La volte-face d’Abe Shinzô en vue des législatives

Politique

Après la défaite électorale essuyée par son parti lors des élections à l’Assemblée métropolitaine de Tokyo du mois de juillet 2017, le Premier ministre japonais Abe Shinzô a été contraint non seulement de procéder à un remaniement de son gouvernement mais aussi de revoir son calendrier de réforme de la Constitution du Japon et de reconsidérer sa stratégie politique. Le grand reporter Takahashi Masamitsu fait le point sur les événements qui ont ébranlé l’optimisme affiché jusqu’alors par M. Abe et affecté le monde politique japonais à l’heure où les prochaines élections législatives se profilent à l’horizon (*1).

Au début du mois d'août 2017, le taux d'approbation du gouvernement japonais est tombé si bas qu'Abe Shinzô a pris des mesures radicales pour mettre à bas l'impression grandissante que lui et ses alliés s'étaient laisser griser par le pouvoir. Le 3 août, il a présenté son nouveau gouvernement – le troisième depuis son retour au pouvoir en 2012 (voir article Pourquoi Abe Shinzô a-t-il remanié son gouvernement ?) –, et s'est excusé publiquement pour les polémiques qui ont tant choqué les électeurs. M. Abe va-t-il pour autant réussir à retrouver suffisamment la confiance du public pour être en mesure d'assumer un troisième mandat à la tête de sa formation, le Parti libéral-démocrate (PLD) ? Le monde politique japonais est entré dans une période d'instabilité avec en toile de fond la perspective des prochaines élections à la présidence du PLD et à la Chambre des représentants (ou Chambre basse) de la Diète japonaise, prévues respectivement pour septembre et décembre 2018.

Le vote sanction des électeurs de Tokyo

Les résultats des élections à l'Assemblée métropolitaine de Tokyo du 2 juillet 2017 ont constitué un coup de semonce pour Abe Shinzô et son parti. Ce jour-là en effet, le PLD a enregistré une défaite historique avec à peine 23 des 127 sièges de l'Assemblée métropolitaine, soit 15 de moins que lors du précédent scrutin où il avait déjà dû se contenter de 38 sièges. Dans le même temps, le Tomin first no kai – « Les Citoyens de Tokyo d'abord » (TFK), le groupe politique de Koike Yuriko, gouverneure de Tokyo depuis le 31 juillet 2016 – a remporté 55 sièges (voir article Les ambitions politiques de Koike Yuriko, première femme à la tête de Tokyo). Quant au Kômeitô, partenaire de longue date du PLD au sein de la coalition au pouvoir, il a décidé de faire alliance avec le TFK lorsqu'il a senti le vent tourner. Et en obtenant 23 sièges, il a démontré la solidité de sa base. Pour le parti d'Abe Shinzô, le scrutin de Tokyo s'est donc soldé par une sanction et un avertissement : l'électorat japonais pourrait fort bien laisser tomber le PLD pour peu qu'on lui propose une alternative valable.

Les sondages à l'échelle nationale effectués peu après l'élection ont révélé que le désaveu de M. Abe ne se limitait pas à un phénomène urbain isolé. À peine un tiers des personnes interrogées ont en effet déclaré qu'elles soutenaient le gouvernement, une baisse considérable par rapport aux chiffres du mois précédent. D'après les résultats de l'enquête menée par l'agence Jiji Press, le pourcentage des réponses favorables au Cabinet d'Abe Shinzô était seulement de 29,9 %. Or au Japon, on considère qu'aucun premier ministre ne peut se maintenir longtemps en place à partir du moment où le taux d'approbation de son gouvernement passe en dessous de la barre fatidique des 30 %.

Une baisse de popularité suite à des scandales

La cause principale de la désaffection subite du public pour M. Abe est une série de scandales dont il est considéré, à juste titre, comme responsable. À commencer par l'affaire Kake Gakuen (l'école Kake). Le Premier ministre et son entourage sont soupçonnés d'avoir exercé des pressions sur le ministère de l'Éducation, de la Culture, des Sports, des Sciences et de la Technologie en vue de l'ouverture, sans appel d'offres, d'une école vétérinaire destinée à Kake Kotarô, un ami d'Abe Shinzô. À cela il faut ajouter les déclarations intempestives d'Inada Tomomi, ministre de la Défense et protégée de M. Abe. Mme Inada a affirmé publiquement que les Forces d'autodéfense japonaises (FAD) soutenaient le parti au pouvoir dans le cadre des élections à l'Assemblée métropolitaine de Tokyo alors que les FAD sont tenues à une stricte neutralité politique. Elle a d'ailleurs été contrainte de démissionner le 28 juillet 2017, à la suite d'une autre polémique liée à la dissimulation de documents militaires. Enfin au milieu du mois de juin, il y a eu la décision hautement controversée – et complètement inhabituelle dans les traditions parlementaires japonaises – de la coalition au pouvoir de passer en force la Loi sur les associations de malfaiteurs, sans tenir compte du vote de la Commission sur les affaires judiciaires de la Chambre des conseillers (ou Chambre haute). Et ce, par souci d'aller au plus vite à l'approche de la fin de la session parlementaire en cours. Pour le public japonais, ces dérapages sont l'illustration du comportement despotique de la clique au pouvoir autour d'Abe Shinzô et de la façon dont celle-ci a fini par se considérer comme invulnérable.

