tremblement de terre de l’Est du Japon (2011), et le taux de chômage est tombé à 4,0 % en 2013.

En 2014, le chômage est descendu en dessous de 4 %, et il s’est maintenu mois après mois à ce niveau jusqu’en octobre. Si bien qu’on s’attend à ce que le taux annuel moyen du chômage enregistre son plus bas niveau depuis 1997. Le Premier ministre Abe Shinzô et ses partisans attribuent la baisse du chômage aux politiques expansionnistes du gouvernement actuel, mais il semble douteux que les deux phénomènes soient liés, d’autant que la baisse en cours a commencé en 2010, soit trois ans avant le lancement des « Abenomics ».

Quoi qu’il en soit, l’emploi est un indicateur clé de la santé économique, au même titre que le produit national brut, et la situation de l’emploi au Japon – surtout si l’on en juge à l’aune du taux de chômage – est plus saine qu’elle ne l’était ces derniers temps.

L’essor de l’emploi « non-régulier »

La baisse régulière du taux de chômage s’explique notamment par le rythme soutenu de l’embauche dans les entreprises de la majorité des secteurs d’activité. À vrai dire, le plus grave problème d’emploi auquel le Japon se trouve aujourd’hui confronté réside, non pas dans le chômage, mais dans la difficulté croissante qu’ont les employeurs à recruter des travailleurs en nombre suffisant pour satisfaire leurs besoins.

Pourtant, de nombreuses voix s’élèvent pour regretter que bien des offres concernent des emplois précaires ou « non-réguliers » (temporaires ou liés à des contrats à durée déterminée) plutôt que des emplois « réguliers » (permanents et à plein temps). Aux emplois précaires, il est reproché d’offrir peu ou pas de sécurité d’emploi, et donc d’avoir peu d’effet en termes de relance des dépenses de consommation et de revitalisation de l’économie.

Cet argument repose sur l’idée erronée que précarité est invariablement synonyme d’insécurité de l’emploi. Or il faut savoir qu’au Japon, tous les travailleurs qui ne sont pas intégrés dans le système traditionnel de l’emploi d’après-guerre, autrement dit l’emploi permanent à plein temps, sont rangés dans la catégorie « employés non-réguliers », laquelle englobe donc un grand nombre d’employés bénéficiant de contrats de longue durée, en sus du personnel temporaire, intérimaire et à temps partiel.
La figure 2 donne la ventilation des salariés japonais selon leur statut. Conformément à la classification officielle, les « non-réguliers » sont subdivisés en employés précaires « ordinaires », embauchés pour une période d’un an ou plus, et « temporaires ou à la journée », relevant de contrats de courte durée.

On voit que les employés réguliers – presque toujours recrutés à la sortie du collège – représentaient 80 % de la population active en 1987. Mais en 2007, plus d’un employé sur trois entrait dans la catégorie « non-réguliers », et cette proportion avait encore augmenté en 2012.

Mais il est une autre information clé qui ressort de la figure : le fait que l’essentiel de l’augmentation de la part occupée par les employés temporaires est attribuable aux employés précaires ordinaires, et non pas aux employés temporaires ou à la journée.

Dans l’environnement économique qui prévalait après 1992 et l’éclatement de la bulle spéculative, et notamment après la crise financière de 1997, des pressions intenses se sont exercées sur les entreprises japonaises pour les inciter à comprimer leurs coûts salariaux. Elles ont réagi en réduisant l’embauche d’employés réguliers, qui se traduit par des salaires plus élevés et limite la marge de manœuvre du patronat pour ajuster la taille des effectifs selon la conjoncture.

