Les bases américaines à Okinawa : passé, présent et futur

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Onaga Takeshi, l’ancien maire de Naha, opposé au transfert de la base de Futenma à Henoko, a été élu gouverneur d’Okinawa en novembre 2014 lors d’une élection où cette question a joué un rôle central. Le professeur Miyagi Taizô nous présente l’histoire des bases américaines à Okinawa, et évoque les perspectives futures.

La signification historique de l’élection du nouveau gouverneur d’Okinawa

Lors de cette élection qui a eu lieu le 16 novembre 2014, Onaga Takeshi, ancien maire de Naha, qui avait fait campagne autour de son opposition au transfert de la base Futenma à Henoko, a battu le sortant, Nakaima Hirokazu. On peut avancer que ce résultat met un terme à la confusion qui régnait depuis près de 20 ans à ce sujet. Cet article se propose de réfléchir sur la signification de cette élection en retraçant l’évolution du problème posé par Futenma depuis une vingtaine d’années.

Tout a commencé en avril 1996. Hashimoto Ryûtarô, alors Premier ministre, a surpris le Japon, Okinawa compris, en annonçant conjointement avec Walter Mondale, ambassadeur des États-Unis au Japon à cette époque, qu’un accord avait été trouvé sur le déplacement de la base de Futenma. Cette annonce était la conséquence d’un scoop du journal Nihon Keizai Shimbun à ce sujet. Elle était proprement stupéfiante : en effet, il n’existait alors aucun projet concret pour le déplacement de cette base située en plein milieu d’une zone urbaine où se mêlent des maisons particulières et les bâtiments d’une université, qui a parfois été qualifiée de « base la plus dangereuse au monde ».

Pourquoi les gouvernements des deux pays ont-ils décidé de prendre cette initiative à ce moment-là ? On affirme souvent que ce qui les a conduit à agir était un crime sordide, le viol en septembre 1995 d’une petite fille d’Okinawa par des soldats américains, mais ce n’est pas nécessairement exact.

La question de Futenma, une conséquence de la fin de la guerre froide

L’expression « les dividendes de la paix », qui nous paraît aujourd’hui datée, a connu une grande vogue à la fin de la guerre froide. Elle faisait référence aux bénéfices que cette fin devait apporter, parce qu’elle impliquait que les ressources et les efforts nécessités par la guerre froide pourraient diminuer ou être consacrés à d’autres usages. C’était bien avant l’émergence de la Chine comme acteur-clé sur la scène internationale.

Certains pays alliés aux États-Unis, dont le Japon, ressentaient cependant cette évolution comme critique. Si la disparition de l’Union soviétique avait indéniablement mis fin à la guerre froide en Europe, elle paraissait à ces pays receler des motifs d’insécurité dans la zone Asie-Pacifique. Les États-Unis n’allaient-ils pas réduire unilatéralement leur présence militaire, voire se retirer, au prétexte des « dividendes de la paix » ? Telle était la préoccupation des diplomates et des responsables de la défense de ces pays alliés des États-Unis.

Le rapport « Une stratégie pour garantir la sécurité de la zone Asie de l’Est/Pacifique », rédigé en 1995 par Joseph Nye, qui était alors sous-secrétaire d’État américain à la défense, était une réponse à ces inquiétudes. Ce rapport, qui était aussi destiné à les éliminer, annonçait à cette fin que les États-Unis maintiendraient dans la région Asie-Pacifique une présence militaire de cent mille hommes. Au Japon, Ôta Masahide, qui était alors gouverneur d’Okinawa, a été la personnalité qui a réagi le plus vivement à ce document.

Une décision de retour prise au sommet

Cette disposition a créé chez Ôta un sentiment de crise car de son point de vue, ne pas utiliser les « dividendes de la paix » liés à la fin de la guerre froide impliquait le risque de ne jamais voir se réaliser une réduction significative des bases militaires situées à Okinawa. Depuis des années, les gouvernements japonais qui s’étaient succédé au pouvoir avaient tous mentionné les efforts nécessaires pour le faire, sans jamais manifester de volonté de les concrétiser. Le moyen pour lequel opta finalement Ôta fut de refuser d’utiliser la procuration qu’il avait en tant que gouverneur d’Okinawa pour signer les baux se rapportant aux terrains utilisés à des fins militaires, et à l’été 1995, il informa son interlocuteur au sein du gouvernement Murayama de son intention de refuser d’en faire usage.

