Les États-Unis de Trump et le Japon

Le rôle accru du Japon dans les relations nippo-américaines

Politique

Depuis quelques mois, le Japon est confronté à une série de changements survenus sur la scène internationale notamment l’accroissement de la présence militaire chinoise, le Brexit et l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis. Le 19 décembre 2016, l’amiral américain à la retraite Dennis C. Blair s’est exprimé à ce sujet dans un entretien qu’il a bien voulu nous accorder. D’après lui, les relations entre Tokyo et Washington vont continuer à servir de rempart protecteur en Asie et le Japon est appelé à jouer un rôle de plus en plus important dans les secteurs de la défense, de la diplomatie et de l’économie mondiales.

Dennis Cutler Blair Dennis BLAIR

Né en 1947, aux États-Unis. Diplômé de l’Académie navale américaine (USNA) d’Annapolis. Titulaire d’un mastère d’histoire et de langues de l’Université d’Oxford qu’il a fréquentée en tant que bénéficiaire d’une bourse Rhodes. A fait carrière dans l’US Navy où il est resté 34 ans. D’abord affecté sur des destroyers lance-missiles de la flotte américaine de l’Atlantique et de celle du Pacifique, il a ensuite commandé le groupement tactique Kitty Hawk. Pour finir, Dennis Blair a exercé les fonctions de directeur des chefs d’état-major interarmées et de commandant en chef des forces armées américaines du Pacifique (USPACOM). Il a quitté la marine américaine en 2002. De janvier 2009 à mai 2010, il a supervisé les 16 agences du renseignement américain en tant que directeur de l’Agence centrale de renseignement des États-Unis (CIA). Il a aussi apporté son soutien en matière de renseignement intégré au président Barack Obama, au Congrès américain et aux opérations sur le terrain. Président du conseil d’administration et directeur général de Sasakawa Peace Foundation USA depuis mai 2014.

Les progrès de l’alliance nippo-américaine

——Pendant la campagne pour les élections présidentielles américaines, Donald Trump a déclaré que pour son pays, l’alliance entre les États-Unis et le Japon constituait un poids du point de vue financier et militaire. Ce point de vue vous semble-t-il justifié ?

DENNIS BLAIR  Les débuts de l’alliance nippo-américaine remontent à la période de la Guerre froide. Au départ, c’était une relation inégale conformément aux volontés des États-Unis. Mais depuis la fin de la Guerre froide, les choses ont changé et je crois qu’elles sont encore en train d’évoluer. Je ne vois donc aucune objection à ce que le nouveau président examine attentivement la question pour s’assurer que cette alliance est encore valable.

L’alliance entre les États-Unis et le Japon est plus équitable qu’elle ne l’était il y a 40 ou 50 ans. À l’heure actuelle, l’Archipel est davantage impliqué dans sa propre défense. Grâce à un changement d’interprétation de sa constitution, le Japon a pu se doter de Forces d’autodéfense (FAD), ce qui a constitué un premier pas très important vers la suppression d’un des éléments les plus inégaux de l’alliance, à savoir le devoir pour les USA de porter militairement assistance au Japon, sans qu’il y ait d’obligation réciproque pour ce dernier. Les occasions d’intervenir sont certes quelque peu limitées, mais c’est tout de même un premier pas dans la bonne direction.

Si les États-Unis entretiennent une alliance avec le Japon, c’est parce que cela va dans le sens de leurs intérêts. Et il en va de même pour le Japon. Au fil des années, les deux pays ont tissé entre eux des liens humains d’une grande qualité qui n’existaient pas au départ. Pour les Américains, être l’allié d’un État puissant situé à un emplacement stratégique du monde où sont basés 50 000 de ses soldats est un atout de premier ordre. Et pour les Japonais, avoir un partenaire aussi fort avec lequel il partage des objectifs communs, c’est un avantage incontestable. Je pense qu’une fois que le président Trump et son équipe auront pris la mesure de la situation, ils trouveront sans doute quelques améliorations ou ajouts à y faire. Mais à mon avis, les bases de l’alliance nippo-américaine sont extrêmement solides.

——Si Donald Trump réduit la présence militaire américaine en Asie, comment les Forces d’autodéfense japonaises vont-elles pouvoir veiller aux intérêts de l’Archipel dans la région ?

