Le néomercantilisme irréfléchi de Trump : une menace pour le Japon ?

Économie

Après deux décennies de relative tranquillité dans les relations économiques entre le Japon et les États-Unis, le président Donald Trump semble déterminé à s’embarquer dans une croisade commerciale obéissant à des motivations politiques. Tani Sadafumi, journaliste économique chevronné, qui n’a pas oublié le « dénigrement du Japon » (Japan bashing) en vigueur à la fin des années 1980 et au début des années 1990, s’interroge sur l’efficacité de cette approche intransigeante des relations bilatérales et dénonce les dangers qu’elle comporte.

Depuis l’investiture de Donald Trump à la présidence des États-Unis en janvier dernier, la certitude consternante s’est imposée qu’il avait bel et bien l’intention de tenir les engagements pris pendant la campagne électorale, du moins pour une bonne partie d’entre eux et notamment ceux qui relevaient du commerce international. En vérité, l’une des premières promesses de M. Trump concernait le retrait de son pays du Partenariat transpacifique (TPP), un ambitieux projet de libre échange mené par les États-Unis. La nouvelle administration a renoncé à cette approche multilatérale en faveur de pourparlers bilatéraux étroitement ciblés – négociations qui promettent d’être rudes. Mais quels gains les États-Unis peuvent-ils espérer en désignant le Japon comme un adversaire commercial ?

Un rejet irréfléchi du multilatéralisme

L’approche pure et dure de « l’Amérique d’abord » adoptée par la nouvelle administration a été clairement formulée dans une interview récente de Peter Navarro, la président du tout nouveau Conseil national pour le commerce. Dans l’article en question, publié le 8 mars par le Wall Street Journal, le tsar du commerce de M. Trump exprimait ouvertement l’intention de l’administration de serrer la vis à ses partenaires commerciaux : « Tout pays, disait-il, avec lequel nous avons un important déficit commercial doit travailler avec nous sur une base produit par produit et secteur par secteur, en vue de réduire ce déficit en un temps déterminé. »

Robert Lighthizer, le représentant au commerce extérieur choisi par M. Trump, a été plus spécifique lors de son audience de confirmation de la mi-mars, au cours de laquelle il a désigné le Japon comme « une cible primordiale [...] pour l’accroissement de l’accès à l’agriculture ». Le secrétaire au commerce Wilbur Ross – un ancien banquier et investisseur connu jusque-là pour son point de vue équilibré et bien informé sur le Japon – s’est apparemment senti obligé de faire écho à la ligne populiste adoptée par M. Trump à l’égard de la Chine, du Japon et d’autres pays avec lesquels les États-Unis entretiennent un déficit commercial chronique.

Le Japon, s’inclinant devant le changement d’orientation opéré par l’administration Trump, a donné son accord pour la tenue d’un nouveau forum bilatéral pour le dialogue économique, où le vice-président Mike Pence et le vice-Premier ministre Asô Tarô seront chargés de la supervision des négociations. Le ministère japonais des Affaires étrangères a annoncé que les pourparlers seront axés sur les trois grands domaines que constituent la politique économique, la coopération sur l’infrastructure et l’énergie et les règles présidant au commerce et à l’investissement. Mais, si l’on se fie aux commentaires formulés entre autres par M. Navarro, il va être difficile d’aborder d’autres sujets que l’objectif de correction des « déséquilibres » que M. Trump attribue à divers domaines, notamment l’industrie automobile et la production agricole.

Il semble désormais clair que M. Trump parle sérieusement lorsqu’il s’agit des échanges internationaux. Mais savoir s’il a raison est une toute autre affaire. L’enjeu ne se limite pas à la souffrance qu’une approche bilatérale axée sur les résultats peut infliger aux pays ciblés par l’administration Trump. La question se pose aussi de savoir si les gains à tirer de ces négociations compensent les pertes infligées aux relations nippo-américaines en termes de temps, d’effort et de coût potentiel.

Un dénigrement du Japon obéissant à des motivations politiques

Le dernier désaccord commercial sérieux entre les États-Unis et le Japon remonte à une vingtaine d’années. Dans les années 1980, quand le déclin des activités manufacturières aux États-Unis est devenu un problème politique majeur, le conflit s’est enflammé à propos des échanges dans des secteurs comme l’automobile, les semi-conducteurs, la construction, les équipements de télécommunication, les produits agroalimentaires. Au milieu des années 1980, le monde des affaires et celui du travail s’étaient mis d’accord aux États-Unis pour réclamer des mesures agressives contre les pays qui « ne jouaient pas franc jeu », et le Japon, qui occupait une large part dans le déficit commercial des États-Unis, constituait une cible évidente. Une longue période de dénigrement du Japon s’est amorcée, nourrie par les forces politiques intérieures qui encourageaient Washington à exercer une forte pression sur le Japon.

