Entreprises made in Nippon

Une entreprise qui accueille majoritairement des travailleurs handicapés

Économie Société

Nihon Rikagaku Industry, premier fabricant japonais de craies sans poussière, emploie soixante seize personnes. En 2009, l’entreprise a reçu la visite du premier ministre japonais Hatoyama Yukio et obtenu le prestigieux prix Shibusawa Eiichi, en raison du rôle d’avant-garde qu’elle joue dans le recrutement de personnes handicapées, et ce depuis plus d’un demi-siècle.

Un professeur particulièrement motivé

Il y a cinquante-trois ans, Ôyama Yasuhiro, le président de Nihon Rikagaku Industry, n’était encore que le directeur de l’entreprise. Un jour, il a reçu la visite d’un professeur d’une école pour handicapés mentaux du voisinage qui lui a dit ce qui suit :

Ôyama Yasuhiro, président de Nihon Rikagaku Industry

« Dans mon établissement, il y a deux élèves de tout juste quinze ans qui vont aller directement dans un centre spécialisé où elles resteront jusqu’à la fin de la vie, si elles ne trouvent un emploi d’ici la fin de leurs études. » Le professeur a ensuite demandé à M. Ôyama s’il voulait bien embaucher les deux jeunes filles. Celui-ci lui a répondu que c’était hors de question. Le professeur ne s’est pas découragé pour autant. Il s’est rendu une seconde fois chez Nihon Rikagaku Industry et il a renouvelé sa demande. En vain. Il est alors revenu à la charge une troisième fois en disant au directeur de la société :

« Je comprends que vous ne vouliez pas embaucher mes élèves. Mais j’ai une ultime requête à vous faire. Pourriez-vous simplement leur donner l’occasion de savoir ce que c’est que travailler, au moins une fois dans leur vie ? J’aimerais qu’elles quittent l’école en ayant fait cette expérience. »

Touché par la détermination de son interlocuteur, Ôyama Yasuhiro lui a proposé de prendre les deux adolescentes pour deux semaines. « Quand il m’a dit que ce serait la seule fois de leur vie où elles auraient l’occasion de travailler, j’ai pensé qu’il fallait que je fasse quelque chose pour elles », explique-t-il.

Des employés de Nihon Rikagaku Industry en plein travail

Comme promis, M. Ôyama a confié aux deux jeunes filles un travail très simple qui consistait à coller des étiquettes sur les produits de l’entreprise. Les deux adolescentes, tout heureuses de travailler, se sont alors investies à fond dans leur tâche, sans compter leur temps. Du coup, elles ont complètement touché le personnel de l’entreprise. Tant et si bien qu’au bout de deux semaines, une dizaine d’employés sont allés trouver M. Ôyama pour lui demander d’engager les deux jeunes filles à plein temps, en lui promettant qu’ils les surveilleraient de près.

Ils étaient atterrés à l’idée que ces deux adolescentes de tout juste quinze ans allaient devoir quitter leur famille et entrer dans une institution spécialisée, à moins qu’elles ne trouvent un emploi. Le personnel de l’entreprise avait été bouleversé par leur comportement et leur directeur ne faisait pas exception. Il a donc fini par les engager en avril 1960. Mais son geste était à l’époque avant tout motivé par un sentiment de « compassion ».

Goûter aux « joies du travail »

Ôyama Yasuhiro n’était pas du tout sûr d’avoir pris la bonne décision en recrutant les jeunes filles. Il se demandait si elles n’auraient pas été plus heureuses dans un centre pour handicapés mentaux que dans une entreprise où elles devaient travailler. Peu de temps après, il est allé dans un temple zen pour assister à une cérémonie et il a demandé son avis sur le sujet à un moine qui lui a répondu de la façon suivante :

« Pour être heureux, l’homme a besoin de quatre choses : être aimé, être apprécié, avoir un rôle à jouer et avoir l’impression d’être utile. Pour éprouver le bonheur que procure le fait d’être apprécié, d’avoir un rôle à jouer et de se sentir utile, il faut travailler dans une entreprise. Dans une institution spécialisée, c’est totalement impossible. »

Dès lors, M. Ôyama a commencé à recruter activement des personnes handicapées. « L’idée que pour être heureux, l’homme doit travailler et assurer son indépendance économique m’a fait beaucoup réfléchir. Et je me suis dit que j’étais peut-être dans une position qui me permettait d’y contribuer », précise-t-il.

Des employés de Nihon Rikagaku Industry en train de fabriquer des craies sans poussière

Le Japon a adopté la Loi pour la promotion du recrutement des personnes présentant un handicap physique dès le mois de juillet 1960. Mais il a fallu attendre 1987 pour que les handicapés mentaux bénéficient des mêmes droits. Tant qu’elles n’ont pas été soutenues par la loi, les entreprises qui souhaitaient engager des handicapés mentaux ont été livrées à elles-mêmes. N’ayant aucun manuel ou aucune formation à leur disposition, elles ne pouvaient procéder que par tâtonnements.

Ôyama Yasuhiro a, pour sa part, fini par se rendre compte que, quelles que soient leurs limites, les employés handicapés mentaux de son entreprise étaient tous au moins capables de faire la différence entre les couleurs. S’ils étaient en mesure d’arriver sans encombre jusqu’à leur lieu de travail, c’est bien parce que les feux de signalisation ne leur posaient pas de difficulté. Il a donc décidé d’utiliser des couleurs pour leur faciliter la tâche.

