L’avenir des universités japonaises en question

Les universités japonaises et le problème de la formation des ressources humaines

Politique Science

Les universités japonaises doivent en faire toujours plus avec des moyens de plus en plus limités. Et les tentatives effectuées à ce jour par le gouvernement pour remédier à cet état de fait ne sont guère encourageantes. Dans les lignes qui suivent, Suzuki Kan – conseiller du ministre de l’Éducation et professeur d’université – analyse les échecs des réformes précédentes et il présente les nouvelles orientations de la politique gouvernementale face aux formidables défis que va devoir relever l’enseignement supérieur japonais au XXIe siècle.

Des réformes aux résultats mitigés

La politique du ministère japonais de l’Éducation, de la Culture, des Sports, des Sciences et de la Technologie (MEXT) s’est avérée une réussite à plusieurs égards, en particulier en ce qui concerne les mesures internes limitées aux milieux de l’éducation et aux écoles. Mais les résultats ont été nettement moins brillants quand il s’est agi de planifier et d’appliquer des réformes « ouvertes » impliquant d’autres secteurs, comme certaines initiatives récentes très médiatisées prises par les universités. Des programmes ambitieux ont été bien souvent mis en œuvre de façon désordonnée sans qu’il y ait eu au préalable d’étude concrète suffisante sur le nombre d’étudiants concernés, les objectifs poursuivis et les moyens de mesurer de façon précise leurs effets positifs ou négatifs.

Un exemple de réussite du MEXT, c’est son plan d’amélioration des performances scolaires des jeunes japonais âgés de 15 ans. Le gouvernement japonais a décidé de passer à l’action après la publication des résultats de l’enquête menée en 2003 par l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) dans le cadre de son Programme international pour le suivi des élèves (PISA). Cette étude a en effet révélé que les résultats et le classement du Japon avaient considérablement baissé par rapport aux autres pays. L’intervention du gouvernement s’est avérée efficace puisqu’en 2012, l’Archipel est arrivé en tête des 34 nations membres de l’OCDE. Les élèves japonais âgés de 15 ans ont surclassé leurs camarades des autres pays – y compris la Finlande toujours très bien placée – non seulement en mathématiques mais aussi en lecture. Cette progression remarquable est due à une campagne nationale de lecture matinale obligatoire menée dans l’ensemble des établissements primaires. La proportion des écoliers lisant moins d’un livre par mois est ainsi tombée à 3,8 % tandis que le nombre moyen de livres lus par mois par les enfants passait à onze. Voilà des résultats pour le moins remarquables !

Mais les réformes du MEXT se sont aussi bien souvent soldées par un échec, à commencer par les mesures « ouvertes » récentes destinées à favoriser la formation de ressources humaines de niveau international par le biais d’une restructuration des études de droit de deuxième et troisième cycles.

Des mesures d’ouverture aux effets décevants

Au début du XXIe siècle, le gouvernement japonais a entrepris d’augmenter le nombre des avocats, celui-ci étant relativement réduit en regard des normes internationales. Mais la décision du Cabinet demandant à ce que l’on accorde le certificat d’aptitude à la profession d’avocat (CAPA) à davantage de candidats a suscité une telle levée de boucliers chez la Fédération des barreaux japonais (JFBA) qu’elle n’a pas pu être appliquée. Les autorités japonaises ont alors cherché à multiplier le nombre des étudiants en limitant les exigences pour l’accréditation des nouvelles écoles de droit et en laissant la concurrence faire le tri. L’expérience s’est soldée par l’apparition d’une pléthore de programmes d’études de droit peu consistants et de diplômés incapables de passer le CAPA ou de trouver un emploi quand ils avaient réussi à l’obtenir.

La multiplication des programmes d’études doctorales proposés par les universités a eu des effets similaires. L’idée en soi était bonne dans la mesure où, à l’heure actuelle, un diplôme de troisième cycle est devenu pratiquement indispensable pour trouver un emploi dans un grand nombre de professions, un peu partout dans le monde. Mais au Japon où le budget de l’État est très serré, le gouvernement n’a pas fourni aux universités et aux centres de recherches les fonds dont ils avaient besoin pour créer des postes pour les nouveaux titulaires d’un doctorat. Les entreprises de japonaises n’ont quant à elles pas manifesté beaucoup d’intérêt pour ce type de diplômés et ceux-ci se sont par ailleurs avérés de piètres entrepreneurs. C’est ainsi qu’est né ce que les medias japonais ont appelé le « problème des postdoc », c’est-à-dire des jeunes titulaires d’un doctorat sans aucune perspective d’avenir.

