Soixante ans d’aide publique au développement

L’APD japonaise, catalyseur des forces du secteur privé et de la société civile

Politique Économie

A l’heure de la diversification des sources de financement destinées aux pays en voie de développement, la part de l’aide publique au développement (APD) allouée par les nations développées baisse. Dans ce cadre, quel peut être le rôle de l’APD japonaise ?

L’APD, un rôle croissant de catalyseur

L’aide publique au développement (APD) dispensée par le Japon fête en 2014 sa soixantième année d’existence. Depuis quelques années, le développement des pays du Sud constitue une question de plus en plus complexe, avec la diversification des sources de financement : outre l’APD fournie par les pays développés, on note une augmentation des investissements directs privés, des dons d’ONG et de fondations, ainsi que des financements émanant de pays émergents. L’APD japonaise ne peut plus se contenter des financements et transferts technologiques à la base de son action jusqu’à présent, elle doit attirer d'autres sources de financement et fédérer l’action du secteur privé et de la société civile – ONG et fondations – afin de renforcer son rôle de catalyseur propre à susciter des évolutions sociétales dans les pays en développement.

Intéressons-nous à ce rôle de catalyseur dans le cadre des objectifs internationaux de développement comme le Programme de développement post-2015, année d’échéance des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) fixés lors du Sommet du millénaire des Nations unies en 2000, ainsi qu’aux réalisations et à la situation actuelle de l’APD japonaise, en nous appuyant sur des exemples concrets.

Le Japon, 4e fournisseur mondial d’APD en 2013

Le tableau ci-dessous compare la progression de l’APD (montants nets)(*1) des principaux pays du Comité d’aide au développement (CAD) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et celle de l’aide extérieure chinoise apparentée à l’APD. Le Japon, au 1er rang jusqu’en 2000, s’est classé 2e derrière les Etats-Unis entre 2001 et 2005 avant de perdre plusieurs places pour stagner en 5e position à partir de 2007. Cependant, en 2013, le Japon est repassé devant la France pour se positionner au 4e rang derrière les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne. La Chine, de son côté, a multiplié par dix son APD entre 2001 et 2013 pour se hisser en 6e position derrière la France. C’est l’une des explications de l’augmentation des sources de financement en provenance des nations émergentes.

D’autre part, dans les financements accordés par les pays membres du CAD aux nations en développement, la part de l’APD (moyenne de 2010 à 2012) ne représente que 26% du montant net, contre 66% pour les investissements privés et 6% pour les financements civils. L’enjeu est donc, pour l’APD du Japon comme des autres pays développés, de parvenir à renforcer son rôle de catalyseur et de généraliser et pérenniser l’impact de l’APD et des financements privés.

(*1) ^ Données calculées par l’auteur à partir du document OECD Development Cooperation Peer Reviews: Japan 2014 (Paris: OECD Publishing, 2014), Annex B.

L’APD japonaise, orientée vers l’Asie

Depuis près d’un demi-siècle, le Japon offre une APD sous forme de prêts en yens qui représentent en moyenne, pour la période de 2010 à 2012, 51% du montant brut de l’APD bilatérale, soit davantage que l’aide sous forme de dons (dons nets et coopération techniques, etc.). En termes de zones bénéficiaires, l’Asie compte pour 65%, l’Afrique pour 20%, l’Amérique centrale et latine pour 6% et le Moyen-Orient pour 4% ; en termes de ressources du pays bénéficiaire, 73% de l’aide est accordée à des pays aux ressources moyennes, contre 27% aux pays les moins avancés (PMA) et autres pays aux faibles ressources. Les premiers domaines ciblés sont, en moyenne des montants promis entre 2010 et 2012, les infrastructures et services économiques (transports, énergie, etc.) à 45%, suivi des infrastructures et services sociaux (écoles, hôpitaux, services des eaux, etc.) à 26%.(*2) L’APD du Japon a pour particularité de présenter un taux élevé de prêts en yens, de bénéficier principalement aux pays d’Asie à revenus moyens et de porter sur la mise en place d’infrastructures économiques, tout en s’intéressant aussi à des PMA – pays d’Asie du Sud-Est du bassin du Mékong (Cambodge, Laos, Myanmar) et pays d’Afrique – auxquels elle fournit une aide portant sur les infrastructures et services sociaux.

