Un violoniste japonais au diapason de la France

Culture

Le 23 décembre 2011, Takezawa Takeshi, le premier violon de l’Orchestre national de Lorraine, a donné un récital au Japon, ce qui n’était pas arrivé depuis deux ans. Dans l’entretien qui suit, le musicien évoque sa carrière, les influences qui l’ont marqué et le rôle que devrait, selon lui, jouer la musique pour aider le Japon à surmonter le traumatisme du séisme et du tsunami du 11 mars 2011.

Takezawa Takeshi TAKEZAWA Takeshi

Lauréat du prix Nippon Broadcasting Award alors qu’il n’était qu’un tout jeune étudiant de l’Université des Beaux Arts (Geidai) de Tokyo. A étudié au Conservatoire national supérieur de musique de Paris sous la direction du violoniste français Devy Erlih (1928-2012). A travaillé ensuite avec le violoniste israélien Ivry Gitlis, après que celui-ci l’eut félicité pour sa prestation lors d’un festival de musique en Suisse. En 1991, Takezawa Takeshi est devenu le premier violon de l’Orchestre national de Lorraine, installé à Metz. Il a donné son premier récital au Japon, en 1991. En 1999, la Nippon Music Foundation a mis à sa disposition le « Muntz » un Stradivarius daté de 1736.

Les musiciens japonais sont présents dans le monde entier, qu’ils jouent de la musique classique ou de la pop music. L’un des plus actifs d’entre eux est Takezawa Takeshi, installé à Metz. Il a été engagé comme premier violon par l’Orchestre national de Lorraine dès 1991, alors qu’il avait tout juste 27 ans. Depuis lors, il poursuit une brillante carrière entre la France et le Japon. En décembre 2011, il a donné un récital au Japon, le premier depuis deux ans. Nous avons profité du passage de Takezawa Takeshi à Tokyo pour lui poser diverses questions notamment sur les différences entre les scènes musicales française et japonaise et sur l’image que l’on peut avoir de la musique classique japonaise vue de l’étranger.


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Une attirance très précoce pour la France

— A la fin de votre récital, vous avez joué la célèbre « Méditation religieuse » pour violon solo de l’opéra « Thaïs » de Jules Massenet [1842-1912].

TAKEZAWA TAKESHI  J’ai une affection toute particulière pour les compositeurs français. J’ai étudié la musique française au cours de mes études en France et j’ai aussi travaillé sur place, en tant que musicien. La « Méditation religieuse » est un morceau pour violon solo tiré de l’opéra Thaïs de Jules Massenet. Je l’ai aussi jouée dans des concerts de bienfaisance organisés en France après la catastrophe du 11 mars 2011.

Pendant que j’interprétais la « Méditation religieuse », j’ai senti que les forces limitées d’un simple individu sont décuplées quand il s’associe avec ses semblables. C’est ainsi qu’on peut avoir le sentiment d’être soutenu par une foule de gens et par un pouvoir beaucoup plus puissant que celui de l’argent. Pour moi, c’était une expérience extraordinaire.

— Quand êtes-vous allé pour la première fois en France ?

TAKEZAWA  Je suis allé étudier à Paris alors que j’étais en quatrième année [à l’Université des Beaux Arts (Geidai) de Tokyo]. J’ai décidé de partir pendant que j’avais encore l’âge de me présenter au concours d’entrée au Conservatoire national supérieur de musique de Paris.

— Est-ce que vous avez éprouvé des difficultés particulières pendant votre séjour d’études en France ?

TAKEZAWA  J’étais assez inquiet à l’idée de vivre seul pour la première fois de ma vie et, qui plus est, dans un endroit où je ne connaissais pratiquement personne. Je rêvais depuis toujours d’aller en France et j’étudiais déjà le français à l’université. Mais quand je suis arrivé à Paris, en 1985, il n’existait pas encore de dictionnaire électronique, et j’ai eu vraiment du mal à communiquer.

— Vous avez rejoint l’Orchestre national de Lorraine dès la fin de vos études ?

