Réfléchir à Okinawa

La question d’Okinawa et la sécurité en Asie de l’Est

Politique

Le transfert de la base aérienne de Futenma des marines américains à Okinawa constitue un problème délicat, qui fait planer une ombre sur la présence militaire américaine dans l’île. Dans le même temps, la stratégie expansionniste de la Chine représente un défi majeur pour le Japon et les États-Unis. Le prestigieux chroniqueur de politique étrangère Okamoto Yukio se penche ici sur l’arrière-plan et les enjeux régionaux de ce problème.

L’impasse de Futenma

Dans les années 1990, les gouvernements du Japon et des États-Unis ont décidé d’un commun accord de fermer Futenma, une base aérienne des marines américains située dans une zone densément peuplée de l’île Okinawa, île principale de l’archipel du même nom, et de transférer ses activités sur un site à construire dans la baie de Henoko, sur le littoral pacifique de l’île. Cet accord est toujours en vigueur, mais on ne sait pas bien quand le transfert aura lieu, ni même s’il aura jamais lieu.

La nouvelle base de Henoko devrait être dotée d’une piste d’atterrissage construite sur un terrain remblayé sur la mer couvrant un tiers de la surface actuelle de la base aérienne de Futenma. Les nuisances sonores causées par les avions et les risques d’accident seraient transférés d’une zone densément peuplée vers un site en bord de mer. Il s’agirait à l’évidence d’une grande amélioration. C’est pourquoi j’ai tout d’abord été favorable à cette initiative. Mais en 2011, quand j’ai été invité à témoigner devant la Commission budgétaire de la Chambre des représentants, j’ai suggéré que le gouvernement ferait bien de renoncer à forcer l’exécution de ce projet. Et j’ai de nouveau appelé à l’abandon du projet en 2012, à l’occasion de mon intervention devant la Commission budgétaire de la Chambre des conseillers. Pourquoi donc ai-je changé d’avis ?

Au début, l’opinion à Okinawa se répartissait en courants de forces relativement égales, avec environ un tiers de gens disposés à accepter le transfert à Henoko, un tiers hostile à ce projet et un tiers d’avis intermédiaires. Mais en 2009, quand le Parti démocrate du Japon est arrivé au pouvoir, Hatoyama Yukio, le nouveau Premier ministre, a déclaré que la base de Futenma devait être transférée vers un site qui se trouve « pour le moins » en dehors de la préfecture d’Okinawa. Après avoir entendu cela, pratiquement tout le monde à Okinawa s’est rallié au camp des adversaires du projet de transfert à Henoko.

Le gouvernement démocrate a fait preuve d’irresponsabilité dans le traitement de cette affaire. Chercher un site de remplacement en dehors d’Okinawa est irréaliste, et ce pour une simple raison : l’Osprey, l’avion à atterrissage et décollage verticaux aujourd’hui utilisé à Futenma, constitue un moyen de transport essentiel pour le corps des marines stationné à Okinawa. Il serait insensé de transférer ces appareils vers un site éloigné à moins d’y transférer également l’intégralité de l’effectif des marines, ce qui entraînerait aussi le déplacement du quartier général actuellement basé à Camp Foster et celui des centres d’entraînement de Camp Hansen et de Camp Schwab.

Le gouvernement démocrate a examiné plus de 40 emplacements potentiels situés ailleurs sur le territoire japonais, mais il n’a pas été en mesure de trouver un site adéquat et, en mai 2010, le Premier ministre Hatoyama a présenté ses excuses aux habitants d’Okinawa et leur a demandé d’accepter la réimplantation de Futenma. Mais ils n’étaient plus disposés à le faire. C’est comme s’ils s’étaient apprêtés à manger dans un restaurant, un peu à contrecœur, quand une grosse légume du PDJ a fait irruption en criant : « La nourriture ici n’est pas bonne. Il y a plein de bons restaurants là-bas, allons en chercher un. » Il a entraîné les dîneurs avec lui et, bien entendu, aucun restaurant valable n’a été trouvé. Le groupe est revenu à son point de départ, mais la nourriture n’était plus fraîche et personne ne voulait y toucher.