D.B.  Je ne crois pas que les États-Unis vont diminuer de façon substantielle leurs effectifs dans cette partie de la planète. Au début des années 1990, le contexte sécuritaire mondial a énormément changé. Quand la Guerre froide a pris fin, les USA ont entièrement reconsidéré leur présence militaire dans le monde. Nous avons réduit nos forces armées stationnées en Europe de 300 000 à environ 100 000 hommes, soit environ des deux tiers. Mais le nombre de nos effectifs déployés en Asie est resté le même jusqu’à aujourd’hui, autour de 100 000 hommes.

La cohérence et la persistance des intérêts américains dans cette région n’ont pas été affectées par les événements et je pense que l’administration du président Trump va continuer sur la même lancée. Il est un peu trop tôt pour envisager que le Japon augmente ses forces armées afin de compenser un éventuel retrait américain, mais je suis convaincu qu’il doit développer ses capacités en matière de défense, dans son propre intérêt.

La situation dans cette partie du globe est de plus en plus préoccupante. Regardez ce qui se passe en Corée du Nord et comment la Chine renforce sa présence militaire. Par ailleurs, les intérêts du Japon sont mis à l’épreuve dans le reste du monde, notamment au Moyen Orient et en Afrique. C’est pourquoi Tokyo est en train de définir sa propre conception de l’autodéfense et de se doter d’un potentiel militaire adéquat. Et c’est une bonne chose, qui se fait indépendamment des États-Unis.

——Abe Shinzô, le Premier ministre japonais, s’est rendu aux États-Unis le 17 novembre 2016, presque aussitôt après l’élection de Donald Trump. Il voulait rencontrer le plus vite possible le président élu afin de réaffirmer l’importance de l’alliance entre nos deux pays. Comment envisagez-vous l’avenir, malgré le côté imprévisible qui a toujours caractérisé Donald Trump ?

D.B.  En tant qu’homme d’État, Abe Shinzô est beaucoup plus expérimenté au niveau international que Donald Trump. Je pense que leurs relations vont être un peu différentes de celles de leurs prédécesseurs à cet égard. Pour le Japon, le moment est venu de prendre de nombreuses décisions par lui-même et de se manifester par des idées et des initiatives qui lui soient propres. Je trouve que c’est une bonne chose que le Premier ministre japonais ait rendu visite au président élu afin d’établir un premier contact personnel et d’expliquer à quoi ressemble le monde vu de l’Archipel.

En fait, le Japon est l’allié le plus important des États-Unis. Autrefois, c’est l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) que nous avions coutume de qualifier ainsi. Mais l’OTAN, constituée au départ de 12 nations qui collaboraient très bien ensemble, regroupe à présent 28 pays dont chacun agit à sa guise en fonction des situations. Le Japon est un État isolé où sont basés 50 000 soldats américains et qui est en train d’augmenter son budget en matière de défense. C’est un allié très précieux des États-Unis dans une partie du monde dangereuse où les USA ont des intérêts importants. Que le Premier ministre japonais et le nouveau président des États-Unis aient pu s’entretenir très rapidement, c’est à mon avis une excellente initiative.

L’importance de l’Accord de partenariat transpacifique

——À l’heure actuelle, l’Union Européenne est en proie au problème du Brexit et l’avenir des États-Unis semble moins clair à l’issue des élections présidentielles. Que peut faire le Japon en tant que pays pacifique dans un contexte international agité ?

D.B.  Une des positions du président Trump les plus défavorables aux relations développées par les États-Unis et le Japon depuis de nombreuses années, c’est son rejet de l’Accord de partenariat transpacifique (TPP). Or le TPP, qui réunit 12 pays riverains de l’océan Pacifique y compris le Japon, n’est pas un accord de libre-échange (ALE) comme les autres et je pense que le Premier ministre japonais devrait expliquer au président Trump en quoi il est différent(*1).

Le TPP est le premier ALE qui s’est attaqué aux barrières non tarifaires et en particulier la réglementation sur l’environnement des États ayant des relations avec les USA et le Japon, la législation sur le travail et la protection de la propriété intellectuelle auxquels beaucoup de pays en développement n’avaient guère prêté attention jusqu’à présent. Or le TPP a permis à ces derniers de proposer leurs produits à des prix nettement plus bas grâce à l’insistance des États-Unis et du Japon sur ces règles. Nous devons trouver une solution pour que les principes incarnés par l’accord continuent à faire leur chemin. Le TPP illustre aussi la conception américaine et japonaise de la politique économique internationale face aux échanges à la chinoise dominés par de grandes entreprises d’État.