Il n’en reste pas moins souhaitable, pour la bonne marche des entreprises, qu’un certain pourcentage du personnel affecté à chacun des lieux de travail consiste en employés à long terme. Outre cela, les entreprises japonaises n’ignorent pas que les difficultés qu’elles rencontrent aujourd’hui pour se doter d’effectifs adéquats vont encore s’aggraver dans les années à venir, à mesure du rétrécissement de la population en âge de travailler. C’est pourquoi elles sont attachées à leurs employés précaires aux performances élevées et souhaitent les garder le plus longtemps possible – d’où la place de plus en plus importante accordée aux employés précaires « ordinaires » titulaires de contrats à plus longue durée. Bien des sociétés offrent en outre des possibilités d’accès à un emploi stable aux salariés qui restent suffisamment longtemps chez elles.

La révision de la Loi sur le travail temporaire

Le gouvernement, quant à lui, est attentif aux préoccupations concernant la pérennité des disparités de traitement et de statut entre salariés réguliers et non-réguliers. Il espère combler cet écart en encourageant les entreprises à adopter des régimes plus souples d’emploi permanent, aptes à répondre aux divers besoins des employés. Un petit nombre de sociétés proposent d’ores et déjà des postes permanents liés à des emplois et/ou à des lieux de travail spécifiques, option qui permet aux salariés de bénéficier de la continuité et de la sécurité de l’emploi, tout en leur évitant les perturbations causées par les transferts et les exigences liées aux tâches pénibles fréquemment imposées aux employés réguliers.
Si des options de ce genre leur sont proposées, les employés non-réguliers à long terme devraient rencontrer davantage d’opportunités d’accéder à des positions permanentes.

En 2015, un projet de révision de la Loi sur le travail temporaire, qui réglemente le secteur de la dotation en travailleurs temporaires et l’emploi des intérimaires dans les entreprises, devrait faire l’objet d’un débat à la Diète. D’après le gouvernement, les amendements proposés sont conçus pour augmenter les opportunités d’emploi à long terme en imposant davantage de contraintes aux sociétés d’intérim et en les surveillant de plus près, tout en assouplissant encore la limite de trois ans appliquée à l’emploi des travailleurs intérimaires tous postes confondus.

Au titre des amendements proposés, la limite de trois ans ne s’appliquerait qu’à l’affectation des travailleurs, pris individuellement, à un lieu de travail ou un poste donné. Une fois accomplies ces trois années sur un lieu de travail ou un poste spécifique, la société d’intérim serait dans l’obligation de choisir entre différentes formules visant à assurer au travailleur concerné la continuité d’emploi, par exemple en demandant à l’entreprise cliente de l’embaucher directement, en lui confiant un nouveau poste ou en l’embauchant directement pour une durée indéterminée.

Convenablement appliquée, cette loi pourrait ouvrir des opportunités pour les employés temporaires désireux d’accéder à l’emploi permanent. Le projet mérite cette fois un débat serein et objectif à la Diète.

Promouvoir l’emploi au-delà de 60 ans

L’emploi des travailleurs âgés constitue un autre point de mire de la politique de l’emploi au Japon. La population japonaise en âge de travailler – définie comme l’ensemble des personnes âgées de 15 ans et plus — compte actuellement 110 millions d’individus, dont pas moins de 32 millions ont passé le cap des 65 ans. Si la population plus jeune doit continuer de diminuer conformément aux prévisions, la seule solution pour repousser le spectre des pénuries chroniques de main-d’œuvre consistera à faire appel aux ressources sous-utilisées. Ce qui veut dire, non seulement multiplier les opportunités de travail pour les femmes, mais encore créer une société où les séniors puissent continuer de travailler aussi longtemps qu’ils le souhaitent ou qu’ils en sont capables.

La figure 3 montre l’évolution du taux d’emploi dans les tranches d’âge 60-64 et 65-69 ans de 1968 à nos jours.

Pendant les années 1960, quand l’agriculture, les forêts et la pêche continuaient d’employer un pourcentage relativement élevé de la population active, le taux d’emploi des Japonais âgés de 60 à 64 ans approchait les 60 %. Mais, avec la mutation des modes de production opérée pendant la période de croissance économique rapide, de plus en plus de gens ont pris des emplois assujettis à un départ obligatoire à la retraite. Ce départ ayant été fixé à 55 ans par la plupart des entreprises, il en a résulté une baisse continue de la courbe du taux d’emploi des séniors.

