IA : l’intelligence artificielle et le renouveau de l’industrie manufacturière au Japon

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Les pays occidentaux et la Chine s’intéressent de très près à l’intelligence artificielle (IA) et ils sont en train d’investir massivement dans ce secteur de pointe. Matsuo Yutaka, un spécialiste de tout premier plan en la matière, s’attache ici à démontrer qu’en dépit de son retard, le Japon a les moyens de s’illustrer dans ce domaine et que ceci devrait lui permettre de redynamiser son industrie manufacturière.

Le troisième boum de la recherche sur l’intelligence artificielle

Le secteur de l’intelligence artificielle (IA) est en pleine expansion. Les débuts de son histoire remontent à une soixantaine d’années. En 1955, le chercheur américain John McCarthy (1927-2011), spécialiste de l’informatique et des sciences cognitives, a inventé le terme « Artificial Intelligence ». Les recherches sur l’IA ont ensuite connu une première période d’engouement dans les années 1960 puis une seconde, dans les années 1980. L’intelligence artificielle fait actuellement l’objet d’un nouveau boum, qui a débuté en 2010.

Depuis quelques temps, les progrès de l’IA sont de plus en plus manifestes. À preuve notamment les ordinateurs capables de battre des joueurs professionnels aux jeux d’échecs japonais (shôgi) ou de go ; Watson, le programme d’IA d’IBM qui a remporté le jeu télévisé américain Jeopardy face à des adversaires humains ; et l’application informatique de commande vocale Siri qui équipe certains téléphones de la marque Apple (iPhone). À l’heure actuelle, les recherches sur l’IA sont en plein essor, surtout en ce qui concerne l’« apprentissage profond » (Deep Learning), dont l’objectif est d’« apprendre aux machines à apprendre ».

Prenons, par exemple, la technique de reconnaissance des images. Les ordinateurs ont beaucoup de mal à identifier les représentations d’objets et à faire la différence entre une fleur, un bateau à voile et une tasse de café. Jusqu’à une époque récente, on pensait qu’il faudrait attendre encore des dizaines d’années avant que les programmes informatiques soient en mesure de faire mieux que les hommes dans ce domaine. D’après le scientifique américain Marvin Minsky (1927-2016), l’un des pères de l’intelligence artificielle, les tâches qui posent le plus de problèmes aux ordinateurs sont celles que les petits enfants accomplissent avec une grande aisance, comme jouer avec un jeu de construction. La reconnaissance d’images est longtemps passée pour un exemple typique des opérations faciles à réaliser pour les êtres humains qui posaient des difficultés aux ordinateurs.

Un logiciel de reconnaissance d’images plus performant que l’homme

Mais en 2012, l’apprentissage profond a fait de tels progrès que moins de trois années plus tard, les ordinateurs ont réussi à surpasser les hommes dans le domaine de la reconnaissance d’images. En février et mars 2015, Microsoft et Google ont annoncé l’un après l’autre qu’ils avaient réussi à intégrer cette fonction dans leurs programmes. Les ordinateurs sont désormais capables d’identifier mieux que nous les objets et les personnes figurant sur des photographies. Un pas de géant vers l’avant !

Le Deep Learning est une forme d’apprentissage automatique basée sur la modélisation de données qui est censée permettre aux ordinateurs de reconnaître la partie du monde réel sur laquelle ils doivent se concentrer. Jusque-là toutes les tentatives en matière d’IA – et on peut même dire l’ingénierie des modèles dans son ensemble – s’étaient contentées de procéder à une sélection de données essentielles en éliminant ce qui n’avait que peu d’importance, de façon à créer un modèle informatique performant. Les informations que les ordinateurs devaient prendre en compte étaient toujours choisies par l’homme, ce qui constituait un problème de taille. En dépit de diverses tentatives pour automatiser les calculs, l’intervention humaine restait indispensable au début de la programmation. Mais maintenant, les scientifiques sont en passe de surmonter cette difficulté grâce à la technique de l’apprentissage profond, ce qui constitue une avancée remarquable.

Les progrès rapides des entreprises et des universités en dehors du Japon

Les principaux acteurs de cette innovation technologique majeure sont des chercheurs des États-Unis et du Canada ainsi que des entreprises installées pour la plupart dans la Silicon Valley. La France suit de près ces deux pays grâce à ses remarquables performances dans le domaine des mathématiques, un de ses points forts. Enfin les grandes firmes chinoises font tout, elles aussi, pour s’adjuger une part du gâteau.