La place du Japon dans les opérations de maintien de la paix

D.B.  Du point de vue du maintien de la paix, les Forces d’autodéfense terrestres japonaises vont être intégrées dans des missions au Soudan du Sud qui leur permettront d’apporter leur soutien à des troupes engagées sur le terrain et de jouer un rôle plus actif dans les coalitions de l’Organisation des Nations unies (ONU).

Pour le Japon, c’est un pas de plus vers ce que je considère comme sa place légitime au sein des pays qui font partie du Conseil de sécurité de l’ONU. Les États qui disposent de forces armées très performantes sont ceux dont nous avons besoin pour gérer des situations très difficiles impliquant de grandes souffrances, des situations politiques épineuses et des opérations de guerre irrégulière. Disposer de ce genre de capacité, c’est quelque chose qui va être capital pour le Japon dans l’avenir.

——À votre avis, l’opinion japonaise est-elle vraiment favorable à l’extension du rôle des FAD, étant donné les risques encourus en termes de vies humaines ?

D.B.  C’est un problème qui relève des dirigeants de l’Archipel. Le Japon ne peut pas engager des hommes dans des opérations de maintien de la paix en disant qu’il n’y aura pas de prix à payer, c’est-à-dire pas de pertes humaines. Le pire serait d’envoyer des soldats dans des missions en prétendant qu’elles sont moins dangereuses qu’en réalité. Ce serait un manque flagrant d’honnêteté.

Le Japon doit faire face aux pressions régionales

——Barack Obama, le président sortant, a été très explicite sur son attachement à l’alliance nippo-américaine. Sur ce point, la position de Donald Trump est nettement moins claire. Étant donné les activités de la Chine en mer de Chine orientale, pensez-vous que le nouveau président des États-Unis soutiendra le Japon si Pékin s’implique militairement dans les îles en question ?

D.B.  Je pense que c’est un sujet sur lequel le président Trump devra s’exprimer au moment opportun. Il en va de même pour notre engagement vis-à-vis de Taiwan avec qui nous sommes liés par un accord de défense depuis la Guerre froide. Bien entendu, nous avons aussi des obligations similaires envers la Corée du Sud. En fait, nous avons toute une série d’engagements dans cette partie du monde que tout nouveau président se doit de réaffirmer. La Chine est en train de repousser ses frontières maritimes d’une part vers l’est en direction des îles Senkaku, et de l’autre vers le sud, dans la mer de Chine méridionale. Les pays qui ont ratifié ou qui soutiennent, à l’instar des États-Unis, la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) doivent s’opposer à ces agissements et rappeler les principes régissant les zones maritimes. Je pense que le président Trump ne va pas tolérer ce genre de comportement de la part de la Chine, pas plus d’ailleurs que ses prédécesseurs.

(*1) ^ Une des premières décisions du président Trump a consisté à désengager les États-Unis de l’accord du TPP par un document qu’il a signé le 23 janvier 2017.

Le problème des bases d’Okinawa

——Une grande partie des habitants de l’île d’Okinawa ont l’impression que leur préfecture assume un poids beaucoup trop lourd à cause des troupes américaines basées sur place. Considérez-vous le transfert des bases américaines d’Okinawa dans d’autres préfectures ou en dehors du Japon comme une solution valable ?

D.B.  À l’heure actuelle, il existe un plan approuvé à la fois par les États-Unis et par le Japon qui prévoit de transférer la moitié des forces stationnées à Okinawa en Australie, à Guam et à Hawaï. Le problème c’est que la mise en œuvre de ce projet demande beaucoup de temps car il faut construire des installations pour accueillir les troupes redéployées. Mais je considère quand même que ce plan est valable parce la disponibilité et la capacité d’intervention des forces déplacées restent intactes. Je crois qu’il faut accélérer sa mise en œuvre, ce qui va demander des moyens supplémentaires de la part non seulement des États-Unis mais aussi du Japon. En ce qui concerne la présence militaire américaine à Okinawa, on ne peut pas raisonner en termes de pourcentage de forces armées par rapport à la superficie de l’île. Ce qu’il faut considérer, c’est son impact réel. J’ai passé de nombreuses années à Oahu, une île de l’État de Hawaï avec un contingent américain très important. Mais les installations militaires sont implantées de telle manière que leurs activités n’interfèrent pas du tout dans la vie du reste de l’île.