En 1988, le Congrès a fini par prendre l’affaire en mains en adoptant la Loi sur le commerce extérieure et la concurrence, entérinée par la signature du président Ronald Reagan. Ce texte recouvre un vaste éventail de domaines, mais la clause la plus célèbre et la plus controversée est la « Super 301 », qui autorisait l’administration à prendre toute mesure appropriée contre les pays accusés d’être engagés dans des pratiques commerciales déloyales(*1). En 1989, quand les États-Unis ont inscrit le Japon sur la liste des « pays prioritaires » au titre de la Super 301, le conflit bilatéral a pris les dimensions d’une guerre commerciale.

En 1990, suite à une recommandation de Carla Hills, la représentante au commerce extérieur des États-Unis, le président George Bush a rayé le Japon de la liste des pays prioritaires au titre de la Super 301, en invoquant des progrès dans les négociations commerciales. Cette décision a suscité de vives critiques parmi les membres du Congrès. Les faucons en matière d’échanges extérieurs se sont amèrement plaints que l’exécutif passait outre à la volonté du Congrès et que le retrait du Japon de la liste des pays prioritaires bafouait une clause qui avait été rédigée spécifiquement à l’intention du Japon. Ce fut un épisode crucial, qui révéla aux responsables japonais l’importance des enjeux politiques liés à la question des échanges commerciaux entre le Japon et les États-Unis.

Les négociations commerciales bilatérales entre le Japon et les États-Unis se sont par ailleurs poursuivies dans le cadre multilatéral du très long cycle d’Uruguay (1986-1994) de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT). Dès le milieu des années 1990, divers accords bilatéraux avaient été conclus dans plusieurs domaines essentiels de production. L’Organisation mondiale du commerce avait été fondée et la stratégie de Washington avait changé d’axe. Par la suite, les États-Unis, perdant patience face à la lenteur des progrès des négociations de l’OMC, ont lancé le TPP, conçu comme un vaste cadre régional susceptible d’accélérer à l’échelle mondiale la progression du libre-échange et de l’investissement, ainsi que la protection des droits de propriété. Aujourd’hui, Washington a brusquement abandonné le TPP pour revenir à la vieille stratégie des négociations bilatérales avec les pays qui ont le culot d’exporter davantage de marchandises aux États-Unis qu’ils n’en importent. Peut-être le moment est-il venu de revoir et de réévaluer cette stratégie.

Chronologie des relations commerciales entre le Japon et les États-Unis

1970-1972 Les négociations nippo-américaines sur le secteur textile déclenchent le premier conflit commercial de l’après-guerre entre les deux pays
1973-1979 Cycle de Tokyo du GATT
1981-1984 Le Japon adopte de son propre chef des quotas sur les exportations automobiles à destination des USA
1983-1988 Comité nippo-américain yen-dollar
1985-1986 Négociations MOSS (axées sur le marché et ciblant des secteurs spécifiques)
1985 L’industrie américaine des semi-conducteurs demande au représentant au commerce extérieur des États-Unis l’application de la Section 301 en réponse aux barrières commerciales japonaises
Accord du Plazza relatif à l’intervention sur le marché des changes en vue de renforcer le yen
1986-1994 Cycle d’Uruguay du GATT
1988 Le Japon et les USA parviennent à un accord sur le bœuf et les agrumes
Le Japon et les USA parviennent à un accord sur la construction
1989 Le Japon et les USA parviennent à un accord sur les équipements de télécommunication
1989-1990 Initiative nippo-américaine sur les obstacles structurels
Négociations nippo-américaines Super 301
1993-1998 Négociations-cadres nippo-américaines
1995 Fondation de l’Organisation mondiale du commerce
1996 Le Japon et les USA parviennent à un accord sur les semi-conducteurs
1997-2001 Dialogues entre le Japon et les USA sur la déréglementation
2015 12 pays, dont les USA et le Japon, parviennent à un accord global en vue du TPP
2017 Les USA annoncent qu’ils se retirent du TPP
Lancement du dialogue économique entre le Japon et les USA

(*1) ^ La Section 301, qui faisait à l’origine partie de la Loi de 1974 sur le commerce, a été renforcée par le biais d’un amendement à la Loi générale de 1988 sur le commerce extérieur et la concurrence. La « Super 301 », selon l’expression qui s’est imposée pour désigner la clause renforcée, faisait obligation au représentant au commerce extérieur de publier un rapport sur les priorités du commerce extérieur des États-Unis, de rédiger une liste des pays prioritaires qui se livraient à des pratiques commerciales déloyales, d’effectuer des enquêtes sur tout pays identifié comme tel et de négocier avec lui, et d’imposer des sanctions en cas de nécessité. L’inscription du Japon sur la liste des partenaires déloyaux en 1989 a été à l’origine de négociations qui ont débouché sur des concessions du Japon dans les domaines des superordinateurs, des satellites de télécommunication et des produits forestiers. La Super 301 a expiré en 1991, mais elle a été remise en vigueur à plusieurs reprises au milieu et à la fin des années 1990. — n.d.l.r

L’indignation légitime des Américains

Ceci étant, à quels résultats les négociations commerciales des années 1980 et 1990 entre le Japon et les États-Unis ont-elles abouti pour chacun de ces pays ?