Les bases militaires d’Okinawa créées par l’armée américaine après la victoire des États-Unis dans la bataille d’Okinawa furent ensuite agrandies « par la baïonnette et au bulldozer », autrement dit par la contrainte, et c’est ce qui explique qu’elles soient situées essentiellement sur des terrains privés. Si le propriétaire refusait de louer son terrain, le gouverneur avait le pouvoir de signer le bail par procuration, et Ôta était alors déterminé à ne plus y avoir recours.

Les dispositions rigoureuses du traité de sécurité nippo-américain, tournées non seulement vers le Japon mais vers l’ensemble de la région Asie-Pacifique, ne peuvent être réalisées sans des baux permettant d’utiliser à des fins militaires les terrains d’Okinawa où sont dèjà concentrées les bases. Si le gouverneur mettait à exécution son refus d’utiliser sa procuration, les baux d’un grand nombre de terrains militaires arriveraient à expiration et leur occupation deviendrait illégale. C’est dans ce contexte que s’est produit le viol dont nous avons parlé plus haut. Cette affaire a suscité le chagrin et la colère des habitants d’Okinawa, comme un concentré des problèmes liés aux bases depuis la fin de la guerre, et a très certainement renforcé Ôta dans sa détermination à refuser d’utiliser sa procuration.

En septembre 1995, Ôta annonça officiellement sa résolution. Ce refus qui ne pouvait qu’ébranler le fondement du traité de sécurité nippo-américain était un problème majeur pour Hashimoto qui avait remplacé Murayama au poste de Premier ministre en janvier 1996. S’il y répondait en optant pour la procédure d’urgence qu’aurait été une révision de la loi lui permettant de retirer au gouverneur cette procuration, il s’aliénerait le Parti social-démocrate, une des composantes de sa coalition gouvernementale, et prendrait le risque de la voir s’effondrer. Acculé, Hashimoto choisit de créer la surprise en annonçant que les terrains sur lesquels était située la base de Futenma seraient rendus à leurs propriétaires. C’était une décision solitaire, la recherche d’un apaisement impossible, à laquelle se sont opposés les responsables de diplomatie et de la défense.

Des tergiversations prévisibles

Voilà les circonstances de l’annonce du déplacement de la base de Futenma, dont la principale difficulté, trouver une installation de substitution, n’est pas encore résolue. Le communiqué précisait que les fonctions de Futenma seraient pour partie transférées dans la préfecture d’Okinawa, grâce à un héliport à bâtir au sein de base aérienne de Kadena, et pour partie hors d’Okinawa, notamment dans la base d’Iwakuni qui se trouve dans la préfecture de Yamaguchi. En réalité, les détails concrets n’avaient certainement pas été finalisés à ce moment-là, comme en atteste le fait que près de 20 ans plus tard, les tergiversations sur les installations de substitution se poursuivent.

Hashimoto lui-même en attribue la responsabilité en partie au fait que le temps avait manqué pour permettre à l’Agence de défense (devenue depuis ministère de la Défense) de se coordonner avec les responsables de l’armée américaine au Japon, à cause de la fuite d’informations qui a permis le scoop de certains journaux. Il a déclaré le 11 novembre 1999 au quotidien Asahi Shimbun : « J’ai des regrets à ce sujet. Si nous avions eu quelques jours de plus... »

Mais comment croire qu’un politicien aussi expérimenté que Hashimoto n’ait pas su que la vraie difficulté relative à la réduction des bases américaines à Okinawa était de rechercher des installations de substitution dans la même préfecture ? Le principe du transfert du port de guerre de Naha situé à proximité du centre-ville a par exemple été adopté en 1974, mais 40 ans plus tard, rien n’a été fait parce qu’il est conditionnel à une implantation dans Okinawa. Si Hashimoto et la partie américaine ont agi sur la prémisse d’un transfert de l’ensemble de Futenma dans la préfecture, les quelques jours perdus à cause du fameux scoop n’auraient certainement pas permis de trouver une solution.

