La politique étrangère du Japon après la guerre froide

Le Japon en quête d’une nouvelle identité internationale

Politique Société

Vingt ans se sont écoulés depuis l’effondrement de l’Union soviétique, survenu en 1991. En ce qui concerne le Japon, la quête d’une nouvelle identité constitue l’une des grandes orientations qui ont marqué sa diplomatie au cours de ces deux décennies. L’article qui suit est la première livraison d’une série de textes qui reviennent sur la politique étrangère du Japon au cours de cette période.

L’année 2011 marque le vingtième anniversaire de l’effondrement de l’Union soviétique aussi bien que le dixième anniversaire des attentats terroristes du 11 septembre 2001. Dans les États-Unis d’aujourd’hui, sous la présidence de Barack Obama, l’expression « guerre contre le terrorisme » est sortie de l’usage courant et les principales préoccupations des grandes puissances occidentales sont désormais d’ordre économique, comme en témoignent les crises de l’endettement observées aux États-Unis comme en Europe. Beaucoup de choses ont changé au cours des deux dernières décennies et la guerre froide fait déjà partie du passé.

Le premier ministre Miyazawa Kiichi (le premier à partir de la gauche) au cours d’une réunion du cabinet convoquée pour préparer la reconnaissance officielle de la toute nouvelle Fédération de Russie.

En 1991, lorsque l’Union soviétique s’est disloquée, Miyazawa Kiichi était premier ministre au Japon et le Parti libéral-démocrate (PLD) se trouvait aux commandes depuis 1955, année de sa fondation. Deux ans plus tard, en août 1993, le PLD perdait le pouvoir qu’il détenait sans interruption depuis plus de trente ans : Hosakawa Morihiro devenait premier ministre à la tête d’un gouvernement de coalition dont les libéraux-démocrates étaient exclus. Cet événement marquait le début d’une période de grande instabilité dans les affaires intérieures. Depuis lors, les premiers ministres se sont succédé à une cadence étourdissante. Noda Yoshihiko est le treizième depuis le vote qui a chassé M. Miyazawa du pouvoir en 1993. Quant à l’économie japonaise, qui avait connu un rythme de croissance rapide jusqu’à la fin des années 80, elle a vu ses forces décliner tout au long des deux décennies suivantes. Au cours de cette période, où l’attention des Japonais s’est dans une large mesure focalisée sur leurs problèmes intérieurs, le paysage international a profondément changé.

Comment la diplomatie japonaise a-t-elle réagi à ces bouleversements ? En quoi a-t-elle changé et en quoi est-t-elle restée identique à elle-même ? Voici la première livraison d’une série d’articles dans lesquels nous présenterons une vue d’ensemble de l’activité de la diplomatie japonaise depuis la fin de la guerre froide, en l’éclairant sous des angles divers. Je crois que nous sommes arrivés à un point où il est nécessaire de faire une pause pour réfléchir aux bouleversements qui se sont produits depuis vingt ans et nous interroger sur l’avenir du Japon. Nous verrons ainsi que le pays est en quête d’une nouvelle identité qui puisse servir de fondement à sa politique étrangère. 

La perte du statut de deuxième puissance économique mondiale

Dans un discours prononcé en décembre 1962, Dean Acheson (secrétaire d’État des États-Unis de 1949 à 1953) ironisait en ces termes sur l’absence de direction de la politique étrangère britannique après la seconde guerre mondiale : « La Grande-Bretagne a perdu un empire et n’a pas encore trouvé un rôle. » Sur le même registre, on pourrait dire que le Japon de l’après-guerre froide a perdu l’identité internationale qu’il avait jusque-là — ou, pour dire les choses autrement, qu’il a perdu son statut de super-puissance économique et n’a pas encore trouvé un rôle de substitution.

En 2010, après avoir été pendant plus de quarante ans la deuxième puissance économique mondiale, le Japon a été supplanté par la Chine en termes de produit intérieur brut. Membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, grande puissance militaire dotée d’un arsenal nucléaire, issue d’une longue histoire en tant qu’Empire du Milieu, la Chine jouit d’une présence écrasante sur la scène asiatique. Le Japon, quant à lui, soumis aux contraintes que le renoncement à la guerre stipulé par sa constitution et le sentiment de responsabilité pour le militarisme dont il a jadis fait preuve font peser sur sa défense, a misé sur la puissance économique pour exercer une influence sur la scène internationale. La perte de son statut de deuxième puissance économique mondiale, auquel la plupart des Japonais s’étaient habitués, est révélatrice d’une perte d’influence au niveau international.