Si les choses en sont arrivées là, c'est à cause des succès retentissants enregistrés au niveau national par le PLD aux quatre dernières élections législatives (y compris à la Chambre haute) et du soutien indéfectible que le public a manifesté pendant plusieurs années vis-à-vis du gouvernement d'Abe Shinzô. Mais en l'espace d'un mois, le capital de confiance dont jouissait le Premier ministre s'est effrité à en juger par la défaite cuisante du PLD aux élections de l'Assemblée métropolitaine de Tokyo et la dégringolade du gouvernement dans les sondages. Du coup pour Abe Shinzô, la perspective d'un troisième mandat en tant que président du Parti libéral-démocrate – une ambition qui lui tient particulièrement à cœur – est en train de s'estomper. Conscient que toute aggravation du déclin de sa popularité pourrait inciter les membres de son propre parti à le « laisser tomber », le Premier ministre a cherché à calmer les critiques et à raffermir sa position en faisant appel à une nouvelle équipe de ministres et de dirigeants du PLD.

(*1) ^ Depuis la rédaction de cet article, il y a tout juste un mois, les événements se sont précipités sur la scène politique japonaise. Le 25 septembre, le Premier ministre japonais a annoncé la dissolution de la Chambre basse de la Diète et l’organisation d’élections législatives anticipées dès le 22 octobre 2017. Et le même jour, la gouverneure de Tokyo Koike Yuriko a fait savoir qu’elle prenait la tête d’un nouveau parti. Mais l’analyse de Takahashi Masamitsu n’en reste pas moins d’une remarquable pertinence.

Le nouveau visage du gouvernement de M. Abe

Il n'y a pas eu toutefois de changement dans les plus hautes instances du gouvernement et du Parti libéral-démocrate. Le vice-Premier ministre Asô Tarô, le secrétaire général du Cabinet Suga Yoshihide et le secrétaire général du PLD Nikai Toshihiro ont tous conservé leur poste. Dans ses choix, Abe Shinzô a largement tenu compte du contexte politique et de l'opinion publique. Kishida Fumio, jusque-là ministre des Affaires étrangères et l'un des candidats les mieux placés pour succéder à M. Abe, a vu son souhait de prendre la direction de la Commission de recherche politique du PLD exaucé. Par ailleurs, le nombre de portefeuilles confiés au clan Kishida a doublé, passant de deux à quatre, car le Premier ministre voulait impliquer au maximum son plus grand rival potentiel.

Plusieurs nominations semblent avoir eu pour objet de désamorcer les accusations de favoritisme et de copinage politique. C'est ainsi qu'Abe Shinzô a fait appel à Noda Seiko pour le ministère des Affaires intérieures et des Communications alors que celle-ci, une concurrente directe à la présidence du PLD, avait envisagé de se présenter contre lui aux élections de 2015 et s'est dite prête à faire de même à celles de 2018. Il a en outre confié le ministère des Affaires étrangères à Kôno Tarô – fils aîné de Kôno Yôhei, lui-même ministre des Affaires étrangères de 1994 à 1996 et de 1999 à 2001 –, un modéré partisan du consensus, connu pour son franc-parler. Le choix de Kôno Tarô pour ce poste de premier plan pourrait aussi s'inscrire dans le cadre d'une stratégie visant à briser l'élan de Kishida Fumio. M. Kôno fait partie du puissant clan Asô du PLD où aucun candidat au pouvoir de la prochaine génération ne s'est encore clairement affirmé. S'il se révèle à la hauteur de sa tâche en tant que ministre des Affaires étrangères, il risque fort de se retrouver rapidement en lice pour l'élection à la présidence du PLD.