Le réaménagement d’Okinawa a lui aussi une importance majeure. Il doit consister avant tout à déplacer la base d’hélicoptères de Futenma qui se trouve à présent complètement intégrée dans l’agglomération de Ginowan. C’est pourquoi la construction d’une nouvelle base à Nago, où les avions arrivent au-dessus de l’eau et non plus de zones habitées, est absolument capitale. Une fois que ce travail sera accompli, nous serons en mesure de commencer à restituer des zones qui pourront être utilisées à d’autres fins. Les terrains situés autour de Naha, la capitale de la préfecture d’Okinawa, vont jouer un rôle de tout premier plan dans la mesure où l’aéroport de la ville est en train de devenir un centre de transit majeur pour un grand nombre de produits transportés par avion.

Les Forces japonaises d’autodéfense sont par ailleurs en train d’intensifier leur présence dans les îles du sud-ouest de l’Archipel situées entre Kyûshû et Taïwan. Face à la montée en puissance militaire de la Chine, le Japon doit se doter de davantage de moyens pour être en mesure de revendiquer sa souveraineté sur les territoires qui lui appartiennent et de défendre son espace aérien, maritime et terrestre. Okinawa se trouve en plein cœur de cette zone et le Japon va assister à un déploiement accru de ses FAD dans cette partie du pays.

Des relations privilégiées

——Le président Trump a été vivement critiqué pour avoir choisi un grand nombre de généraux et d’amiraux à la retraite pour former son administration. Considérez-vous que c’est un avantage en termes de sécurité ?

D.B. J’ai participé au gouvernement de Barack Obama en tant que directeur de la CIA, l’Agence centrale de renseignement des États-Unis, alors que j’étais moi aussi un officier à la retraite. Je n’ai pas pensé un seul instant que cela pouvait m’empêcher d’une quelconque façon de faire le travail qu’on attendait de moi. Parmi mes collègues, il y avait des personnes qui avaient fait carrière dans l’armée et d’autres, dans l’administration. En fait, tout dépend des individus. Je connais le général James Mattis qui a été nommé comme secrétaire à la Défense par Donald Trump. C’est un officier remarquable qui va faire un excellent secrétaire à la Défense.

——Le président Trump connaît le Japon en tant qu’homme d’affaires mais il n’a pratiquement aucune connexion avec les dirigeants politiques de l’Archipel. Quelle conclusion faut-il en tirer pour l’avenir politique et économique du Japon ?

D.B.  Je crois que le nouveau président a nommé Wilbur Ross au poste clé de secrétaire du Commerce des États-Unis parce que c’est un grand ami et un fin connaisseur du Japon. Le département du Commerce joue un rôle  capital dans les questions économiques et les affaires. Cette nomination constitue de tout évidence un message fort de la part de Donald Trump.

Tout le monde sait que le Japon est un pays extrêmement important et que l’ambassadeur des États-Unis à Tokyo a un rôle considérable à jouer. Je me suis rendu compte qu’il y a 10 ou 20 ans, les relations entre Tokyo et Washington étaient très formelles et qu’elles suivaient toujours la voie hiérarchique. Rien à voir avec des rapports entre pays évolués du XXIe siècle. Aujourd’hui, les chefs d’État s’entretiennent directement avec leurs homologues, de même que les conseillers à la sécurité nationale et les secrétaires à la Défense. Les États-Unis et le Japon sont heureusement en train de développer des relations de ce genre.

Il y a 17 ans, j’étais commandant en chef des forces armées américaines du Pacifique (USPACOM). À l’époque, le bureau de notre conseiller à la sécurité était équipé d’un téléphone comportant sept touches qui lui permettaient de joindre directement ses homologues d’autres pays, notamment le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne et l’Italie. Mais il n’y avait pas de touche pour le Japon. Aujourd’hui, les choses sont différentes et le conseiller à la sécurité américain peut appeler son homologue japonais.

Le Japon et les États-Unis entretiennent des relations de pays évolués, des relations qui reposent sur des liens très forts. Les changements vont toujours de pair avec une certaine dose d’incertitude. Mais je reste confiant et je crois que l’alliance nippo-américaine va continuer de plus belle sur sa lancée.

(D’après une interview en anglais réalisée le 19 décembre 2016)

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