Citons quelques exemples concrets de projets de l’APD japonaise : en Asie, sur le littoral du sud-est thaïlandais et dans le nord du Vietnam, l’APD japonaise participe à la construction d’infrastructures, notamment portuaires ; cette aide a joué un rôle de catalyseur, favorisant l’émergence d’une industrie et le développement des échanges commerciaux en attirant des investissements directs privés, et créant également des emplois. Ce type d’approche est également à l’œuvre dans le développement de la zone métropolitaine prioritaire (MPA) de Jakarta en Indonésie et du corridor industriel Delhi-Mumbai (DMIC) en Inde. Par ailleurs, l’APD japonaise a aussi joué un rôle dans la construction de l’aéroport de diverses capitales, en Mongolie, au Kazakhstan, au Vietnam, en Thaïlande, en Malaisie ou encore au Sri Lanka. Enfin, des projets de coopération basés sur l’expérience japonaise sont en cours au Vietnam pour l’établissement d’un cadre juridique et la réforme des entreprises publiques et du secteur bancaire, ainsi qu’au Myanmar pour la création du système de paiement de la banque centrale.

En Afrique, sur le modèle d’un projet éducatif en sciences qui a fait ses preuves au Kenya au niveau national, un programme de renforcement de l’éducation scientifique est mis en œuvre dans 14 pays. En Ethiopie, deux projets coopératifs sont en cours : un programme de dialogue de haut niveau avec le gouvernement éthiopien sur la stratégie industrielle, et une enquête pour l’amélioration de la qualité et de la productivité (projet Kaizen) mettant l’accent sur la formation du personnel sur le terrain au niveau industriel, basée sur l’expérience engrangée en Asie.

Le débat autour du Programme de développement post-2015

Comment en témoignent les OMD, objectifs de développement communs à la communauté internationale – diviser par deux la pauvreté extrême d’ici 2015 ou faire baisser le taux de mortalité maternelle et infantile –, la formalisation du développement international progresse. Dans ce cadre, le Japon a jusqu’à présent formulé et mis en œuvre de nombreux engagements internationaux. Par exemple, à l’occasion de la réunion des dirigeants mondiaux au sommet de l’ONU sur les OMD en 2010, le Japon a annoncé une aide de 5 milliards de dollars dans le domaine de la santé et de 3,5 milliards de dollars dans celui de l’éducation sur cinq ans à partir de 2011. Cependant, le ratio de l’APD par rapport au revenu national brut (RNB), malgré un taux de 0,23% en 2013 en hausse par rapport au 0,17% de 2012, n’atteint pas 0,7%, le taux commun fixé par les membres du CAD, ce qui place le Japon en 18e position des pays membres.

Dans le même temps, alors que la date-limite de réalisation des OMD approche, les débats progressent au sein de la communauté internationale, notamment à l’ONU, autour du Programme de développement post-2015. Le Japon, en s’appuyant sur le principe de « sécurité humaine »(*3)) y participe en mettant l’accent sur la mise en place d’une « couverture santé universelle »(*4) basée sur sa propre expérience d’implémentation d’un système de sécurité sociale pour la population entière, ainsi que sur l’« intégration de la prévention des catastrophes » et l’« urbanisation durable ».

Abordons maintenant quelques exemples, dans des domaines liés aux OMD et au Programme de développement post-2015, où l’APD du Japon a joué le rôle de catalyseur et dynamisé l’intervention privée et civile.

(*2) ^ Il existe deux modes de calcul du montant de l’APD, net et brut. Pour le montant net, le montant des prêts remboursé par le pays bénéficiaire au pays prêteur est soustrait du montant brut. La DAC utilise généralement les montants nets. Le volume des remboursements sur les prêts en yens fait baisser le rang du Japon au classement international par montant net, mais Tokyo, numéro 1 du classement en montant brut jusqu’en 2001, garde presque constamment la 2e place depuis 2002.

(*3) ^ La sécurité humaine, axée sur l’individu, vise, par le biais de la protection et du renforcement des capacités des individus et communautés locales placés dans un environnement susceptible d’être menacé ou effectivement menacé, à l’établissement d’une société où la vie de chacun sera respectée (Stratégie à moyen terme pour l’aide gouvernementale au développement, 2005

(*4) ^ La couverture santé universelle désigne la possibilité pour tous de bénéficier des services médicaux nécessaires à un suivi médical adapté, à la prévention, aux soins et à la rééducation, à un tarif raisonnable. L’intégration de la prévention des catastrophes englobe l’établissement prioritaire par les gouvernements de stratégies de prévention des catastrophes, leur prise en compte dans les stratégies et plans de développement et l’augmentation des investissements dans la prévention des catastrophes.