Ces deux tentatives de réforme se sont soldées l’une comme l’autre par un échec. Au moment de leur mise en œuvre, elles ont attiré quantité de jeunes prometteurs, mais quand il s’est avéré que les diplômés de ces filières ne trouvaient pas d’emploi approprié, ceux-ci ont perdu confiance et le nombre des étudiants qualifiés a considérablement diminué. Les universités et les entreprises n’ont plus trouvé de diplômés suffisamment compétents pour occuper les postes qu’elles avaient créés si bien qu’elles ont cessé elles aussi de se fier au système.

Ce problème s’explique en partie par la structure annuelle à court terme du budget de l’éducation nationale et par l’attention excessive que les milieux politiques et les médias portent aux « mesures phares » les plus récentes. Si les agences du gouvernement réussissent en général à financer la première année des nouvelles initiatives, au bout d’un an ou deux, les allocations dont celles-ci ont bénéficié sont supprimées au profit d’une nouvelle série de mesures phares. Ce qui encourage la tendance à lancer des programmes sans préparation suffisante. Il vaudrait beaucoup mieux que le financement des allocations du budget de l’éducation se fasse sur une base de cinq ans, mais le ministère des Finances y est fermement opposé.

L’avenir incertain du secteur des sciences et de l’ingénierie

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Japon a fait des sciences et de la technologie la priorité des investissements de l’État dans l’enseignement supérieur. Les départements des sciences et de l’ingénierie des universités nationales ont ainsi réussi à atteindre un taux d’encadrement enseignants/étudiants comparable à celui des établissements occidentaux. Et le système des séminaires (kenkyûshitsu), qui a mis en place des petites unités d’enseignement et de recherches dirigées par un grand spécialiste, s’est avéré d’une grande efficacité dans la formation de chercheurs de haut niveau.

C’est ainsi que depuis l’an 2000, le monde scientifique japonais a obtenu un nombre remarquable de prix Nobel dont beaucoup ont été attribués à des chercheurs d’universités d’État régionales. Le Japon est en train de récolter les fruits des investissements qu’il a effectués pendant de nombreuses années dans le secteur de la recherche et de l’enseignement scientifiques. Le classement mondial des universités en termes de nombre de citations dans des revues scientifiques est tout à révélateur à cet égard. L’Université de Tokyo arrive en troisième place en ce qui concerne la physique. Le département de chimie de l’Université de Kyoto au quatrième rang. L’Université d’Osaka à la quatrième place dans le domaine de l’immunologie. Et l’Université du Tôhoku en cinquième position dans le secteur de la science des matériaux.

Mais on est en droit de se demander si le Japon va pouvoir se maintenir à un tel niveau pendant encore longtemps. À l’heure actuelle, les étudiants les plus doués en sciences se dépêchent de chercher un emploi dans l’industrie sitôt qu’ils ont fini leur master. À peine 9,9 % d’entre eux se lancent dans des études doctorales. Le budget du Japon pour l’enseignement et la recherche scientifiques n’a pas bougé depuis 15 ans, alors qu’il a considérablement augmenté dans le reste du monde. Tant et si bien que les universités et les centres de recherches financés par l’État se sont trouvés dans l’incapacité de créer des postes pour les jeunes diplômés.

Pour rester compétitif dans le domaine des sciences et de l’ingénierie, le Japon doit étoffer ses programmes de troisième cycle et former des titulaires de doctorat capables de jouer un rôle efficace dans le secteur privé, la création d’entreprises et le marché international de l’emploi, y compris les universités, les centres de recherches et les entreprises des économies mondiales émergentes. Il doit aussi améliorer son niveau non seulement dans la recherche universitaire mais aussi la communication globale, la conception et la gestion de projets, et la solution de problèmes de type social. Le gouvernement s’est déjà engagé dans cette voie avec le Program for Leading Graduate School (Programme pour les établissements de pointe de deuxième et troisième cycles) qui subventionne 62 programmes de haut niveau répartis dans 33 universités. 3 300 étudiants se sont déjà inscrits dans ce type de cursus et la plupart d’entre eux devraient avoir obtenu leur diplôme d’ici 2017.