C’est ainsi que pour expliquer clairement à ses employés handicapés comment mesurer les quantités de matières premières utilisées pour faire des craies, il a mis au point un code de couleurs qui leur a permis de se concentrer complètement sur leur travail. Pour que les handicapés puissent donner toute leur mesure, il suffit, de toute évidence, que leur entreprise leur procure un cadre de travail adéquat.

M. Ôyama se demandait si les résultats des handicapés mentaux de son entreprise seraient comparables à ceux des autres employés, en termes de production. La réponse s’est avérée positive et la productivité de Nihon Rikagaku Industry a même commencé à augmenter. A l’heure actuelle cinquante-sept des soixante-seize employés de l’entreprise sont des handicapés mentaux, dont 60 % sont atteints d’un handicap sérieux.

(À gauche) Une balance pour mesurer les matières premières utilisées pour la fabrication des craies sans poussière. (À droite) Boîtes de craies blanches et multicolores. 

 

Un exemple à suivre

Malheureusement, le nombre des entreprises qui emploient des handicapés avec autant de conviction que Nihon Rikagaku Industry est relativement limité. D’après le « Rapport sur la situation de l’emploi des personnes handicapées en 2012 », environ 380 000 personnes handicapées étaient employées dans des entreprises privées japonaises à la date du 1er juin 2012, soit 4,4 % de plus que l’année précédente. Ce qui signifie qu’en 2012, les handicapés représentaient 1,69 % de l’ensemble de la population active japonaise. Ces deux chiffres correspondent aux meilleurs obtenus dans ce domaine au Japon.

Toutefois, moins de la moitié (48 %) des entreprises japonaises ont respecté le quota d’employés handicapés (1,8 %) qu’elles sont tenues de faire travailler en vertu de la Loi pour la promotion du recrutement des personnes présentant un handicap physique(*1). Si certaines grandes entreprises ont commencé à recruter davantage de travailleurs handicapés depuis quelques années, les PME continuent à se montrer réticentes.

Nihon Rikagaku Industry compte pour sa part 70 % d’employés handicapés. En octobre 2009, Hatoyama Yukio, qui était alors premier ministre, a rendu visite à l’entreprise et, à cette occasion, il a prononcé un discours dans lequel il a dit que Nihon Rikagaku Industry constituait un exemple de la « société fraternelle (yûai shakai) » que son gouvernement entendait promouvoir. Et au mois de février de la même année, le prestigieux prix Shibusawa Eiichi, qui récompense les dirigeants des entreprises innovantes, a été décerné à Nihon Rikagaku Industry.

Le recrutement d’employés handicapés permet à l’État de faire des économies considérables. Chaque année le gouvernement doit débourser cinq millions de yens pour chaque handicapé placé dans une institution spécialisée. Ce qui veut dire qu’il doit verser au total deux cents millions de yens par handicapé pour les quarante années — de l’âge de 20 ans à celui de 60 ans — que celui-ci est censé passer dans un centre spécialisé. Les cinq employés handicapés qui ont, à ce jour, travaillé chez Nihon Rikagaku Industry pendant quarante ans ont donc permis à l’État japonais d’économiser un milliard de yens.

À l’occasion d’un voyage en Belgique, Ôyama Yasuhiro a appris par ailleurs que ce pays avait mis au point un système permettant aux personnes illettrées de trouver du travail plus facilement. Les entreprises belges qui proposent un emploi à cette catégorie de travailleurs bénéficient en effet d’une aide du gouvernement qui couvre leur salaire.

M. Ôyama pense que le Japon devrait se doter d’un système du même genre. Le gouvernement pourrait par exemple payer un salaire annuel minimum (d’un montant d’environ 1,5 million de yens) à tout employé handicapé qui serait engagé par une PME. D’après le patron de Nihon Rikagaku Industry, cela permettrait au Japon de faire un grand bond en avant en termes d’emplois pour les handicapés.

Tant qu’un tel système ne sera pas mis en place, les entreprises japonaises auront sans doute du mal à suivre l’exemple de Nihon Rikagaku Industry. Ôyama Yasuhiro est le premier à le reconnaître.

« Nous sommes une toute petite entreprise. Si nous avons réussi à arriver où nous en sommes, c’est parce que le secteur dans lequel nous travaillons, en l’occurrence les craies, n’intéresse pas vraiment les grandes firmes. Une autre entreprise aurait sans doute beaucoup plus de mal à appliquer la même politique de l’emploi. Et je suis loin de penser que toutes les PME doivent suivre notre exemple. »

Nihon Rikagaku Industry n’en a pas moins indéniablement réussi à revigorer la société japonaise en donnant aux handicapés la chance de goûter aux « joies du travail » et au sens de l’accomplissement que l’on éprouve quand on travaille pour gagner sa vie. Et c’est peut-être ce genre d’entreprise qui détient le secret de la force de l’économie japonaise.

Informations sur l’entreprise
Nom de la société : Nihon Rikagaku Industry Co., Ltd.
Addresse : 2-15-10 Kuji, Takatsu-ku, Kawasaki, Kanagawa, 213-0032 Japon
Représentant : Ôyama Takahisa, CEO
Activité : fabrication et vente des craies sans poussière, des marqueurs solides (Kitpas) pour le verre et les tableaux blancs, des revêtements pour tableaux blancs et des semelles de chaussures antidérapantes.
Capitalisation : 20 millions de yens
Effectifs : 76 employés
Site internet (français) : http://www.rikagaku.co.jp/french/

(Original en japonais écrit par Nagasawa Takaaki. Photographies de Kimura Junko, Jana Press.)

(*1) ^ En avril 2013, le quota des employés handicapés que les entreprises sont tenues de faire travailler a été porté à 2 %.

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