Aussitôt après le remaniement ministériel opéré par M. Abe, les sondages ont révélé que le taux d'approbation du gouvernement avait grimpé de 2 à 9 points de pourcentage. L'enquête menée par l'agence Jiji Press a montré quant à elle une progression de 6,7 %. Avec 36,6 % d'opinions favorables, le Premier ministre et son entourage doivent certainement se sentir plus à l'aise. Reste à savoir si Abe Shinzô va pouvoir continuer sur cette lancée. Dans tous les sondages, à l'exception de celui de l'agence Kyodo News, les critiques vis-à-vis de son gouvernement l'emportent sur les avis favorables. Si le Cabinet remanié réussit à retrouver le soutien de près de la moitié des électeurs, le Premier ministre sera en mesure d'obtenir un troisième mandat en tant que président du PLD. Mais dans le cas où son taux d'approbation plongerait à nouveau en chute libre, il lui faudra beaucoup de chance pour terminer son second mandat. Les résultats des sondages d'opinion des prochains mois devraient donc jouer un rôle déterminant dans l'avenir du gouvernement de M. Abe.

L'ajournement de la réforme de la Constitution

Les dirigeants de l'Archipel ont perdu leur fière assurance et dans le même temps, ils ont dû renoncer au calendrier ambitieux du Premier ministre en ce qui concerne la révision de la Constitution.

Au début du mois de mai 2017, Abe Shinzô a déclaré qu'il voulait que la nouvelle version de la Constitution entre en vigueur au plus tard en 2020. Il a demandé au PLD de soumettre un projet aux commissions pour la réforme constitutionnelle de la Diète au cours d'une session extraordinaire convoquée en automne. Le Premier ministre envisageait, semble-t-il, d'une part de faire voter les amendements à la fin de la session parlementaire ordinaire de 2018 – avec l'appui du parti pro-révision Nippon ishin no kai (Parti pour la restauration du Japon), de façon à disposer de la majorité des deux tiers à la Chambre des représentants –, et de l'autre, d'organiser un référendum constitutionnel en même temps que les élections à la Chambre basse. Ce calendrier excluait toute dissolution de la Diète avant l'été 2018 ainsi que l'éventualité d'une perte de la majorité des deux tiers au parlement par les partisans de l'amendement de la Constitution.

Bien entendu, Abe Shinzô savait pertinemment qu'en tentant de faire amender la Constitution japonaise dans un délai aussi bref, il s'exposait à une levée de boucliers de la part de l'opposition, en particulier du Parti démocrate (PD), et à une réaction de mécontentement qui aurait une incidence sur les élections législatives et le référendum. Il était en même temps persuadé que le soutien du public dont il jouissait et son dynamisme politique lui permettraient de survivre à une confrontation aussi directe. Mais tout cela a changé après les élections à l'Assemblée métropolitaine de Tokyo de juillet 2017.

Le scrutin de Tokyo a montré clairement que le PLD n'avait plus les moyens de mobiliser les électeurs à l'échelle locale sans l'appui du Kômeitô. Ce qui a eu pour effet d'accroître considérablement l'influence de ce parti dans le monde politique au moment où la date des prochaines élections législatives se rapproche. Le Kômeitô envisage pour sa part avec une extrême méfiance un éventuel amendement de l'Article 9 de la Constitution par lequel « le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation » et il a dit expressément qu'il s'opposerait à toute révision qui se ferait sans tenir aucun compte de l'opposition. Ce que voyant, Abe Shinzô a fait marche arrière par rapport à son calendrier initial en disant qu'il « laissait au parti » le soin de régler la question avec l'opposition.

La date des élections : une question épineuse

La décision du Premier ministre de ne pas brusquer la réforme de la Constitution a changé la donne concernant la programmation des prochaines élections à la Chambre des représentants. Certains ont même pensé qu'Abe Shinzô allait dissoudre la Chambre basse juste à temps pour pouvoir organiser des élections anticipées le 22 octobre, date à laquelle des élections législatives partielles se tiendront dans la quatrième circonscription d'Aomori, la troisième circonscription d'Ehime et la cinquième circonscription de Niigata. Il semble peu probable que M. Abe puisse prendre une telle décision aussitôt après avoir remanié son gouvernement (*1), mais il n'est pas totalement exclu qu'il organise les élections à la Chambre basse plus tard dans l'année.

M. Abe a le choix entre quatre options pour la date des prochaines élections législatives. La première consisterait à programmer le scrutin avant la fin de l'année 2017. La seconde, à le faire coïncider avec le début de la prochaine session de la Diète, au mois de janvier 2018. La troisième, à choisir le printemps ou le début de l'été entre le vote du budget pour l'année fiscale (1er avril-31 mars) 2018 et la fin de la session parlementaire. La quatrième serait d'attendre le résultat des élections à la présidence du PLD du mois de septembre 2018, et d'organiser les législatives entre les mois de septembre et de décembre où les mandats des élus en place arriveront à leur terme.