Ceci étant, que pouvait faire le Japon ? Après la fin de la guerre froide et l’éclatement de la bulle spéculative de la fin des années 80, le pays est entré dans une phase prolongée de stagnation économique et il s’est mis à douter de sa propre identité au sein de la communauté internationale. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, la « doctrine Yoshida », qui a prévalu pendant plusieurs décennies, a poussé le pays à privilégier la croissance économique et à négliger de renforcer son armement. Mais cette ligne de conduite, dont la validité a semblé aller de soi depuis l’époque où Yoshida Shigeru a été premier ministre (1946-1947, 1948-1954), a montré ses limites au milieu des années 90. L’économie a marqué le pas et le viol d’une écolière japonaise par des militaires américains à Okinawa, en septembre 1995, a suscité un large débat sur le Traité de sécurité nippo-américain. Des voix se sont élevées pour demander que le Japon limite sa dépendance vis-à-vis des États-Unis et recentre sa politique étrangère sur l’Asie, d’autres pour faire vibrer la corde nationaliste et souhaiter que le pays devienne une grande puissance militaire. Bref, il semble juste de dire que la période de l’après-guerre froide se caractérise pour l’Archipel par une certaine désorientation.

Les Nations Unies, l’Asie et les États-Unis

Si l’on se penche sur la diplomatie du Japon au cours des décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, on s’aperçoit qu’elle reposait sur un sens de l’identité moins étroit que celui qui sous-tendait la doctrine Yoshida. Le projet diplomatique publié en 1957 par le ministère des Affaires étrangères définissait trois principes : une diplomatie centrée sur les Nations Unies, le maintien de la position du pays en tant que membre des nations asiatiques et la coopération avec le monde libre. Ces principes se situaient dans une certaine mesure dans la continuité des trois grandes orientations de la politique étrangère de l’Archipel avant la guerre, à savoir l’internationalisme, le panasiatisme et la coopération avec la Grande-Bretagne et les États-Unis. On peut dire en outre qu’ils reflétaient les positions relatives des trois grands organes constitutifs du ministère des Affaires étrangères : le Bureau pour les affaires concernant le droit international, le Bureau pour les affaires asiatiques et océaniennes, et le Bureau pour les affaires nord-américaines. Pendant la période de l’après-guerre, ces trois éléments ont servi pendant de nombreuses années à définir la posture diplomatique du Japon, et des efforts considérables ont été consentis pour les réconcilier.


Tous les regards sont braqués sur Yoshida Shigeru (1878-1967), dirigeant du Japon juste après la Seconde Guerre mondiale. On a appelé « doctrine Yoshida » la politique qui consistait à faire de la croissance économique la première priorité de la nation, quitte à adopter un profil bas en matière de politique étrangère.

Les trois principes étaient un reflet de la situation dans laquelle le Japon se trouvait en 1957. Il était entré aux Nations Unies en décembre 1956 et, l’année précédente, avait opéré un retour remarqué au sein de la communauté asiatique en participant à la Conférence des Nations afro-asiatique (Conférence de Bandung, avril 1955). La même année, le ministre des Affaires étrangères Shigemitsu Mamoru avait effectué une visite aux États-Unis, au cours de laquelle il avait engagé un processus de renégociation du Traité de sécurité nippo-américain. Le Japon avait retrouvé sa souveraineté et son indépendance en 1952, et sa politique étrangère avait pris une dimension qui ne se limitait plus à des composants aussi élémentaires que la coopération avec les États-Unis. Les dirigeants qui ont succédé à Yoshida Shigeru après sa démission, survenue en 1954, se sont efforcés d’élargir l’horizon de la politique étrangère du pays et c’est de ces efforts que sont nés les trois principes mentionnés ci-dessus.