Parmi les militants japonais qui luttent contre la présence des bases américaines à Okinawa, j’en ai vu beaucoup qui ne sont pas d’Okinawa. Leur objectif ne se limite pas à la restitution définitive de la base de Futenma. En alimentant le mouvement local contre la base et en provoquant des désordres, c’est en fait la fermeture de toutes les bases américaines qu’ils visent à obtenir, et notamment celle de Kadena, la base des forces aériennes des États-Unis la plus importante de l’hémisphère oriental. En attendant, les discussions entre le gouvernement central à Tokyo et le gouvernement préfectoral à Naha restent dans l’impasse. Et en cas d’accident majeur d’un Osprey, Okinawa risquerait d’exploser, comme cela s’est produit en 1956, quand l’île tout entière s’est soulevée contre les autorités militaires américaines.(*1)

Existe-t-il une solution de rechange ? Quand j’ai exprimé mon opinion devant les commissions de la Diète nationale, j’ai recommandé l’adoption d’un « plan B ». Je n’ai pas spécifié le contenu de ce plan, mais l’idée était de supprimer la nécessité du déménagement vers un nouvel emplacement dans la baie de Henoko en réaménageant le dispositif de déploiement des corps des marines américains à Okinawa et ailleurs dans le Pacifique Ouest et en modifiant le rôle des Forces japonaises d’autodéfense.

Pour ce faire, il aurait fallu instaurer avec les États-Unis des délibérations bilatérales minutieuses et de longue durée, ce qui aurait retardé la restitution de la base de Futenma. Je n’en avais pas moins le sentiment que ma proposition méritait d’être prise en considération, ne serait-ce que parce qu’il s’était écoulé presque deux décennies depuis l’accord originel entre les États-Unis et le Japon sur ce sujet. Au bout du compte, le gouvernement a pourtant décidé de s’en tenir au projet existant et, en décembre 2013, le gouverneur d’Okinawa a donné son feu vert pour le chantier de remblai sur la mer prévus à Henoko, où les travaux ont d’ores et déjà commencé. Au point où nous en sommes, exiger un changement de ligne de conduite ne ferait que semer la confusion. C’est pourquoi j’ai décidé à contrecœur de remiser mon plan B et d’apporter à nouveau mon soutien à la réimplantation à Henoko en tant qu’elle offrait la meilleure solution envisageable dans les circonstances actuelles.

(*1) ^ En 1951, lorsque l’occupation alliée consécutive à la Seconde Guerre mondiale a pris fin et que le Japon a retrouvé son autonomie, Okinawa est resté sous la tutelle militaire des États-Unis, au grand mécontentement des habitants de cette préfecture insulaire (la restitution au Japon n’est pas intervenue avant 1972). Le Mouvement de protestation générale en 1956, qui a soulevé l’île tout entière, s’est produit à la suite de la publication du Rapport Price par une sous-commission de la Commission des forces armées de la Chambre des représentants des États-Unis. Globalement, le rapport entérinait le statu quo sur les bases militaires américaines d’Okinawa. Confrontés aux manifestations populaires massives, les Américains ont été contraints de revoir un certain nombre de leurs procédures, et notamment de remplacer le versement d’un montant forfaitaire pour les expropriations de terres par le paiement de loyers adéquats régis par des contrats de location avec les propriétaires.

Effet de dissuasion : l’importance des impressions

Peut-être la nécessité du déménagement de la base de Futenma à Henoko ne s’impose-t-elle qu’à titre palliatif, mais c’est le contexte à plus long terme que je veux maintenant examiner. Comment peut-on parvenir à une réduction importante de la présence des marines américains à Okinawa sans amoindrir la force de dissuasion du Japon ?

À l’heure actuelle, la force de dissuasion du Japon repose, non pas sur la capacité des marines américains stationnés à Okinawa à réagir immédiatement à une attaque en provenance de la Corée du Nord ou de la Chine, mais sur l’ensemble des accords de sécurité signés entre le Japon et les États-Unis. Or la septième flotte américaine constitue un élément clé de ce dispositif bilatéral de sécurité. La construction des vaisseaux de cette flotte – dont le porte-avions à propulsion nucléaire George Washington – et des avions qu’elle transporte a coûté plusieurs milliers de milliards de yens. Le fait que cette flotte soit basée à Yokosuka, un port situé à proximité de Tokyo, constitue pour les pays voisins un signal clair de la détermination des États-Unis à défendre le Japon. C’est la visibilité de cet engagement qui constitue l’essence de la dissuasion.