TAKEZAWA  C’est exact. J’avais entendu dire que l’Orchestre national de France préférait engager des musiciens expérimentés plutôt que de jeunes diplômés tout frais émoulus du conservatoire. J’ai donc cherché du côté des autres orchestres, non seulement à Paris, mais aussi en province. Le hasard a voulu que les auditions les plus proches dans le temps soient organisées par l’Orchestre national de Lorraine. Je m’y suis présenté et j’ai été engagé. Comme j’étais le premier musicien étranger de l’orchestre, les journaux de l’époque en ont beaucoup parlé.

— Vous avez été engagé tout de suite comme premier violon ?

TAKEZAWA  Oui. Au moment où j’ai rejoint l’Orchestre national de Lorraine, le poste de premier violon était vacant. Je me suis présenté aux auditions et j’ai été engagé.

Une approche différente

— J’imagine que les relations entre musiciens au sein d’un grand orchestre ne sont pas toujours faciles.

TAKEZAWA  C’est pour cela qu’il faut absolument qu’il ait un grand chef d’orchestre à sa tête. Tout dépend de la capacité du chef d’orchestre à capter l’attention des musiciens quand il dirige. Il peut y avoir des conflits entre l’orchestre et son chef, mais quand les musiciens se sentent trop à l’aise avec le chef d’orchestre, cela provoque un certain relâchement. A la fin de sa carrière, Herbert von Karajan lui-même avait des relations tendues avec l’Orchestre philharmonique de Berlin. Je crois que ce n’est pas une très bonne chose pour un chef d’orchestre que d’occuper trop longtemps le même pupitre. A mon avis, un orchestre a plus de chances de garder sa cohésion et de rester à son meilleur niveau quand des chefs invités se succèdent régulièrement à sa tête.

— Votre arrivée en tant que premier musicien japonais a dû avoir un effet stimulant sur l’Orchestre national de Lorraine.

TAKEZAWA  C’est vrai. En France, les musiciens sont habitués à dire ce qu’ils pensent et à s’exprimer de façon logique. Pour ma part, je considérais que, en tant que Japonais, je devais faire passer ce que j’avais à dire aux musiciens assis derrière moi à travers ma façon de jouer. Bien entendu, il y a des choses que l’on ne peut dire que par des phrases, mais en dehors de quelques situations exceptionnelles, on peut pratiquement toujours s’exprimer en se passant de la parole. Quand le chef d’orchestre a une suggestion à faire à l’orchestre, je n’essaie jamais de m’en mêler. En procédant ainsi, il y a eu très peu de tensions au sein de l’orchestre. Mais je fais aussi très attention à conserver un certain équilibre de façon à ce qu’il n’y ait pas de relâchement.

— Avez-vous déjà joué dans un orchestre au Japon ?

TAKEZAWA  Du temps où j’étais à l’université, j’ai fait quelques extras, mais je n’ai jamais joué en tant que musicien professionnel au Japon. Que ce soit en France ou au Japon, les orchestres ont à peu près la même approche mais avec, à mon avis, un objectif légèrement différent. Si les Japonais d’aujourd’hui m’entendent, ils vont sûrement protester en disant que ce n’est plus le cas — et j’espère qu’ils ont raison. Quoi qu’il en soit, les orchestres japonais étaient, au moins jusqu’à une époque récente, censés fonctionner comme un tout, où personne ne se fait remarquer et où chacun accomplit une tâche similaire. Mais cette approche ne permet pas vraiment à la musique de s’exprimer dans toute sa puissance, ni au phrasé musical de donner toute sa mesure dans un flux ininterrompu. Ce n’est qu’une fois qu’ils ont atteint une réelle qualité d’expression que les musiciens s’adaptent les uns aux autres, et pas l’inverse. Mais si l’objectif primordial, c’est que tout le monde soit en phase dès le début, le phrasé musical ne peut pas être pas rendu dans sa continuité. Je dois toutefois reconnaître que les orchestres japonais sont constamment en train de changer et de progresser.

Le son incomparable d’un Stradivarius

—Vous jouez avec un Stradivarius que la Nippon Music Foundation a mis à votre disposition. Est-ce que ça fait vraiment une différence ?