Mobilisation des dons privés pour éradiquer la polio

Pour commencer, intéressons-nous au projet d’éradication de la polio, dans le cadre de la réduction du taux de mortalité infantile. La poliomyélite, plus couramment appelée polio, est une maladie infectieuse au taux d’incidence élevé chez les enfants de moins de 5 ans. Depuis le lancement en 1988 de l’Initiative mondiale pour l’éradication de la poliomyélite (IMEP) lors de la 41e assemblée générale de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le Japon a joué un rôle important dans l’éradication de la polio en Chine (objectif atteint en 2000), ainsi que dans la région du Pacifique Ouest. Aujourd’hui, les pays d’endémie ne sont plus qu’au nombre de trois : Pakistan, Afghanistan et Nigéria. L’Agence japonaise de coopération internationale (JICA), qui met en œuvre la politique d’aide au développement du gouvernement japonais, a accordé en 2011 un prêt en yens au projet d’éradication de la polio au Pakistan, dans le cadre de l’IMEP.

La nouveauté de ce projet, première tentative de mobilisation de dons privés grâce à un prêt en yens, résidait dans le fait qu’en cas de réussite avérée, la Fondation Bill & Melinda Gates rembourserait à la JICA la totalité du prêt en yens, en lieu et place du gouvernement pakistanais, par le biais d’un système de conversion de prêt. Outre le prêt en yens, une aide non remboursable et la coopération technique de spécialistes de la JICA ont été implémentées en collaboration avec la Banque mondiale, l’OMS et l’Unicef pour organiser sur deux ans, à partir de 2011, une campagne nationale de vaccination. Et, du fait des bons résultats de ce projet, notamment du niveau élevé de vaccination enregistré, la Fondation Gates a officiellement décidé en avril 2014 de rembourser le prêt en yens. Ce modèle couronné de succès au Pakistan va aussi être mis en place au Nigéria, avec le gouvernement duquel la JICA a officialisé un prêt en yens au mois de mai.

Stimuler l’implication du secteur privé dans la dynamisation régionale

En haut, produits artisanaux en pierre à savon (une roche tendre comme le savon) du comté de Kisii dans l’ouest du Kenya, vendus en 2013 par Muji. Le groupe de producteurs a fait bénéficier la communauté locale de son action en consacrant une partie des bénéfices à la construction d’une crèche et d’une bibliothèque. (photo : Ryohin Keikaku)

Les débats au sein de la communauté internationale sur le Programme de développement post-2015 insistent sur la coopération avec la société civile et le secteur privé ; le projet « un village, un produit » soutenu par la JICA au Kirghizistan, en Asie centrale, est un exemple du rôle de catalyseur de l’APD et des évolutions sociétales qu’elle apporte aux communautés locales des pays en développement, en coopération avec des entreprises privées. Le projet « un village, un produit », né dans la préfecture d’Ôita au Japon, aide la population à revitaliser la région en fabriquant des articles destinés aux marchés national et international, à partir des produits locaux. Cette démarche de dynamisation régionale s’étend aujourd’hui à la Chine, l’Asie du Sud-Est ainsi qu’à l’Afrique.

Au Kirghizistan, le programme « un village, un produit » a été introduit en 2007 dans la région d’Issyk-Koul, où les producteurs ont créé en 2010, de leur propre initiative, une coopérative « un village, un produit ». La même année, la compagnie Ryohin Keikaku, connue pour sa marque Muji, a approché la JICA pour mettre en place un projet de développement commun de cadeaux de Noël pour 2011. Les propositions émanant du Kirghizistan et du Kenya ont été choisies. Au Kirghizistan, la coopérative est au cœur d’un projet annuel de conception d’articles en feutrine, pochettes pour appareils mobiles et autres, répondant aux exigences de qualité et de design de Muji et adaptés au marché international (voir la photo de titre). Les articles sont vendus dans de nombreux pays du monde, à commencer par le Japon. Cette activité permet aux producteurs de la coopérative, et notamment aux femmes, d’améliorer leurs techniques, d’augmenter leurs revenus et d’asseoir leur place dans la cellule familiale.