Cela signifie évidemment que la mise en œuvre de la restitution de Futenma était quasiment impossible au moment même où l’annonce a été faite, et que les tergiversations ultérieures étaient prévisibles. Mais le premier ministre avait le dos au mur. Hashimoto a ensuite opté pour la proposition d’une base en mer consistant en une immense structure flottante, qui n’aura finalement été que le début de nouvelles tergiversations entre un emplacement à terre ou en mer.

Le fossé grandissant entre Okinawa et le reste du Japon

Ôta a été jusqu’à la cour suprême pour défendre son refus d’utiliser la procuration, mais celle-ci lui a donné tort et a été contraint de donner son consentement en août 1996. À l’intérieur de l’île, il a été à partir de ce moment-là de plus en plus critiqué parce que ce consentement était perçu comme lié aux contreparties financières accordées par le gouvernement central sous forme de mesures substantielles pour le développement d’Okinawa. La situation s’est compliquée plus encore lorsque le maire de Nago, la municipalité envisagée pour accueillir la base qui remplacerait Futenma, a annoncé qu’il ne tiendrait pas compte de l'opinion majoritairement défavorable de la proposition dans le cadre d’un référendum municipal sur le sujet. Coincé entre les habitants d’Okinawa et le gouvernement, Ôta a fini après beaucoup d’hésitations par adopter une posture d’opposition à ce transfert, mais cette idée avait déjà perdu sa force centripète.

Inamine Keiichi, élu gouverneur lors de l’élection de novembre 1998 qui vit la défaite d’Ôta, annonça qu’il acceptait le principe du transfert de Futenma à Henoko à deux conditions, la première que ce soit pour une durée limitée dans le temps, 15 ans, et la seconde que l’aéroport soit utilisé par les civils et les militaires. La mandature de Nakaima Hirokazu, le successeur d’Inamine, coïncida avec la seule période où le gouverneur, le maire de Nago et les autres autorités concernées étaient d’accord sur le transfert à Henoko, inévitable à leurs yeux. Au sein de l’administration centrale (ministères des Affaires étrangères ou de la Défense), on regrette aujourd’hui que cette chance unique d’agir n’ait pas été saisie. En effet, lorsque le Parti démocrate accéda ensuite au pouvoir, le Premier ministre Hatoyama Yukio déclara qu’il fallait a minima que la base soit transférée hors de la préfecture d’Okinawa.

La perception disant que s’il n’avait pas fait cette malheureuse déclaration, tout serait résolu aujourd’hui semble répandue dans la majorité de l’opinion japonaise hors Okinawa, ainsi que chez les autorités gouvernementales. Mais pour les habitants d’Okinawa, l’opposition quasi-universelle manifestée partout au Japon sitôt l’évocation par Hatoyama de la nécessité d’un déplacement de la base hors d’Okinawa a probablement constitué un choc plus violent. Eux comprenaient en effet que le traité de sécurité Japon-États-Unis n’est pas destiné à protéger Okinawa mais l’ensemble du pays. Le premier ministre a ensuite essayé de convaincre ses compatriotes par des arguments géopolitiques, mais comme l’a déclaré Morimoto Satoshi, un ancien ministre de la défense spécialiste des questions de sécurité, si la base de Futenma peut être transférée hors de la préfecture d’Okinawa d’un point de vue militaire, Okinawa reste le meilleur emplacement d’un point de vue politique.

Une question politisée à deux reprises

Ce retour sur ces deux dernières décennies permet de s’apercevoir que l’idée de déplacer l’aérodrome de Futenma à l’intérieur d’Okinawa était condamnée dès le départ. Afin de pousser le transfert vers Henoko tout en dissimulant ce fait, Okinawa a bénéficié d’une manne de mesures de promotion pendant plus de 20 ans.