TAKEZAWA  La fondation Nippon Music m’a prêté ce violon en 1999, quand j’ai donné une série de récitals en France et au Japon. Il s’agit du Stradivarius « Muntz » que le maître-luthier italien a réalisé à la fin de sa vie. A l’intérieur de l’instrument, il y a une inscription, probablement de la main de Stradivarius, où l’on peut lire « réalisé à l’âge de 92 ans ». Ce violon n’en est pas moins une pure merveille. Les harmoniques des aigus sont d’une richesse extraordinaire. Quand on joue une note, les cordes correspondant aux harmoniques vibrent par sympathie. Il faut donc un certain temps pour se familiariser avec un tel instrument. C’est un peu comme si quelqu’un, qui n’a jamais eu jusque-là que des voitures dont la vitesse ne dépasse pas les 120/130 kilomètres à l’heure, se retrouvait tout à coup au volant d’une Ferrari. Au début, on est un peu effrayé, et puis après, quand on commence à aller très vite, on n’a plus jamais envie de s’arrêter. [rires]

Transmettre la culture dans toute sa vitalité, pour qu’elle ne décline pas

— En quoi le public est-il différent en France et au Japon ?

TAKEZAWA  En France, et d’une façon plus générale en Europe et en Amérique du Nord, le public exprime immédiatement ce qu’il ressent. S’il n’aime pas un concert, il n’hésitera pas à huer l’orchestre. Les musiciens ont donc une idée très précise de ce que pense et ressent le public. Les spectateurs japonais, en revanche, donnent l’impression de se concentrer uniquement sur la musique. L’atmosphère des salles de concerts au Japon et en Occident est très différente.

— La musique classique est-elle toujours aussi populaire au Japon ? Et qu’en est-il en France ?

TAKEZAWA  Les jeunes ont tendance à se désintéresser de la musique classique. C’est vrai aussi bien en Allemagne qu’en France. Les Français sont toujours étonnés quand je leur dis — et j’ai été le premier à en être surpris — qu’une partie du répertoire classique occidental enseigné dans les écoles japonaises depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ne l’est pas dans les établissements scolaires français. Au Japon, les programmes prévoient du temps pour l’enseignement de la musique et dans la plupart des écoles primaires, il y a un orgue. Or c’est loin d’être le cas en France où il n’y a pratiquement pas d’heures de classe consacrées à l’enseignement de la musique. Jadis, les Français entendaient régulièrement de la musique classique quand ils allaient à l’église, et c’est là que se faisait l’essentiel de leur formation musicale. Mais à présent cette culture est en train de disparaître.

Ce dont la France a précisément besoin aujourd’hui, c’est de consacrer un nombre d’heures convenable à l’enseignement de la musique. Pour ma part, j’ai essayé de faire de mon mieux. C’est ainsi que, lorsque mes enfants étaient à l’école primaire, j’ai proposé à leur professeur d’emmener les élèves assister aux répétitions de notre orchestre. Le Japon est confronté au même problème dans le domaine des arts traditionnels japonais. Si nous voulons que ces formes d’art continuent à exister, nous devons les transmettre aux jeunes générations. Il faut, bien entendu, que nous fassions connaître les arts traditionnels japonais dans les autres pays, mais nous devons aussi les transmettre aux jeunes générations japonaises.

Apporter au Japon le soutien des artistes du monde entier

— En conclusion, quel message désirez-vous faire passer au Japonais ?

TAKEZAWA  2011 a été une année terrible pour le Japon. Et maintenant, les Japonais doivent faire face au problème de la reconstruction. Je pense qu’il faut que tous ceux qui sont impliqués dans la musique, les arts et toutes sortes d’autres activités unissent leurs forces non seulement au Japon mais aussi dans les autres pays du monde.

Auparavant, les pays étrangers auraient considéré le Japon en se disant qu’il pouvait s’en sortir tout seul à cause de sa richesse économique. Mais maintenant les habitants de la planète sont tous liés les uns aux autres. J’espère que le Japon retirera quelque chose d’essentiel de cette expérience et qu’il en profitera pour s’orienter dans la bonne direction. Et je souhaite pouvoir y contribuer d’une façon ou d’une autre.

Propos recueillis en japonais par Wada Shizuka
Photographies de Somese Naoto

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