Comparée aux autres négociations qui se sont tenues à cette époque, on peut dire que l’Initiative sur les obstacles structurels (IOS, 1989-1990) a été relativement productive. Contrairement aux négociations de l’époque portant sur un secteur ou un produit spécifique, ces pourparlers ont, pour la première fois, été consacrés à l’identification et à la résolution des problèmes structurels sous-jacents au déséquilibre commercial entre le Japon et les États-Unis, y compris les relations d’affaires à long terme au sein des groupes japonais d’entreprises keiretsu et d’autres barrières commerciales non tarifaires inhérentes à l’environnement économique du Japon.

L’IOS a débouché sur un assouplissement significatif des dispositifs réglementaires régissant la création d’activités de commerce de détail de grande envergure, et sur le renforcement de la Loi contre les monopoles ainsi que de la Commission japonaise de la concurrence. La libéralisation du secteur japonais de la vente au détail, qui a entraîné la prolifération des grands magasins comme Toys R Us, a certainement été une bonne nouvelle pour le consommateur japonais, même si elle a indéniablement produit aussi des effets négatifs.

Washington a mis l’accent sur les avantages procurés au consommateur japonais moyen et présenté les pourparlers commerciaux comme une campagne en faveur de tout ce qu’il y a de bien et de juste. Bien entendu, l’objectif des États-Unis était tout simplement de promouvoir leur industrie, confrontée à la concurrence mondiale. Mais ils se sont drapés plus souvent que de raison dans le manteau de la supériorité morale et de l’engagement dans une croisade pour la vérité, la justice et l’« American way ». On peut dire en vérité que cette façon de procéder est une constante du comportement des États-Unis dans les négociations ; une autre caractéristique notable étant leur tendance à aborder les échanges dans l’idée que l’une des parties doit émerger comme victorieuse et l’autre comme perdante. Le bureau du représentant au commerce extérieur des États-Unis, qui est chargé de mener les négociations commerciales bilatérales et multilatérales, se trouve dans le Winder Building, un modeste bâtiment de cinq étages voisin de la Maison blanche. Mais il ne faut pas se fier à la taille réduite du bâtiment, car l’agence emploie en fait une armée d’avocats habiles et chevronnés. Quand la pression monte dans les négociations, celles-ci ont tendance à prendre la tournure d’une bataille juridique de dimension historique.

Confronté à ce mur d’intransigeance et de bonne conscience, les Japonais ont eu tendance à verser dans la frustration. Pour être juste, il faut souligner que les négociateurs japonais et leur homologues américains développent souvent des liens personnels étroits qui perdurent bien longtemps après la fin des négociations. J’imagine qu’un rapprochement spécial s’opère entre personnes qui ont traversé ensemble une aussi rude épreuve. En revanche, chez les politiciens et les fonctionnaires qui restent à l’écart des négociations au sens strict du terme, il semble que le processus ait toujours nourri une certaine rancœur à l’égard des Américains. On a pu observer la même tendance chez les citoyens japonais ordinaires, qui ont entendu parler des négociations par les médias. Bref, il ne fait pas de doute que les négociations commerciales des années 1980 et 1990 entre le Japon et les États-Unis ont alimenté un sentiment d’hostilité très répandu qui persiste encore de nos jours.

Une perception à courte vue des échanges internationaux

En fin de compte, le Japon comme les États-Unis ont payé un lourd tribut pour les accords auxquels ils sont parvenus sur divers produits et obstacles structurels. La grande question qui se pose est de savoir si ces accords ont remédié au déficit commercial entre nos pays. Et la réponse est clairement négative. À supposer qu’ils aient eu un quelconque effet sur les volumes globaux des échanges, celui-ci est resté extrêmement limité, et ce pour la raison fondamentale que le gros du déséquilibre tenait davantage à des facteurs macroéconomiques qu’à des pratiques commerciales déloyales.

Outre cela, étant donné que les échanges sont par nature multilatéraux, l’ensemble du paysage n’est pas pris en compte à partir du moment où on les aborde dans un cadre strictement bilatéral. Certes, en 2016, le Japon avait un excédent commercial de 10 000 milliards de yens avec les États-Unis, mais il enregistrait un déficit avec d’autres partenaires commerciaux, dont la Chine, l’Association des nations d’Asie du Sud-Est, l’Australie, la France et l’Italie, sans parler des pays du Moyen-Orient producteurs de pétrole.