Cette coopération avec la JICA a été l’occasion pour Ryohin Keikaku de lancer la conception de produits au Cambodge et au Laos et d’élargir son action de soutien à la création d’emplois. En 2013, l’entreprise a été le premier distributeur asiatique distingué par le Business Call to Action pour la réalisation d’initiatives alliant succès et développement durable, piloté par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD). Ryohin Keikaku a également reçu le prix Inclusive Business Leader décerné par la Société financière internationale (IFC), membre du groupe de la Banque mondiale.

Des infrastructures accessibles à tous grâce à l’implication de la société civile

Le troisième exemple relève de l’aide à la mise en place d’infrastructures. Parmi les points du Programme de développement post-2015 figure le développement durable des villes, notamment des infrastructures pour les transports publics urbains, cadre dans lequel il est indispensable de prêter attention aux membres les plus fragiles de la société. Une volonté qui se concrétise par la mise en place d’équipements de conception universelle, accessibles à tous. Dans ce cadre aussi, il existe des exemples du rôle de catalyseur de l’APD.

Par exemple, à l’occasion de la construction du Blue Line, la première ligne de métro de Bangkok en Thaïlande, réalisée grâce à un prêt en yens, des échanges ont été organisés entre l’autorité thaïlandaise des transports de masse rapides (MRTA), chargée de la conception, la construction et la gestion de la ligne de métro, et des associations de personnes handicapées ; dans le même temps, les ingénieurs de la MRTA ont participé à des formations sur le design universel organisées par le Centre de développement Asie-Pacifique sur le handicap (APCD)(*5), situé à Bangkok, et les échanges ont également été approfondis en intégrant au programme de formation de l’APCD des visites du chantier du métro. La MRTA a établi ses propres directives en matière d’accessibilité, couvrant même des points non prévus par la législation thaïlandaise, en installant par exemple des ascenseurs et des portes sur les quais.

Ces dernières années, outre les lignes ferroviaires urbaines Purple Line et Red Line de Bangkok, des projets ferroviaires urbains au Vietnam, en Indonésie, en Inde ou au Bangladesh, où la rapide croissance urbaine rend urgente la mise en place de systèmes de transport public, s’inspirent de l’expérience japonaise pour introduire, en accord avec la législation locale et en coopération avec les associations de personnes handicapées, le concept d’accessibilité.

Les trois exemples présentés montrent comment l’APD japonaise a joué un rôle de catalyseur en mobilisant les dons privés et en stimulant la participation du secteur privé et de la société civile aux projets, ce qui permet de susciter une évolution de la société et des communautés locales. Notons que l’expérience acquise grâce à ces projets liés à l’APD est non seulement partagée au sein des pays dans lesquels ils ont été mis en œuvre, mais franchit aussi les frontières pour s’étendre peu à peu à d’autres nations.

Les défis à relever pour l’APD

Nous avons fait le point sur les réalisations et la situation de l’APD japonaise. Pour conclure, évoquons brièvement les défis à relever. Premièrement, dans le contexte actuel de diversification des sources de financement allouées aux pays en développement, le rôle de catalyseur de l’APD souligné ici sera de plus en plus important. Deuxièmement, le Japon doit tabler de façon stratégique sur l’APD bilatérale d’une part, et multilatérale d’autre part, avec des institutions internationales, pour continuer à assumer un rôle de leader du développement international dans des domaines comme la couverture santé universelle et l’intégration de la prévention des catastrophes, où il est relativement bien placé. Enfin, dernièrement, des efforts sont nécessaires pour mesurer et présenter de façon claire les résultats des projets de l’ADP japonaise en mobilisant les techniques académiques les plus pointues, notamment dans les domaines de la statistique, de l’économie et de la politique. Appréhender les résultats des projets participe au renforcement de la surveillance de la progression du Programme de développement post-2015 voulu par la communauté internationale, et permettra également au Japon d’affirmer son rôle de leader dans le développement international.

(D’après un original en japonais paru le 26 août 2014. Photo de titre : les membres de la coopérative kirghize « un village, un produit » confectionnent des articles en feutrine pour Muji [à gauche] ; pochettes pour appareils mobiles et autres produits vendus dans le monde entier en 2013. Ryohin Keikaku)

(*5) ^ L’APCD, fondé en 2002 avec l’aide de la JICA, est l’institution gouvernementale thaïlandaise destinée à promouvoir dans la région Asie-Pacifique l’autonomie des personnes handicapées et la mise en œuvre d’une société accessible à tous.

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