Google a toujours consenti de gros efforts pour la recherche sur l’intelligence artificielle et il continue sur sa lancée. C’est ainsi qu’en 2013, il a embauché Geoffrey Hinton, un spécialiste notoire en la matière. Et au début de l’année 2014, il a procédé à l’acquisition d’une petite start-up britannique appelée DeepMind Technologies, pour la somme estimée de 500 millions d’euros. Sur le moment, beaucoup ont trouvé surprenant un achat qui s’est pourtant révélé particulièrement judicieux par la suite.

Facebook a pour sa part installé des laboratoires de recherches sur l’intelligence artificielle à New York, Menlo Park (Silicon Valley) et Paris en y consacrant, à ce que l’on rapporte, des budgets impressionnants. Les recherches sont dirigées par le Français Yann LeCun, un des inventeurs de l’apprentissage profond, professeur à l’Université de New York et titulaire de la chaire « Informatique et sciences numériques » du Collège de France pour l’année 2016 (voir vidéo sur le site du Collège de France). La France a toujours tenu une place importante dans le monde de la recherche mathématique et elle est en train de s’affirmer comme un acteur de premier plan du fait que cette science est l’une des composantes-clés de l’apprentissage profond. La stratégie de Facebook semble consister à jouer sur les deux rives de l’Atlantique, de la côte Est des États-Unis jusqu’à l’Europe.

Le retard du Japon

De son côté l’entreprise Internet Baidu, qui dispose du moteur de recherche le plus consulté en Chine, s’est elle aussi dotée d’un institut de recherches sur l’apprentissage profond. Celui-ci est dirigé par Andrew Ng, un Américain d’origine chinoise qui a été élevé à Hong Kong et à Singapour. Après des études universitaires effectuées aux États-Unis, celui-ci s’est illustré en tant que chercheur vedette de l’Université Stanford, dans la Silicon Valley. La Chine investit les capitaux de ses entreprises dans des recherches confiées à des scientifiques talentueux d’origine chinoise qui travaillent un peu partout aux États-Unis.

Outre les activités des trois géants d’Internet déjà mentionnés, on constate une prolifération de start-ups désireuses de profiter de l’énorme potentiel que représentent l’intelligence artificielle et l’apprentissage profond. Les États-Unis ont déjà remporté une victoire décisive avec Internet et ils maintiennent leur avance dans la compétition qui fait rage à l’heure actuelle pour le développement de l’intelligence artificielle, une technologie capitale pour les années à venir. En l’état actuel des choses, leurs principaux adversaires se trouvent en Asie, en l’occurrence Baidu et l’Université Tsinghua en Chine, ainsi que l’Université de Hong Kong et l’Université nationale de Singapour. Le Japon se situe quant à lui à l’arrière-garde du groupe de tête de l’IA.

Les pionniers japonais de l’apprentissage profond

Pourtant, les Japonais ont un potentiel en matière d’intelligence artificielle qu’on ne saurait sous-estimer.

Les idées qui ont servi de base au concept d’apprentissage profond ont été émises pour la première fois par des chercheurs de l’Archipel. En 1980, Fukushima Kunihiko – membre du laboratoire de recherches scientifiques et techniques de la NHK, la chaîne nationale de radiotélévision japonaise –, a annoncé qu’il avait mis au point un réseau de neurones artificiels appelé « neocognitron ». Sur le moment, ce système de reconnaissance de formes n’a pas fait l’objet d’une grande attention, bien qu’il fût capable d’identifier des caractères écrits manuellement. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’il a été reconnu à sa juste valeur en tant que précurseur de la technologie informatique.

Amari Shunichi, professeur émérite de l’Université de Tokyo, a lui aussi joué un rôle déterminant dans l’histoire de l’apprentissage profond. Il a en effet effectué des recherches capitales sur les réseaux de neurones artificiels. Ce scientifique remarquable, qui a eu 80 ans en janvier 2016, est toujours plein d’entrain et son nom est fréquemment mentionné dans les colloques sur l’apprentissage profond.

Ces deux savants ne constituent pas des exemples isolés comme c’est souvent le cas pour les Japonais qui ont joué un rôle de premier plan dans le monde. En fait, ils s’inscrivent dans un vaste contexte, comme le prouve la citation que voici :

« Nous allons augmenter la productivité des employés de bureau. Pour ce faire nous aurons recours non seulement à l’écrit mais aussi aux images et aux sons. »

À première vue, on pourrait penser que ces phrases sont tirées du projet d’entreprise d’une start-up voire d’une des nouvelles firmes qui s’intéressent à l’apprentissage profond. Pour certains, elles doivent évoquer le mot d’ordre qui définit la mission de Google à savoir « organiser les informations à l’échelle mondiale dans le but de les rendre accessibles et utiles à tous ».