La plupart des observateurs politiques ne croient pas que la coalition au pouvoir puisse faire aussi bien qu'aux élections de 2014 où elle a balayé l'opposition en s'assurant la majorité des deux tiers à la Chambre des représentants. Et ce, quel que soit le moment choisi pour le scrutin. Mais quelle sera la stratégie mise en œuvre pour limiter les dégâts ? Certains pensent qu'Abe Shinzô va organiser les élections en 2017 pour prendre l'opposition de court sans lui laisser le temps de se préparer. Cette tactique pourrait s'avérer particulièrement payante pour contrer le mouvement politique soutenu par Koike Yuriko, dont il sera question un peu plus loin. Faire le choix d'une date aussi rapprochée que possible permettrait également au Premier ministre de bénéficier du regain de popularité consécutif au remaniement du gouvernement.

Yamaguchi Natsuo, le président du Kômeitô, ne voit pas d'objection à l'organisation du scrutin d'ici la fin de l'année parce que, selon lui, son parti « est toujours prêt pour le combat ». Un tel choix pourrait cependant s'avérer risqué pour M. Abe  : le souvenir de la débâcle du PLD aux élections à l'Assemblée métropolitaine de Tokyo est encore présent dans toutes les mémoires et le nouveau gouvernement n'a pas encore eu l'occasion de faire ses preuves. Si cette stratégie fait long feu et que le PLD – sans inclure ses alliés au sein d'une éventuelle coalition – n'obtient pas la majorité à la Chambre basse, le Premier ministre risque de perdre son poste à la tête du PLD.

Abe Shinzô va certainement tenir compte de tous ces paramètres avant de décider du moment opportun pour le prochain scrutin. Il devrait aussi suivre de près les résultats des élections législatives partielles du 22 octobre 2017 pour avoir une première idée de l'évolution des intentions de vote des Japonais.

(*1) ^ C’est pourtant ce que le Premier ministre a décidé de faire le 25 septembre 2017.

Koike Yuriko, un personnage-clé du paysage politique japonais

Un des acteurs les plus en vue de la scène politique japonaise est la gouverneure de Tokyo Koike Yuriko. La popularité et le sens politique de la première femme à la tête de la capitale du Japon ont contribué au véritable raz-de-marée provoqué par le groupe politique Tomin first no kai – qu'elle a créé le 23 janvier 2017 –, à l'occasion des élections à l'Assemblée métropolitaine de Tokyo du mois de juillet. Un nouveau parti d'envergure nationale dirigé par Mme Koike pourrait remporter suffisamment de sièges, rien que dans la région de la capitale, pour se trouver en mesure de changer l'équilibre des forces en présence au sein de la Diète.

Le 7 août 2017, Wakasa Masaru, élu « indépendant » de la Chambre basse et allié de Mme Koike, a tenu une conférence de presse pour annoncer la formation d'un nouveau groupe politique appelé Nippon first no kai (Le Japon d'abord), une référence directe au Tomin first no kai de la gouverneure de Tokyo. Il a affirmé que son premier objectif était de rallier le soutien d'autres membres de la Diète en vue de former un nouveau parti d'envergure nationale, d'ici la fin de l'année 2017.

Koike Yuriko est de tout évidence favorable à cette initiative bien que, jusqu'à présent, elle ait nié avoir l'intention de s'impliquer à nouveau dans la politique japonaise au niveau national. D'après elle, ce serait Wakasa Masaru qui serait aux commandes. Mais le succès de ce mouvement dépendra certainement du degré de visibilité de l'implication de Mme Koike aux moments clés de son évolution, à commencer par la création d'un nouveau parti et le recrutement de candidats pour les élections législatives(*2). Dans les mois qui viennent, tous les acteurs et les spécialistes du monde politique japonais vont avoir les yeux rivés sur Koike Yuriko, à l'affût du moindre de ses gestes.

(D'après un article en japonais du 21 août 2017. Photo de titre : le Premier ministre japonais Abe Shinzô le 3 août 2017, pendant la conférence de presse où il a annoncé le remaniement de son gouvernement. Jiji Press)

(*2) ^ Le 25 septembre 2017, Koike Yuriko a annoncé la création d’une nouvelle formation politique, le Parti de l’Espoir (Kibô no tô) dont elle a pris la tête. Elle a annoncé le 3 octobre qu'elle ne présenterait pas aux élections législatives anticipées du 22 octobre prochain, mais certains doutent de ses propos.

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