La situation préoccupante de la filière des lettres et des sciences humaines

La situation est nettement plus préoccupante dans le secteur des lettres et de sciences humaines des universités. Le budget consacré par l’État japonais à l’enseignement supérieur est dans l’ensemble nettement moins élevé qu’en Europe ou aux États-Unis. Il constitue en effet à peine 1,5 % du PIB de l’Archipel alors qu’aux USA la proportion est de 2,5 %. Et depuis plusieurs dizaines d’années, la part allouée à la filière des lettres est infime comparée à celle qui revient aux sciences et à l’ingénierie. Jusqu’au milieu des années 1990, le Japon a réussi à s’accommoder de sa faiblesse dans ce domaine en grande partie parce que ce sont les entreprises qui formaient leurs jeunes recrues par le biais à la fois de programmes spécifiques et d’une formation sur le tas (OJT). Mais après l’éclatement de la bulle spéculative, les firmes japonaises ont été contraintes de procéder à des restructurations sévères. Elles ont donc investi beaucoup moins dans la formation de leurs employés. Elles ont aussi eu tendance à recruter du personnel à temps partiel ou en CDD, et par voie de conséquence, à accorder moins d’importance à l’investissement à long terme dans l’éducation et la formation de leurs ressources humaines.

De ce fait, le niveau de compétences des jeunes travailleurs japonais a nettement baissé au point qu’il a fallu soudainement se tourner vers la filière des lettres et des sciences humaines pour trouver du personnel adéquat. Le gouvernement aurait dû alors intervenir en finançant le type de formation que les entreprises n’assuraient plus. Mais il n’a pas pu investir de façon appropriée dans le développement des ressources humaines par le biais du premier cycle de l’enseignement supérieur, en raison de contraintes budgétaires, de l’absence de direction politique et du manque d’intérêt des contribuables.

Une réforme indispensable des méthodes d’enseignement

Les industriels japonais sont, pour leur part, loin d’être tous du même avis sur le rôle respectif des universités et des entreprises en matière de formation des ressources humaines. Certains ont proposé de classer les établissements universitaires en deux catégories « mondiale » ou « locale », la tâche de la seconde consistant à inculquer les compétences de base en matière d’emploi.

De son côté, la Fédération des organisations économiques japonaises (Keidanren), le syndicat patronal le plus puissant de l’Archipel, s’est exprimée clairement sur ce point dans une déclaration de septembre 2015 intitulée Point de vue sur la réforme des universités d’État :

« Ce que les entreprises recherchent en matière de ressources humaines, ce n’est pas la combativité. Ce qu’elles attendent avant tout de leurs futurs employés, c’est qu’ils soient en bonne forme physique, qu’ils aient le sens de la morale publique, qu’ils aient reçu une solide éducation de base, qu’ils soient capables d’identifier et de résoudre des problèmes, qu’ils puissent communiquer dans des langues étrangères et qu’ils sachent exprimer leurs idées et leurs opinions de façon logique. Après une première formation dans les établissements d’enseignement primaire et secondaire, ils doivent acquérir un savoir spécialisé dispensé par la filière de leur choix dans les premier, deuxième et troisième cycles des universités, tout en veillant à prendre conscience de la diversité culturelle et sociale du monde à travers des expériences multiples et variées, à commencer par des séjours d’études à l’étranger. »

Le MEXT prépare par ailleurs activement une réforme de grande envergure des programmes de l’enseignement secondaire. En août 2015, il a fait une déclaration où il évoquait la nécessité pour les lycées d’avoir recours aux méthodes de « pédagogie active » – qui prônent l’apprentissage par l’expérience ainsi que l’identification et la solution des problèmes – ainsi que des mesures destinées à augmenter le nombre des enseignants et à élever leur niveau. Au mois de septembre, le ministre de l’Éducation a pris une directive qui prévoit un changement radical dans le déroulement des examens d’entrée à l’université, les questions fermées à choix multiples destinées à vérifier les connaissances des candidats devant être remplacées par des questions ouvertes permettant d’évaluer les compétences et la capacité de juger et de communiquer. Au même moment, les membres de l’Association des universités d’État se sont mis d’accord pour augmenter de 30 % le quota des élèves admis sur recommandation de leur lycée et en fonction de leur livret scolaire, plutôt que de leurs seuls résultats au concours d’entrée.

Les facultés de lettres et de sciences humaines doivent elles aussi avoir recours à la pédagogie de projet (PBL) et à l’apprentissage par résolution de problèmes (APP) qui permettent de développer de façon active la capacité à résoudre des problèmes dans la vie réelle. Une réforme des programmes d’enseignement destinée à encourager cette nouvelle orientation est d’ailleurs actuellement à l’étude.