La guerre froide finie, le Japon s’est trouvé confronté à la nécessité de définir de nouvelles façons de mettre en œuvre chacun de ces trois principes. En ce qui concerne les Nations Unies, il lui fallait s’impliquer davantage dans les questions liées à la sécurité dans le monde. Lors de la guerre du Golfe de 1991, la contribution de l’Archipel au fonds de soutien à la coalition qui a libéré le Koweït de l’occupation iraquienne a atteint 13 milliards de dollars, mais la communauté internationale a reproché à Tokyo de ne pas avoir fourni du personnel pour participer à la campagne. Cette réaction a provoqué un choc dans les milieux politiques et diplomatiques japonais, qui ont pris la mesure de la nécessité d’une plus grande implication du pays dans le maintien de la sécurité internationale. Cette prise de conscience a incité le gouvernement à envoyer des navires des Forces maritimes d’autodéfense aider au déminage du golfe Persique une fois la guerre terminée et, l’année suivante, à détacher du personnel des Forces d’autodéfense pour prendre part à l’opération de maintien de la paix menée par les Nations Unies au Cambodge. Depuis lors, le Japon continue de participer à des activités de maintien de la paix et autres opérations de sécurité internationale à travers le monde. Il n’en reste pas moins qu’il arrive toujours au dernier rang des grands pays développés en termes de niveau de participation à ce genre d’initiatives. Bien que la quote-part et autres contributions versées par le Japon à l’ONU soient relativement élevées, le pays reste à la traîne aussi bien par le montant de son aide publique au développement  (exprimée en pourcentage du PIB) que par les effectifs affectés aux missions de maintien de la paix, ce qui dément ses belles proclamations d’engagement en faveur d’une politique centrée sur les Nations Unies.

Qu’en est-il de la diplomatie asiatique du Japon ? Des trois principes, le maintien de la position du pays en tant que membre des nations asiatiques est celui qui a pris le plus de poids depuis la fin de la guerre froide. Les voisins asiatiques du Japon ont connu une croissance économique rapide au cours des deux dernières décennies, tout d’abord les « tigres asiatiques » au début des années 90, suivis par les membres de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) et, depuis le début de ce siècle, la Chine et l’Inde. Outre qu’elle a créé de nouvelles opportunités pour l’économie japonaise, cette croissance a donné plus d’importance aux initiatives de politique étrangère au niveau régional ou bilatéral. La première rencontre au sommet de l’Initiative relative à la coopération économique dans la zone de l’Asie-Pacifique (APEC), qui s’est déroulée à Seattle en 1993, a fait beaucoup parler d’elle en tant que coup d’envoi d’une « ère de l’Asie-Pacifique », tandis que la crise financière qui a frappé l’Asie de l’Est en 1997 a donné son élan au développement rapide de la coopération régionale à travers des dispositifs comme l’ASEAN + 3, qui met régulièrement en contact les dirigeants de la Chine, du Japon et de la Corée du Sud avec leurs homologues est-asiatiques. Dans un discours prononcé à Singapour en janvier 2002, le premier ministre Koizumi Junichirô a lancé un appel pour la création  d’une « communauté qui agisse de concert et avance de concert ». Ces propos ont été interprétés comme le signe de la volonté du gouvernement japonais de mettre sur pied une communauté de l’Asie de l’Est. Et de fait ce souhait a joué un rôle clé dans le lancement des Sommets de l’Asie de l’Est en 2005.

Le premier ministre Koizumi Junichirô prononce un discours à Singapour.

L’essor de la Chine n’en a pas moins posé au Japon un ensemble de problèmes diplomatiques. La croissance rapide de l’économie chinoise s’est accompagnée d’une montée alarmante de la puissance militaire et, par voie de conséquence, à un regain de tensions en certains endroits tels que la mer de Chine orientale et la mer de Chine méridionale, où les revendications territoriales de la Chine entrent en conflit avec celles de ses voisins. Outre cela, les frictions avec la Chine et la Corée du Sud consécutives aux visites du premier ministre Koizumi au sanctuaire de Yasukuni (où un culte est rendu aux esprits des soldats japonais morts à la guerre) ont mis en lumière le fossé qui continue de séparer le Japon de ses voisins en ce qui concerne la mémoire et l’interprétation de leur histoire commune. Dans la poursuite de sa diplomatie asiatique, le Japon doit prendre en considération les questions délicates — perception de l’histoire, revendications territoriales conflictuelles et équilibre des forces — qui attisent les nationalismes et la xénophobie dans les pays d’Asie de l’Est et font obstacle à la stabilité régionale. La politique étrangère du Japon, tout en s’attachant à faire avancer la coopération régionale en Asie de l’Est, doit prendre ces problèmes à bras le corps et continuer d’œuvrer à leur solution.