Créer des ordinateurs de cinquième génération : un pari audacieux

En fait, cette citation est extraite d’un document datant de 1982 qui contenait rien moins qu’un projet national de grande envergure impliquant la création d’ordinateurs de cinquième génération. Or à l’époque, les ordinateurs personnels (PC) n’existaient pas encore. Le ministère japonais du Commerce international et de l’Industrie – le MITI, qui a pris depuis le nom de ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie – a investi 57 milliards de yens (environ 462 millions d'euros au taux d’échange actuel) dans ce projet sur le développement de l’intelligence artificielle. De nombreux chercheurs de tout premier plan se sont alors rendus au Japon. Et les États-Unis et l’Europe ont, semble-t-il, envisagé diverses stratégies pour faire face à l’initiative du Japon.

Mais le projet mis en œuvre en 1982 par les autorités de l’Archipel était bien trop ambitieux pour l’époque. D’ailleurs, son objectif est toujours d’actualité, même à l’heure actuelle. On pourrait aller jusqu’à dire que c’est le genre d’initiative qu’il faudrait prendre aujourd’hui. Certains pensent que si l’idée de créer des ordinateurs de cinquième génération n’a pas abouti, c’est parce qu’elle était beaucoup trop en avance sur son temps et qu’elle n’a pas été correctement exploitée. Il est vrai qu’à l’époque, on ne disposait pas de suffisamment de données informatiques. Qui plus est, Internet n’existait pas, pas davantage que la Toile, et il était donc impossible d’augmenter la productivité des employés de bureau. Mais il n’en reste pas moins, que ce projet allait indéniablement dans la bonne direction.

À mon avis, si la Toile avait fait son apparition dix ans plus tôt, le Japon aurait pu jouer un rôle comparable à celui de Silicon Valley à l’heure actuelle. On peut considérer que le projet de création d’ordinateurs de cinquième génération, qui a été conçu au moment de la période de haute croissance de l’Archipel, constitue en quelque sorte le point culminant de la trajectoire du Japon vers la position de première puissance mondiale. Ce qui m’a le plus étonné quand j’ai découvert ce document et que je l’ai examiné de près, ce n’est pas tant son contenu technologique que la ferme ambition de devenir le numéro un mondial et la stratégie pour y parvenir dont il témoigne.

Le potentiel exceptionnel du Japon en matière d’intelligence artificielle

Le secteur de l’intelligence artificielle va continuer à se développer et il devrait exercer une influence majeure sur de nombreux domaines notamment l’industrie automobile, les machines industrielles, les infrastructures sociales – en particulier les transports et la logistique – et la sécurité, à commencer par la prévention des crimes, ainsi que la robotique, la médecine et les soins infirmiers. Et il produira sans doute une énorme quantité de valeur ajoutée.

À vrai dire, le Japon est un pays particulièrement bien placé dans le domaine de l’intelligence artificielle et ce, pour plusieurs raisons :

  1. Le Japon a une population vieillissante et une démographie en perte de vitesse
    Le Japon doit augmenter sa productivité au fur et à mesure que sa population diminue, et il y a une forte demande sociale dans le pays pour les applications de l’intelligence artificielle et le développement de robots.
  2. Le Japon a une grande quantité de ressources humaines liées à l’IA
    L’Archipel dispose d’une grande quantité de ressources humaines en rapport avec l’IA à cause du projet de création d’ordinateurs de cinquième génération qu’il a conçu en 1982. Certains des étudiants de l’époque sont devenus des professeurs d’université qui sont en train de former la prochaine génération de spécialistes de l’IA. La Société japonaise de l’intelligence artificielle (Jinkô chinô gakkai, JSAI) compte à elle seule trois mille membres, un chiffre impressionnant en comparaison de celui de l’Association internationale pour le développement de l’intelligence artificielle (AAAI) – qui regroupe à peine cinq à six mille personnes à travers le monde – et de ceux nettement inférieurs des sociétés savantes japonaises de la plupart des secteurs liés aux technologies de l’information. Qui plus est, un grand nombre de Japonais ont fait directement l’expérience du premier et du second boums de l’intelligence artificielle si bien que le niveau de compréhension de l’Archipel dans ce domaine est élevé.
  3. L’IA est un secteur qui demande à la fois de l’intelligence et du sérieux
    Dans le monde d’Internet, tout repose sur la connexion entre les différentes sources d’information. Les entreprises les plus performantes sont celles qui répondent le plus rapidement aux besoins du moment. Dans le domaine de l’intelligence artificielle en revanche, il y a un système de valeurs commun et ce qui compte avant tout, c’est la capacité à comprendre pleinement les fondements mathématiques de l’IA et le soin apporté dans la configuration de tous les paramètres. Or c’est précisément les qualités qui caractérisent les ingénieurs de l’industrie manufacturière de l’Archipel.
  4. L’IA ne pose pas de problème linguistique
    La barrière de la langue entre le japonais et l’anglais a constitué un handicap majeur pour le Japon en ce qui concerne Internet. Mais les différences d’ordre linguistique ne posent pas vraiment de problème dans le cas de l’intelligence artificielle, parce que celle-ci fonctionne avec des algorithmes.
  5. Les Japonais ont une relation privilégiée avec le « matériel » (hardware)
    On a tout lieu de penser que le Japon va appliquer avec succès une des méthodes qui lui ont le plus réussi jusqu’à présent, à savoir intégrer des techniques dans des produits avant de les commercialiser. L’apprentissage profond est étroitement lié à la technologie des capteurs et à la robotique, ce qui devrait contribuer à permettre aux habitants de l’Archipel de s’affirmer dans ces secteurs.