La focalisation étroite de l’administration Trump sur le commerce des biens est un autre exemple de pensée à courte vue et passée de mode. Jadis, les excédents chroniques du Japon dans le domaine des marchandises s’accompagnaient d’un gigantesque déficit dans le vaste secteur des services, et notamment les transports maritimes, le tourisme, les droits de propriété intellectuelle et les télécommunications. Mais en ce qui concerne les biens, les exportations japonaises se sont effondrées après le Grand tremblement de terre de l’Est du Japon, survenu en 2011, pour ne redevenir excédentaires qu’en 2016. Dans le même temps, le déficit dans le domaine des services a diminué. Plus important, le compte d’affectation du revenu primaire – où sont enregistrés les revenus des investissements étrangers, y compris les profits générés par les installations de production à l’étranger ainsi que les intérêts et dividendes des actions et obligations étrangères – est devenu la source la plus fiable d’excédents de la balance japonaise des paiements internationaux.  En 2016, le compte japonais d’affectation du revenu primaire a enregistré un excédent de 18 100 milliards de yens, soit plus du triple des 5 600 milliards de son excédent dans le domaine des marchandises.

Tendances de la balance japonaise des paiements internationaux

(milliers de milliards de yens)

Compte courant Marchandises Services Compte primaire
1985 11,9 12,9 -2,2 1,6
1990 6,4 10,0 -6,1 3,2
2000 14,0 12,6 -5,2 7,6
2005 18,7 11,7 -4,0 11,8
2007 24,9 14,1 -4,3 16,4
2009 13,5 5,3 -3,2 12,6
2012 4,7 -4,2 -3,8 13,9
2013 4,4 -8,7 -3,4 17,6
2014 3,9 -10,4 -3,0 19,4
2015 16,2 -0,8 -1,9 21,0
2016 20,3 5,5 -1,1 18,1

Source : statistiques de la balance des paiements du ministère des Finances

Au cours de la même période, il est indéniable que les États-Unis ont enregistré un gigantesque déficit commercial dans le domaine des marchandises, à hauteur de 750,1 milliards de dollars (approximativement 80 000 milliards de yens). Mais, avec un montant de 247,8 milliards de dollars (approximativement 27 000 milliards de yens), leur excédent dans le domaine des services était le plus élevé du monde.

Un appât pour les masses

Toute tentative en vue de niveler par la force la balance des échanges entre deux pays repose sur une simplification outrancière des dynamiques à l’œuvre dans le commerce et l’investissement international. Or, si l’on en croit des sources bien informées au sein du gouvernement japonais, la majorité des fonctionnaires américains en charge des échanges internationaux le savent parfaitement. Ceci étant, on serait en droit de penser qu’une discussion rationnelle entre les parties concernées leur permettrait d’échapper à une nouvelle conflagration commerciale.

Malheureusement, la situation actuelle ne laisse pas beaucoup de place à l’optimisme à cet égard. Comme dans les années 1980, le dénigrement du Japon constitue un appât qu’il est bien tentant d’utiliser en politique. L’idée de pertes d’emplois américains qui profitent à un partenaire commercial hostile et déloyal est facile à comprendre et gagne rapidement du terrain. Dire que le Japon inonde les États-Unis de ses exportations tout en fermant délibérément sa porte aux importations flatte les électeurs en colère contre les pertes de bons emplois américains, particulièrement ceux de la Rust Belt (« ceinture de rouille », région désindustrialisée) du Midwest. Et il est bien connu que M. Trump a gagné l’élection présidentielle en jouant sur la frustration et le malaise de ces électeurs-là.

Grâce au triomphe électoral du populisme version Trump, il semble qu’un épisode nauséabond de l’histoire de l’après-guerre soit voué à se répéter. Une fois de plus, des gens qui devraient pourtant être mieux avisés se lancent dans une campagne futile en vue de corriger des déséquilibres commerciaux aux racines macroéconomiques en tapant sur la table au niveau bilatéral. Nous avons déjà eu l’occasion de voir l’impact que ce genre de croisade peut avoir sur les relations bilatérales, et les enjeux à l’échelle de la région sont plus importants aujourd’hui que jamais. Le néomercantilisme irréfléchi de M. Trump est en vérité lourd de menaces.

(Photo : le vice-Premier ministre Asô Tarô et le vice-président des États-Unis Mike Pence lors d’une conférence de presse commune au Bureau du Premier ministre à Tokyo, le 18 avril 2017, suite à l’ouverture d’un nouveau dialogue économique bilatéral. Jiji Press)

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