La dissuasion est au bout du compte une affaire d’impressions : elle repose sur la conviction des pays voisins que les accords de sécurité nippo-américains ne manqueront pas d’être appliqués. En l’absence de cette croyance, le Traité de sécurité nippo-américain n’est rien de plus qu’un bout de papier. On voit donc que le cœur de la force de dissuasion du Japon réside dans le maintien d’une alliance étroite avec les États-Unis, une alliance qui ne laisse aucune place pour le doute dans l’esprit des autres pays de la région.

Or une grande déchirure apparaîtrait dans le tissu de la dissuasion si une réduction à grande échelle des forces américaines basées à Okinawa devait intervenir dans un contexte local agité et qu’elle ne soit pas fondée sur une pensée stratégique bien articulée. Les pays voisins auraient le sentiment d’une vacance du pouvoir. N’oublions pas ce qui s’est passé en mer de Chine méridionale : après le retrait des États-Unis du Vietnam, la Chine s’est emparée des îles Paracels et, après le départ des Russes, elle a chassé les Vietnamiens de Johnson South Reef. Et, quand les forces armées américaines ont quitté les Philippines, la Chine a pris Mischief Reef à ce pays.

Si les Chinois venaient à penser que l’armée américaine a été chassée d’Okinawa, la probabilité qu’ils arrachent par la force au Japon les îles Senkaku, situées en mer de Chine orientale, s’en trouverait renforcée. Et il serait bien difficile de les en déloger une fois qu’ils y auraient débarqué. Pour y parvenir, il faudrait se lancer dans une opération militaire qui pourrait fort bien entraîner les premières pertes de soldats japonais au combat depuis la Seconde Guerre mondiale. Le Japon se battrait-il vraiment pour récupérer les Senkaku ? Il n’est pas exclu que le gouvernement préférerait proclamer son intention de « négocier avec persistance », comme il l’a souvent fait, et que les îles Senkaku resteraient indéfiniment sous le contrôle de facto de la Chine, comme dans le cas des îlots de Takeshima, occupés par la Corée du Sud depuis qu’elle s’en est emparée dans les années 1950.

Okinawa victime de discrimination

Les Japonais qui ne sont pas d’Okinawa n’ont pas pleinement conscience des difficultés qu’ont subies les Okinawaïens, ni du sentiment de discrimination dont ils souffrent. Lorsqu’on leur rappelle que 74 % de la surface du territoire japonais occupé par les forces armées américaines sont concentrés à Okinawa, l’un des plus petits des 47 préfectures que compte le Japon, les gens se disent « ce n’est pas juste », mais cela s’arrête là. Et si le chiffre enregistré par Okinawa atteint aujourd’hui un niveau aussi disproportionné, c’est tout simplement parce que, depuis 1972, année de la restitution d’Okinawa au Japon, les réductions de la présence militaire américaine dans ce pays se sont essentiellement limitées aux îles principales de l’Archipel. Au cours des décennies qui se sont écoulées entre temps, la surface des bases situées sur ces îles a diminué de 65 %, à mesure de la fermeture des grandes bases situées notamment à Tokyo et dans la préfecture voisine de Kanagawa, alors qu’à Okinawa les bases ne perdaient que 20 % de leur surface.

Ce chiffre de 74 % ne sera pas facile à réduire. La fermeture de bases à Okinawa fera baisser le dénominateur aussi bien que le numérateur de la fraction, si bien que le pourcentage ne variera guère. Pour obtenir une diminution significative du chiffre, il faudra que les fermetures de bases à Okinawa s’accompagnent d’une augmentation de la surface des bases situées ailleurs au Japon. Mais, hormis Iwakuni, aucun autre site des îles principales n’a accepté de se charger d’une partie du fardeau qui incombe actuellement à Okinawa. Tout ce que l’on entend se réduit à des discours sur la nécessité d’un rééquilibrage. Hashimoto Tôru, quand il était gouverneur de la préfecture d’Osaka, a bien suggéré d’y transférer une base, mais aucun autre gouverneur n’a formulé une proposition similaire.