Redorer le blason de la filière des lettres : une nécessité

Mais le problème le plus délicat que vont devoir résoudre le MEXT et les universités après des dizaines d’années de laisser-aller, c’est de trouver des enseignants qualifiés pour enseigner les lettres et les sciences humaines et d’améliorer le taux d’encadrement enseignants/étudiants. Pour y parvenir, il faudra recourir à un financement de l’État et des entreprises privées ainsi qu’à une augmentation des frais de scolarité. Mais jusqu’à présent, les investissements dans ce secteur de l’enseignement supérieur n’ont guère progressé, en grande partie à cause du préjugé tenace qui veut qu’au Japon, le premier cycle de l’université corresponde à une période de « vacances » entre la fin du lycée et leur premier emploi.

Les universités japonaises spécialisées dans les lettres et les sciences humaines ont été vivement critiquées y compris par les entreprises qui les soutiennent financièrement. Les meilleurs élèves des lycées, les enseignants et les chercheurs en sciences sociales les ont dédaignées et sont souvent partis aux États-Unis.

Toutefois aux USA, les frais de scolarité d’un lycée ou d’une université privés de haut niveau sont au moins dix fois plus élevés que ceux des facultés de lettres des universités d’État japonaises. De toute évidence, seuls les étudiants les plus fortunés et les plus doués de l’Archipel sont susceptibles d’avoir accès aux meilleurs établissements universitaires étrangers. C’est pourquoi le Japon doit absolument se doter d’un enseignement supérieur de haut niveau. Et il faut aussi que les medias attirent l’attention du public sur ce problème.

Le recours à la « stratégie d’entreprise »

Pour convaincre les responsables du budget de l’État et obtenir leur soutien, le MEXT et les universités ne disposent que d’un seul moyen : faire leurs preuves à travers des réformes couronnées de succès. Les leaders politiques et les dirigeants d’entreprises semblent en particulier désireux de les voir s’orienter vers la stratégie d’entreprise. Le MEXT a déjà pris un certain nombre d’initiatives destinées à différencier les universités en termes d’objectifs et de mission – à commencer par le Top Global University Project (Projet pour les meilleures universités globales), et le Program for Promoting the Enhancement of Research Universities (Programme pour la promotion et le développement des centres de recherches universitaires). Il envisage aussi des réformes visant à renforcer le pouvoir des présidents des établissements universitaires.

Mais les universités sont-elles pour autant en mesure d’appliquer la « stratégie de focalisation » prônée par le milieu des affaires ? Peuvent-elles se permettre de sélectionner certains domaines d’études et d’en négliger d’autres ? Et qui financera une telle réforme et de quelle façon ? Le moment est venu de convier tous les acteurs et les parties prenantes à un débat sérieux et approfondi sur le sujet. Les administrateurs des universités et les spécialistes de l’enseignement ne doivent pas attendre que le gouvernement crée une instance susceptible de répondre à ces questions. Il faut qu’ils prennent eux-mêmes l’initiative de s’atteler à ce problème, d’informer le public et d’élever le niveau du débat.

Si un établissement universitaire décide de mettre en œuvre un plan reposant sur une stratégie de focalisation, il sera automatiquement confronté à de graves difficultés. À l’heure actuelle, les universités n’ont pas les moyens de trouver, former, apprécier ou rémunérer par elles-mêmes des spécialistes capables d’appliquer une telle politique. Avant de s’engager dans cette direction, il faut s’interroger sur la nature même de l’administration universitaire et se demander entre autres en quoi elle ressemble et diffère de la gestion d’entreprise et de l’administration publique.

À l’heure actuelle, l’enseignement supérieur japonais est dans une situation qui rappelle à bien des égards celle des États-Unis dans les années 1980. À l’époque, les universités américaines ont été contraintes d’adopter un nouveau type d’administration en raison des coupes drastiques effectuées dans le budget fédéral. C’est alors que la gestion de l’éducation est devenue une profession à part entière. Le moment est venu pour le Japon de mettre au point et d’appliquer un nouveau modèle de gestion universitaire. Il peut certes s’inspirer à plusieurs titres de ce qui s’est passé aux États-Unis, mais la théorie de la « dépendance au chemin emprunté » (autrement dit le poids de l’habitude) montre que ce n’est pas toujours nécessaire. Le Japon doit appliquer les méthodes qui s’imposent face au défi auquel il est confronté. Il va devoir traverser une période difficile de transition qui aboutira à la naissance d’un nouveau système.

(D’après un texte original en japonais du 18 janvier 2016. Photo de titre : en mars 2015, 3160 jeunes diplômés ont assisté à la cérémonie de remise des diplômes qui s’est tenue au campus de Hongô de l’Université de Tokyo. Jiji Press)

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