Les lois peuvent-elles enrayer l’épidémie de haine qui sévit au Japon ?

Société

Le 24 mai 2016, la Diète nationale a finalement décidé d’agir pour endiguer la vague de racisme et de xénophobie qui balaye le Japon, et adopté, pour la première fois dans l’histoire de ce pays, une loi visant à réprimer les propos haineux. Furuya Tsunehira examine l’impact et les limites de ce texte de loi, ainsi que les problèmes qu’il reste à résoudre pour que le Japon puisse mettre un terme à cette nuisance d’ici 2020, année des Jeux olympiques de Tokyo.

Le 24 mai de cette année, la Diète nationale a adopté un texte visant à réprimer les propos haineux, et cette loi, la première de ce genre dans l’histoire de la législation japonaise, est entrée en vigueur le 3 juin. Divers événements survenus entre-temps ont amené certains commentateurs à la conclusion que la nouvelle loi a entraîné un recul des discours de haine au Japon.

Le 30 mai, moins d’une semaine après le passage de la loi, la ville de Kawasaki a refusé à un groupe hostile aux Coréens l’autorisation de tenir une manifestation le 5 juin dans deux parcs de la ville. La décision s’appuyait d’une part sur deux dispositions de la nouvelle loi demandant aux autorités nationales et locales de prendre des mesures pour réprimer les propos haineux au prétexte qu’ils constituent des comportements racistes et, d’autre part, sur les antécédents du groupe en matière d’incitation à la haine contre la communauté des Coréens résidents permanents au Japon, appelés Coréens zainichi.

Le 2 juin, l’antenne de Kawasaki du tribunal du district de Yokohama a rendu une ordonnances provisoire interdisant au groupe en question d’organiser des manifestations dans un rayon de 500 mètres autour du siège de la Seikyûsha, la principale organisation de Coréens zainichi, qui s’est donné pour objectif d’améliorer les relations entre cette communauté et la population japonaise. Cette décision visait à protéger la Seikyûsha, cible déclarée des manifestants, contre les harangues offensantes et menaçantes qui ont accompagné ces rassemblements dans le passé.

L’arrondissement de Kawasaki de la ville éponyme abrite l’une des plus grandes communautés de Coréens zainichi. Cette Korean town, située sur le front de mer, est le fruit de l’installation, avant la Première Guerre mondiale, de travailleurs coréens amenés dans l’Archipel pour travailler dans les usines construites par les conglomérats zaibatsu à l’époque où la Corée était sous la tutelle coloniale du Japon. C’est la seule communauté de ce genre dans l’est du pays. Le quartier abrite une école coréenne, ainsi qu’un grand nombre de restaurants coréens, dont la présence est particulièrement dense le long de la grande artère qui le traverse d’est en ouest, connue sous le nom familier de Sangyô dôro. Inutile de le dire, ce n’est pas une coïncidence si ce quartier a été choisi pour la manifestation d’incitation à la haine contre les Coréens.

Le 5 juin (surlendemain de l’entrée en vigueur de la loi), le même groupe d’extrême droite a tenté d’organiser un rassemblement de « purification du Japon » dans un autre parc de Kawasaki, situé en dehors de la zone déclarée interdite par la mairie et le tribunal. Résolus à empêcher la tenue de ce rassemblement, des contre-manifestants hostiles aux discours de haine se sont rassemblés sur le site avant l’heure prévue pour le début de la manifestation, en présence de policiers et autres responsables de la sécurité publique. Des échauffourées ont éclaté et les manifestants anticoréens ont fini par annuler le rassemblement.

Les groupes d’extrême droite qui soutiennent ce genre de manifestations et les groupes « anti-haine » qui s’y opposent ont été unanimes pour attribuer ces événements au passage récent de la loi contre les discours de haine. Mais ce point de vue est-il justifié ? La loi en question, dont bien des gens pensent qu’elle se faisait attendre depuis longtemps, constitue-t-elle une arme véritablement efficace contre les discours de haine au Japon ?

Trop peu, trop tard

Ces rassemblements publics de la haine, au cours desquels des fanatiques de droite s’en prennent aux Coréens Zainichi et demandent la restriction de leurs droits, semblent certes sur le point de disparaître. Mais force est de constater que leur déclin s’était amorcé bien avant le mois de mai et le passage tardif de la loi contre les propos haineux. J’ai le sentiment que cette loi, si longtemps différée, s’attaquait en fait à un mouvement déjà moribond. Pendant ce temps-là, la xénophobie prolifère sur Internet.