Pour finir, où en est l’alliance avec les États-Unis ? Comment les relations bilatérales ont-elles évolué au cours des deux décennies consécutives à la fin de la guerre froide ? L’alliance a profondément changé. Sous la présidence de Bill Clinton (1993-2001), les frictions économiques ont suscité la crainte d’un affaiblissement des liens bilatéraux en matière de défense et, pour parer à ce danger, le secrétaire adjoint à la Défense Joseph Nye a lancé une initiative en vue de redéfinir l’alliance. Au titre de la déclaration commune émise en 1996 par le président Clinton et le premier ministre Hashimoto Ryûtarô, les deux pays réaffirmaient leur volonté de renforcer l’alliance bilatérale malgré la fin de la guerre froide. Il proposaient également de mettre l’alliance à contribution pour renforcer la sécurité internationale en tant que « bien public » dans la région Asie-Pacifique. Les deux pays se sont ensuite entendus sur un nouveau jeu de principes directeurs pour leur coopération en matière de défense, et le Japon a confirmé qu’il était disposé à jouer un plus grand rôle dans les affaires de sécurité. C’est ainsi que la politique du gouvernement japonais en matière de sécurité internationale a pris une tournure plus active.

Tout au long de la période consécutive à la fin de la guerre froide, on voit donc que le Japon, tout en s’écartant du modèle d’identité internationale sur lequel avait jusque-là reposé sa politique étrangère, a persisté dans ses efforts pour s’adapter aux nouvelles réalités de la situation internationale en continuité avec les « trois principes ». 

Un regain d’attention aux questions politiques

Le premier ministre Hashimoto Ryûtarô échange une poignée de mains avec le président russe Boris Eltsine avant le sommet informel de Krasnoyarsk.

La doctrine Yoshida faisait de la croissance économique la première priorité, si bien que la politique d’armement du Japon est restée très modeste jusqu’à la fin de la guerre froide. Après quoi le pays a entrepris d’élargir son horizon diplomatique et s’est impliqué davantage sur la scène internationale, notamment dans les affaires de sécurité. En témoignent, par exemple, le rôle actif qu’il a joué dans l’Organisation pour le développement énergétique de la péninsule coréenne (KEDO) — fondée en mars 1995 pour faire face à la crise nucléaire survenue l’année précédente sur la péninsule — et la « diplomatie eurasiatique » adoptée en 1997 par le premier ministre Hashimoto Ryûtarô dans la perspective d’un renforcement des liens du Japon avec la Russie et les pays d’Asie centrale. C’est ainsi que la diplomatie de l’Archipel, centrée jusque-là sur les affaires économiques, en est venue à s’ouvrir de façon plus délibérée aux considérations d’ordre géopolitique et stratégique.

Avec la Conférence internationale de Tokyo sur le développement de l’Afrique (TICAD), une initiative lancée en 1993, le Japon a été l’un des premiers pays à mettre en place un cadre d’action stable pour lutter contre la pauvreté en Afrique. Et, après les attentats terroristes du 11 septembre 2001, l’Archipel, avec à sa tête le premier ministre Koizumi Junichirô, s’est engagé sans hésitation au côté du président George W. Bush dans la « guerre contre le terrorisme ». Les pressions se sont multipliées pour que Tokyo renforce ses engagements internationaux et sa coopération en vue de faire face à des situations pouvant affecter des régions du monde éloignées de ses rivages, comme l’Afrique, le Moyen-Orient ou l’Asie centrale. Et le Japon a petit à petit modifié ses comportements pour satisfaire à ces demandes.

Ce recentrage sur la politique plutôt que sur l’économie et cet élargissement de l’horizon diplomatique à une échelle planétaire allaient bien au-delà de la pensée qui sous-tendait la doctrine Yoshida. Fruit de la réaction du gouvernement japonais à l’évolution de la situation consécutive à la fin de la guerre froide, ce changement concordait aussi avec les responsabilités internationales qui incombaient à l’Archipel en tant que pays parvenu à un des niveaux de prospérité les plus élevés du monde. C’est ainsi qu’après la fin de la guerre froide, une approche prenant davantage en compte les aspects politiques et sécuritaires s’est substituée à la diplomatie axée sur l’économie en tant que base de la politique étrangère du Japon. 

Les valeurs et la politique étrangère

Le premier ministre Aso Tarô prononce un discours sur la politique étrangère à la Diète.