Il est intéressant de noter que l’on a su autrefois éviter, du moins superficiellement, que soit établi le lien entre la charge que font peser les bases sur Okinawa et les mesures de promotion de l’île. Mais par la suite, ce lien a commencé à être ouvertement évoqué comme si l'on exhortait les habitants à tolérer les bases puisqu’en contrepartie ils recevaient de l’argent. Cela a suscité un conflit encore plus émotionnel et conduit à creuser davantage le fossé entre Okinawa et le reste du Japon.

Il est aussi permis de penser que la manière dont deux chefs de gouvernement ont « politisé » cette question à deux reprises, n’a fait qu’aggraver le problème. L’annonce-surprise d’un accord sur la restitution de Futenma faite par le Premier ministre Hashimoto, à un moment où il était confronté à la possibilité que les bases incluses dans les dispositions du traité de sécurité nippo-américain deviennent des occupations illégales de terrain en raison du refus du gouverneur d’Okinawa d’utiliser sa procuration, comme l’engagement pris par le Premier ministre Hatoyama qui envisageait, sans avoir suffisamment étudié la question, de la déplacer base a minima hors d’Okinawa, parce qu’il y voyait le symbole de « relations nippo-américaines équilibrées », ont certainement rendu la situation encore plus inextricable. Alors que le fardeau que constituent les bases aurait pu être allégé par les autorités à un niveau gérable, cette politisation excessive lui a accordé un poids que personne n’était prêt à endosser.

Une troisième politisation est à craindre

Lors des élections générales de décembre dernier 2014, postérieures à l’élection du gouverneur d’Okinawa, aucun des candidats du PLD qui affirmaient leur approbation pour le plan de transférer la base de Futenma à Henoko, n’a été élu. Le rejet de ce plan par les habitants d’Okinawa ne peut plus faire de doute, et cela en dépit de toutes les approches tentées par l’État depuis plus de 20 ans. Précisons que cette volonté populaire, souvent sujette à malentendus, n’exige nullement le départ immédiat de toutes les bases américaines qui se trouvent à Okinawa. Non, elle affirme que l’île a atteint la limite de ce qu’il peut supporter et que ses habitants ne veulent pas d’un transfert dans la préfecture d’ Okinawa, qui ne ferait que déplacer le problème sans le résoudre.

Pour ma part, si la proposition de transférer les fonctions de Futenma à Henoko est réalisée malgré l’opposition affirmée par les habitants au moment de l’élection du gouverneur en novembre dernier et réitérée lors des élections générales, je crains que cela ne conduise à une troisième politisation. Si elle devait être mise en œuvre dans le contexte actuel, elle prendrait une dimension symbolique et ébranlerait profondément les attaches entre Okinawa et le reste du Japon. Cela ne risquerait-il pas en fin de compte d’ébranler la stabilité des dispositions du traité de sécurité nippo-américain qui dépendent en grande partie d’Okinawa ?

La question de Futenma est indubitablement devenu un problème extrêmement complexe d’un point de vue politique. Richard Armitage, l’ancien numéro deux du département d’État américain, qui est aussi un des Américains connu pour sa bonne compréhension du Japon, a fait cette confidence dans un livre publié par la maison d’édition Okinawa Times, Volonté populaire et décisions : « Si le Japon et les États-Unis avaient montré plus de sérieux à propos de la question des bases situées à Okinawa au moment de la restitution d’Okinawa au Japon, elle ne serait pas devenue si grave. » Quelle est la vraie nature de cette question qui a été ainsi laissée de côté et qu’il faut à présent résoudre ? Si les politiciens japonais continuent à éviter de regarder en face le cœur du problème, et de faire comme si tout était déjà réglé, cela ne fera qu’aggraver le problème et aura pour résultat de le transmettre aux générations futures sous une forme encore plus complexe.

(D’après l’original écrit en japonais le 10 décembre 2014. Photo de titre : le nouveau gouverneur d’Okinawa Onaga Takeshi / la base aériene de Futenma. Jiji Press )

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