Le fossé émotionnel entre Okinawa et le reste du Japon est profond. Dans les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale, l’armée japonaise a traité Okinawa comme un simple pion, qu’elle a sacrifié pour la défense des îles principales, contraignant ses habitants à servir de boucliers humains contre l’avance des forces américaines. Ce souvenir a laissé aux Okinawaïens une profonde méfiance à l’égard de leurs compatriotes des îles principales.

La stratégie maritime des Chinois

C

ompte tenu de la stratégie expansionniste de la Chine, il est clair que nous devons trouver sans tarder une solution à la question d’Okinawa. La stratégie maritime des Chinois consiste en une approche à deux temps. Dans la première phase, qui a duré approximativement jusqu’en 2010, leur objectif était de contrôler militairement les eaux situées en deçà de la « première chaîne d’îles », une ligne reliant Okinawa, Taiwan, les Philippines et Bornéo, autrement dit les mers de Chine orientale et méridionale. La seconde phase, qui devrait s’achever vers 2020, vise à l’établissement d’une capacité « anti-accès » à l’encontre des bâtiments de la marine américaine dans la zone délimitée par la « seconde chaîne d’îles », qui relie l’archipel d’Izu à la Papouasie-Nouvelle-Guinée, en passant par l’archipel d’Ogasawara (Bonin), Saipan et la Micronésie. La stratégie de la Chine, en d’autres termes, est conçue pour lui assurer le contrôle de la majeure partie du Pacifique Ouest. Des navires de guerre chinois ont d’ailleurs traversé à de nombreuses reprises l’archipel d’Okinawa pour aller dans le Pacifique effectuer des exercices de grande envergure.

Le Japon d’aujourd’hui est incapable de trouver une réponse adéquate à la stratégie de la Chine. Auparavant, sa stratégie consistait à empêcher la flotte de sous-marins nucléaires de l’Union soviétique de sortir de la mer d’Okhotsk en bloquant les détroits de Sôya, Tsugaru et Tsushima. À cette fin, il s’est doté d’une flotte de 16 sous-marins. Mais, outre ces trois détroits, il existe quatre voies d’eau internationales ouvertes à la navigation entre les îles d’Okinawa. Pour contrôler le passage de la marine chinoise dans les eaux de l’archipel d’Okinawa, il faudrait sans aucun doute plus de 30 sous-marins, soit le double de leur nombre actuel. C’est totalement hors de notre portée. Leur nombre a été porté à 22 grâce à un expédient consistant à repousser les dates de mise en réserve des sous-marins existants, mais le budget n’a pas augmenté. Depuis dix ans, au cours desquels la Chine a multiplié par cinq le montant des crédits budgétaires affectés aux dépenses militaires, les dépenses du Japon en matière de défense sont restées stationnaires.

Rester en sécurité dans un environnement dangereux

Les voisins du Japon en Asie du Nord-Est – la Chine, la Russie, la Corée du Nord et la Corée du Sud – se classent tous les quatre parmi les six premiers pays du monde en termes d’effectifs militaires. Aucune autre région du monde n’affiche une telle concentration de force. Et il n’est pas du tout exclu que des facteurs involontaires ou accidentels conduisent à un conflit armé à un moment donné.

Si le Japon, malgré la tension qui règne dans la région qui l’entoure, est resté à l’abri de toute crainte d’une invasion, ce n’est pas à l’Article 9 de sa constitution, au titre duquel il renonce à la guerre, qu’il le doit, mais au traité de sécurité qui le lie aux États-Unis. Au vu de cela, la direction que nous devons prendre pour résoudre le problème d’Okinawa et maintenir la sécurité en Asie de l’Est apparaît clairement. Sans doute cela prendra-t-il du temps, mais le Japon va devoir renforcer sa propre force de dissuasion. À cette fin, il faudra, par exemple, que les Forces terrestres d’autodéfense prennent en charge certaines tâches de défenses assumées jusqu’ici par les marines américains, dont la nécessité de la présence à Okinawa va se trouver par la même occasion réduite. La mise en place d’une telle relation de partage des rôles avec les États-Unis va jouer un rôle essentiel dans le maintien de la position stratégique d’Okinawa.

(D’après un original en japonais publié le 16 juillet 2015. Photo de titre : un avion Osprey MV-22 attérit sur la base aérienne de Futenma des marines américainle 10 juin 2015. Jiji Press)
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