Avec le début du XXIe siècle, les valeurs et les idéaux ont pris une place plus importante dans la politique internationale. En Grande-Bretagne, le gouvernement de Tony Blair, arrivé au pouvoir en 1997, employait des expressions comme « politique étrangère éthique » ou « force au service du bien », tandis qu’aux États-Unis, présidés par George W. Bush depuis 2001, c’est au nom d’un « changement de régime » que les néo-conservateurs voulaient répandre la liberté et la démocratie à travers le monde. L’ère de la politique étrangère au service exclusif des intérêts nationaux, avec les conflits ouverts qu’elle entraînait, avait laissé place à une autre, où les pays énonçaient les valeurs qui leur étaient propres et entreprenaient de les diffuser dans le reste du monde.

Confrontée à cette nouvelle tendance, la politique étrangère du Japon a commencé elle aussi à intégrer des références aux valeurs. Ainsi, dans un discours prononcé le 30 novembre 2006, Asô Tarô, ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement d’Abe Shinzô (premier ministre de septembre 2006 à septembre 2007), successeur de M. Koizumi, a mentionné la démocratie, la liberté, les droits de l’homme, la primauté du droit et l’économie de marché comme les « valeurs universelles » que le Japon entendait mettre en avant dans la conduite de sa politique étrangère. C’est à Asô Tarô qu’on doit les concepts de « diplomatie orientée vers les valeurs » et d’« arc de liberté et de prospérité », conçus comme ce que l’on pourrait appeler le quatrième pilier, ou principe, de la politique étrangère du Japon. Toujours dans le même discours, il a déclaré : « Le Japon ne le cède à personne pour ce qui est de l’attachement aux valeurs de liberté, de démocratie, de respect pour les droits de l’homme et la primauté du droit. »

Sous le gouvernement de M. Abe, la diplomatie japonaise a donc pris une orientation qui mettait davantage l’accent sur les valeurs. Mais cette tendance s’est inversée quand Fukuda Yasuo lui a succédé, en septembre 2007. La politique étrangère du gouvernement Fukuda s’est recentrée sur l’Asie et a cherché à remédier à la détérioration des relations sino-japonaises provoquée par les visites du premier ministre Koizumi au sanctuaire de Yasukuni. Tokyo a alors parlé d’une « diplomatie de la synergie » fondée sur deux axes : l’alliance nippo-américaine et les relations avec l’Asie. Pour renforcer les liens avec la Chine, pays différent du Japon tant en termes de valeurs que de système politique, il convenait de minimiser l’idée de « diplomatie des valeurs ». M. Fukuda démissionna en septembre 2008 et fut remplacé par Asô Tarô, dont le gouvernement adopta lui aussi une approche prudente et conventionnelle de la politique étrangère, avec peu de références à l’« arc de liberté et de prospérité » dont M. Asô avait parlé lorsqu’il était ministre des Affaires étrangères. Le concept de « diplomatie orientée vers les valeurs » ne parvint pas à trouver beaucoup d’écho au ministère des Affaires étrangères ou dans les rangs des hommes politiques au pouvoir.

Le Japon n’en entreprit pas moins de renforcer ses relations avec les pays partageant ses valeurs de liberté et de démocratie et de mettre en avant ces valeurs communes dans son réseau de relations internationales. Lors du sommet qui les réunit en juin 2006, le premier ministre Koizumi et le président Bush publièrent une déclaration conjointe, intitulée « L’alliance nippo-américaine et le nouveau siècle », où ils disaient ceci : « Les États-Unis et le Japon font front commun non seulement contre les menaces mais aussi pour faire progresser les valeurs universelles fondamentales telles que la liberté, la dignité humaine et les droits de l’homme, la démocratie, l’économie de marché et la primauté du droit », observant au passage que « ces valeurs sont profondément enracinées dans la longue tradition historique des deux pays. » Et, en mars 2007, le Japon et l’Australie, dans une déclaration commune sur la coopération en matière de sécurité, affirmaient leur engagement « en faveur du développement continu de leur partenariat stratégique en vue de refléter les valeurs et les intérêts partagés ». L’Australie, le Japon et les États-Unis ont mis en place le Dialogue stratégique trilatéral, qui se poursuit depuis 2006, afin de faciliter leur coopération dans les pays d’Asie-Pacifique qui partagent les mêmes valeurs universelles.

Le premier ministre indien Manmohan Singh au cours d’une rencontre avec son homologue japonais Abe Shinzô.