Soyons clairs : je pense que le passage de la loi était un pas dans la bonne direction. Mais la vague des rassemblements publics de la haine qui a culminé il y a quelques années avait commencé à décroître avant son entrée en vigueur. Selon les prévisions, la manifestation de « purification du Japon » envisagée à Kawasaki était censée attirer moins de cent participants. Et de fait, le nombre des manifestants venus sur place était dérisoire par rapport à celui des membres de la police et des médias.

Il faut bien reconnaître que les rassemblements de la haine sont en perte de vitesse depuis déjà un certain temps. Leur âge d’or a plus ou moins coïncidé avec les trois années qu’a duré le gouvernement du Parti démocrate du Japon, né de l’amalgame de forces centristes, libérales et de gauche qui, en 2009, a réussi à arracher au Parti libéral-démocrate le pouvoir qu’il détenait depuis si longtemps. À cette époque, le plus gros de la droite conservatrice faisait bloc contre un ennemi commun : le PDJ.

En temps ordinaire, cette unité de la droite ne se matérialise pas. Au Japon, l’étiquette droite s’applique à un large spectre de points de vue. Généralement parlant, la droite conservatrice s’accorde sur des chevaux de bataille tels que la révision de la constitution adoptée après guerre (pour), les visites officielles du Premier ministre et des membres de son cabinet au sanctuaire Yasukuni (pour) et l’interprétation de l’histoire, dite « du procès de Tokyo », qui insiste sur les remords éprouvés par le Japon pour son rôle d’agresseur avant et pendant la Seconde Guerre mondiale (contre). Sur les autres questions, en revanche, il existe en son sein de grandes divergences. Certain accordent une importance capitale au traité de sécurité nippo-américain, tandis que d’autres estiment que le Japon doit se libérer de l’influence des États-Unis. Beaucoup, parmi les conservateurs d’un certain âge imprégnés de l’idéologie anticommuniste de l’époque de la guerre froide, portent un regard indulgent sur la Corée du Sud, tandis que les jeunes conservateurs sont enclins à lui vouer une hostilité sans réserves. Il y a des capitaines d’industrie qui brandissent la bannière du conservatisme pour la principale raison qu’ils pensent que c’est bon pour les affaires, et ils existent des racistes invétérés animés d’une hostilité irrationnelle envers les Coréens et les Chinois. Pendant la période qui va de 2009 à 2012, le désir partagé de contrecarrer et de renverser le PDJ a poussé ces divers courants à mettre de côté leurs différents.

L’essor et le déclin des rassemblements de la haine

Sous ce grand chapiteau de l’hostilité à l’égard du PDJ, il était inévitable que figure une composante raciste dirigée dans une large mesure contre la communauté des Coréens vivant au Japon. À l’extrême droite de ce bloc se trouve une organisation appelée Zaitokukai (abréviation de Zainichi tokken o yurusanai shimin no kai, l’Association des citoyens contre les privilèges spéciaux des zainichi). Dans le contexte de la vague d’hostilité aux Coréens alimentée par des événements tels que l’atterrissage du président Myung-bak à Takeshima (un archipel revendiqué par le Japon et la Corée du Sud) en août 2012, la Zaitokukai et d’autres groupes ont organisé une série de manifestations véhémentement anticoréennes à Tokyo en 2012. Selon une estimation prudente, 1 000 à 1 500 personnes auraient pris part à ces manifestations. D’autres événements similaires ont eu lieu en 2013 et 2014.

Depuis lors, toutefois, la participation aux rassemblements anticoréens est en net recul, et cette tendance est apparue avant le passage de la loi contre les discours de haine.

Un facteur particulièrement déterminant de l’essoufflement du mouvement a été le retour du PLD au pouvoir à la suite de sa victoire écrasante aux élections générales de 2012. La chute du PDJ et la constitution du nouveau cabinet conservateur dirigé par le Premier ministre Shinzô Abe ont privé la droite de toute cause commune autour de laquelle se rassembler.

Pendant les années où le PDJ avait été au pouvoir, les forces de droite avaient attisé l’hostilité à ce parti et aux Coréens en traitant le PDJ de « parti des Coréens » et en affirmant que plusieurs membres du cabinet étaient des Zainichi ou des Coréens naturalisés. Bien évidemment, les Coréens zainichi n’ayant pas la citoyenneté japonaise, la loi ne les autorise pas à siéger à la Diète, mais ces subtilités échappaient à la coalition de droite contre le PDJ.

Avec le second cabinet Abe – très ancré à droite – cette propagande fondée sur la peur et dénuée de sens a perdu son efficacité. Le changement idéologique intervenu dans les plus hautes sphères de la vie politique a privé les groupes fondés sur la haine des Coréens du plus gros de leurs munitions.

La répression

Le glissement des groupes anticoréens vers l’extrémisme, et les conséquences qu’il a eues, ont également contribué à la baisse de la participation à ces groupes.