Vers un renouveau de l’industrie manufacturière

Le Japon est si bien placé dans le domaine de l’intelligence artificielle qu’il devrait en tirer parti pour redorer le blason de son industrie manufacturière. Les perspectives semblent particulièrement prometteuses en ce qui concerne les capteurs, la sécurité, la logistique, la robotique et les infrastructures. L’avenir de l’Archipel dépend de sa capacité à saisir l’occasion qui lui est offerte.

Jusqu’à présent, les choses se sont plutôt bien déroulées. Le gouvernement et les industriels ont pris rapidement des mesures pour exploiter les possibilités de l’intelligence artificielle. Dwang, une entreprise spécialisée dans la production d’œuvres de divertissement destinées à Internet, a créé un laboratoire de recherches sur l’intelligence artificielle. Et beaucoup de grandes firmes envisagent de faire de même, entre autres Recruit Holdings, un des géants japonais de la publicité, de l’édition et des ressources humaines.

On assiste par ailleurs à une vague de création de start-ups. C’est ainsi qu’en 2014, Preferred Infrastructure Inc. (PFI), l’entreprise la plus performante dans ce domaine, a fondé Preferred Networks (PFN), une firme-rejeton spécialisée dans l’apprentissage profond et l’Internet des objets (IoT). Une étoile brillante à l’horizon de l’industrie manufacturière japonaise !

De son côté, le ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie (METI) a créé en mai 2015 un Centre de recherches sur l’intelligence artificielle dans le cadre de l’Institut national sur les sciences et la technologie industrielles de pointe (AIST). Il a chargé Tsujii Junichi – qui a été professeur à l’Université de Tokyo avant de rejoindre le centre de recherches de Microsoft (MSRA) à Pékin – de prendre la tête des opérations, de recruter des chercheurs et d’organiser ce nouvel établissement. Le ministère de l'Éducation, de la Culture, des Sports, des Sciences et de la Technologie est quant à lui en train de se pencher sur la question de l’intelligence artificielle en vue de définir les prochaines grandes orientations scientifiques et technologiques de l’Archipel. Enfin, le ministère des Affaires intérieures et des Communications étudie les nouvelles perspectives offertes par les communications et l’intelligence en débattant sur de nombreux sujets y compris la « singularité technologique », c’est-à-dire le moment où l’intelligence artificielle est censée l’emporter sur le cerveau humain. Pour ma part, j’aimerais créer dans les plus brefs délais un programme d’études sur l’intelligence artificielle (i. e. l’apprentissage profond) à l’Université de Tokyo et j’ai déjà obtenu un soutien chaleureux de la part du monde de l’entreprise.

Le Japon va-t-il devenir le premier pays du monde en termes d’intelligence artificielle ?

Nul ne peut prédire l’avenir, mais le Japon n’en a pas moins de grandes chances de réussir dans le domaine de l’IA. Jusqu’à présent, il s’est plutôt bien comporté. Et il sera probablement en mesure de transmettre aux générations futures non pas un énorme fardeau mais un précieux héritage.

J’espère que nous ne laisserons pas passer cette opportunité et que l’engouement mondial pour l’intelligence artificielle s’orientera dans la bonne direction. L’avenir de l’industrie manufacturière japonaise est étroitement lié à celui de l’intelligence artificielle. L’IA devrait nous permettre de conserver le niveau de notre productivité et de mener une vie confortable en dépit du déclin démographique. Le Japon est en mesure de jouer un rôle de premier plan dans la construction de la société de demain. Une société caractérisée par de nombreuses commodités, la sécurité et la tranquillité, où les gens pourront vivre et travailler d’une façon plus humaine.

(D’après un article en japonais du 10 août 2015. Photo du titre : en 2011, Watson, le programme d’intelligence artificielle conçu par IBM a réussi à remporter le jeu télévisé américain Jeopardy face à des adversaires humains. Sur la photo, Watson se trouve au centre, entre les deux autres concurrents. AP/Aflo.)

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