En décembre 2010, les ministres des Affaires étrangères du Japon, de la Corée du Sud et des États-Unis se sont rencontrés à Washington et ont discuté de la réponse à apporter au bombardement de l’île de Yeonpyeong par la Corée du Nord. Dans leur déclaration commune, il est dit que « en tant que trois grandes économies partageant les mêmes valeurs, les trois pays ont pour cause et responsabilité communes le maintien de la stabilité et de la sécurité dans la région Asie-Pacifique et à l’échelle planétaire ». Outre cela, la visite en Inde effectuée en août 2007 par le premier ministre Abe témoignait clairement que ces deux pays dotés de valeurs communes étaient disposés à coopérer au niveau stratégique dans le contexte de l’essor de la Chine. La déclaration conjointe rédigée par M. Abe et le premier ministre indien Manmohan Singh comportait aussi une référence au partage de valeurs universelles telles que la liberté et la démocratie. Tous ces signes convergent pour montrer que, depuis cinq ans environ, le Japon renforce ses liens de coopération avec les pays de la région Asie-Pacifique avec lesquels il partage des valeurs. Cette orientation est perçue comme importante en termes d’équilibre stratégique pour faire contrepoids à l’essor militaire de la Chine.

Dans le même temps, sur la scène politique intérieure, le Parti libéral-démocrate, au pouvoir depuis très longtemps, a perdu les élections législatives d’août 2009 et s’est fait évincer. Le mois suivant, le nouveau gouvernement mis en place avait à sa tête le premier ministre Hatoyama Yukio, chef du Parti démocrate. M. Hatoyama a invoqué la « fraternité » (yûai) en tant que pivot de sa politique et présenté l’établissement d’une communauté de l’Asie de l’Est comme un des piliers de sa politique étrangère. Après avoir affirmé le désir de coexister et de prospérer de concert avec les nations qui affichaient des valeurs différentes de celles du Japon, il a posé l’amitié avec la Chine, fondée sur une « diplomatie fraternelle », comme un objectif essentiel. En ce qui concerne l’intégration en Asie, il a pris pour modèle la pensée de Richard Nikolaus von Coudenhove-Kalergi, considéré comme le père de l’intégration européenne. Toutefois, au cours de son bref mandat (jusqu’en juin 2010), les relations avec les États-Unis ont beaucoup souffert des difficultés rencontrées dans le transfert de la base des marines américains de Futenma, située dans l’île d’Okinawa.


Le Premier ministre Hatoyama Yukio s’adresse à l’Assemblée générale des Nations unies.

On est donc en droit de dire que la diplomatie japonaise des dix dernières années s’est déployée dans une double direction : d’une part la volonté de mettre sur pied, autour de l’axe constitué par l’alliance nippo-américaine,  une « ligue des démocraties » regroupant les pays partageant les mêmes valeurs et, d’autre part, une attention particulière à la coopération régionale en Asie de l’Est, avec pour point de mire les relations sino-japonaises.

Où va la politique étrangère du Japon ?

Au cours des deux décennies consécutives à la fin de la guerre froide, le Japon a renforcé son engagement dans les opérations de maintien de la paix de l’ONU, travaillé au resserrement de ses liens avec les États-Unis et œuvré au développement de la coopération régionale en Asie de l’Est. Ces efforts s’inscrivaient dans la continuité des trois principes de la diplomatie japonaise énoncés en 1957. Si l’application de ces principes a pu prendre des aspects différents avec les gouvernements et les premiers ministres qui se sont succédé, il reste clair qu’ils jouent tous trois un rôle essentiel.

Dans le même temps, toutefois, l’incertitude demeure considérable au sein de la population japonaise en ce qui concerne l’identité internationale que le pays doit adopter comme base de sa politique étrangère dans l’après-guerre froide. Tokyo doit procéder à une refonte globale de sa stratégie diplomatique en regard d’un certain nombre de coordonnées, telles que pacifisme/coopération internationale, alliance nippo-américaine/Asie de l’Est, diplomatie orientée vers les valeurs/intérêts économiques. À cette fin, nous avons de toute évidence besoin d’une direction politique forte. Les changements fréquents de premier ministre et de ministre des Affaires étrangères ont privé la politique étrangère japonaise de sa cohérence et érodé la confiance de la communauté internationale.

Dans la série d’articles qui va suivre, des spécialistes reconnus et des vétérans du processus de décision politique revisiteront les grands moments de la diplomatie japonaise de ces vingt dernières années. Ce n’est qu’en embrassant ces événements dans leur globalité que nous pourrons définir un cap à suivre pour le Japon et une identité à adopter sur la scène internationale dans les années à venir.

(Texte original en japonais. Photo : Jiji Press)

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