En 1986, la Diète a adopté des textes de loi encourageant les sociétés à porter l’âge du départ à la retraite à 60 ans, et ces mesures ont alimenté une hausse temporaire du taux d’emploi chez les séniors au début des années 1990. Mais les tendances préexistantes n’ont pas tarder à se réaffirmer et, en 2004, seule une personne sur trois dans la tranche des 65-69 ans était encore active.

Entre temps, le gouvernement japonais a entrepris de faire progressivement passer de 60 à 65 ans l’âge minimum requis pour avoir droit aux prestations de retraite des salariés, selon un processus dont le terme est fixé à l’horizon 2030. Depuis 2012, les employeurs sont tenus par la loi d’offrir à leurs employés réguliers qui sont arrivés à l’âge de la retraite et souhaitent continuer de travailler des possibilités de prolongation d’emploi jusqu’à 65 ans. En 2013, le taux d’emploi chez les 60-64 ans avait retrouvé les niveaux qu’il connaissait au début des années 1960, et on peut s’attendre à ce que la tendance à la progression de l’emploi se maintienne dans cette tranche d’âge.

Mettre la génération du baby-boom au travail

L’étape suivante devra consister à développer l’emploi dans la tranche d’âge des 65-69 ans. Si le Japon souhaite préserver à long terme la santé de son régime de retraite, il n’a pas d’autre choix que de relever l’âge minimal de départ à la retraite tout en abaissant le niveau des prestations. Cela veut dire créer un environnement au sein duquel les personnes âgées de 65 à 69 ans puissent tirer un revenu du travail. Heureusement, le graphique ci-dessus nous donne à voir une courbe de l’emploi ascendante dans cette tranche d’âges, dont près de 40 % des membres avaient un emploi en 2013.

Si l’objectif est que le travail devienne la norme chez les Japonais âgés de 65 à 69 ans, la clé de la réussite est entre les mains des membres de la génération du baby-boom, nés entre 1947 et 1949. En dépit de son âge, cette génération constitue un segment vaste et influent de la population japonaise. Les statistiques officielles nous apprennent que la cohorte des personnes nées entre 1946 et 1950 compte actuellement 10 millions de membres, un chiffre supérieur d’environ 2,5 millions à celui des personnes nées entre 1981 et 1985 (qui sont encore au début de la trentaine). Avec le temps, la viabilité à long terme du régime de sécurité social et l’équilibre du budget de la nation vont dépendre de la volonté et de la capacité des personnes du premier groupe à continuer de travailler jusqu’à la fin de la soixantaine, plutôt que d’opter massivement pour la retraite en comptant sur leurs pensions pour subvenir à leurs besoins pendant quelques années.

Pour encourager cette tendance chez les séniors, on pourrait par exemple jouer sur les incitations économiques au travail. Dans le cadre du régime de retraite actuellement en vigueur au Japon, les personnes âgées de 65 à 70 ans dont le revenu cumulé des salaires et des pensions dépasse 460 000 yens par mois sont assujetties à une réduction des prestations. Toutefois, pour garantir que l’emploi n’entraîne pas une perte nette de revenu, le montant déduit des prestations est limité à 100 yens pour chaque tranche de 200 yens perçus au-delà de la limite. Le gouvernement doit continuer d’intégrer des incitations de ce genre dans le régime de retraite tout en encourageant l’embauche des séniors. S’il parvient à se doter de politiques de l’emploi et de la sécurité sociale intelligentes et adaptées au vieillissement rapide de la population, le Japon pourra offrir un précieux modèle à toutes les sociétés où la démographie suit la même tendance.

(D’après l’original écrit en japonais le 28 novembre 2014. Photo de titre : Jiji Press)

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