En 2010, plusieurs membres de la Zaitokukai ont été arrêtés, jugés et reconnus coupables de délits tels qu’entrave par la force à l’activité économique et effraction, après avoir pris d’assaut le bureau du syndicat des enseignants de la préfecture de Tokushima et proféré des menaces à l’encontre des responsables et des membres de ce syndicat. Une femme a également porté plaine contre l’organisation pour les souffrances morales subies à cette occasion et, en avril 2016, le tribunal de grande instance de Takamatsu a condamné la Zaitokukai à verser plus de quatre millions de yens de dédommagements.

À partir de la fin de l’année 2009, la Zaitokukai s’est lancée dans une campagne de manifestations tapageuses devant les écoles coréennes de Kyoto, en utilisant des mégaphones pour traiter les élèves de cancrelats et d’asticots. En août 2010, la police de la préfecture de Kyoto a ouvert une enquête sur les responsables de l’organisation dans le cadre de ces incidents. En décembre 2014, la cour suprême a entériné un arrêt du tribunal de grande instance condamnant le groupe à payer à l’école 120 millions de yens de dommages et intérêts. L’agence publique de renseignement de sécurité, qui a identifié la Zaitokukai comme un groupe d’extrême droite xénophobe, a mentionné ces activités dans son rapport annuel Kaiko to tenbô (Bilan et perspectives de la situation intérieure et extérieure).

Bref, il y a déjà quelque temps que les activités de ces groupes de la haine se heurtent à la répression policière et judiciaire (qui n’a pas attendu le passage de la loi contre les discours de haine pour sévir), avec l’effet de douche froide qui en a résulté sur le soutien extérieur et la participation. Même au sein de la Zaitokukai, les tactiques extrémistes du groupe ont suscité les réserves d’un petit nombre de membres, et on peut supposer qu’ils ont été plus nombreux à prendre leur distance sans faire de bruit et à ne rester membres que de nom.

Le passage de la loi contre les discours de haine, arrivé juste après ces coups infligés au mouvement des rassemblements de la haine, ne constitue au mieux qu’un genre de coup de grâce.

Le cybernationalisme : un terreau fertile pour la haine

Mais seule une toute petite fraction de ces Japonais favorables aux idées fanatiques de la Zaitokukai et autres groupes xénophobes a choisi de descendre dans la rue pour participer à une manifestation ou un rassemblement. La « majorité silencieuse » du mouvement est constituée par la netto uyoku ou neto-uyo, une expression forgée pour désigner des cybernationalistes qui déversent en permanence leur haine sur Internet via les forums, les réseaux sociaux et tout particulièrement les sites de partage de vidéos. L’Internet japonais est un havre pour les discours et la propagande xénophobes, colportés à grand renfort de rumeurs mensongères, de bruits alarmistes et de désinformation – en témoignent les accusations sans fondement selon lesquelles les Coréens auraient massacré des millions de Japonais après la Seconde Guerre mondiale et ils contrôleraient les grands médias nippons. Ce genre d’activités en ligne constitue le « berceau de la haine » qui est à l’origine des rassemblements, et il continue de prospérer. C’est un problème auquel la loi contre les discours de haine ne s’attaque en aucune manière.

Les groupes d’extrême droite mettent sans discontinuer leurs vidéos anticoréennes en ligne sur des sites comme YouTube. Ces vidéos incendiaires alimentent une armée de réserve pour la prochaine vague de rassemblements de la haine et d’hostilité contre les Coréens. Certes, des mesures ont été prises ici et là pour mettre un frein à ce mouvement. Dwango, qui exploite le site de partage de vidéos Niconico, a fermé les comptes de la Zaitokukai et YouTube a pris des dispositions pour mettre un terme au partage des recettes publicitaires avec ses adhérents de droite spécialisés dans les vidéos de haine contre les Coréens. Grâce à ces initiatives, le nœud se resserre peu à peu. Mais il reste beaucoup à faire.

Le gouvernement a désigné le tourisme international comme un des grands axes de son projet à long terme de relance de l’économie. En 2020, le Japon va être le théâtre d’un gigantesque afflux de visiteurs étrangers attirés par les Jeux olympiques de Tokyo. Dans ces circonstances, il n’est pas exagéré de dire que l’épidémie de discours xénophobes nuit aux intérêts nationaux du Japon. Le gouvernement doit prendre des mesures décisives et faire le nécessaire sur le plan législatif pour mettre une fois pour toutes un terme à cette peste.

(D’après l’original en japonais écrit le 4 juillet 2016. Photo de titre : une manifestation anticoréenne de l’extrême droite a été interrompue juste après son départ, le 5 juin 2016, à Kawasaki. Jiji Press.)

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