Comment vivent les jeunes « à moitié Japonais » ?

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« Hafu », un long métrage sorti sur les écrans en 2013, donne un aperçu des problèmes rencontrés par les enfants nés de mariages mixtes au Japon, à travers cinq exemples précis. Pour en savoir davantage, Nippon.com s’est entretenu avec la cinéaste Nishikura Megumi qui a réalisé ce film avec Lara Perez-Takagi.

Nishikura Megumi NISHIKURA Megumi

Cinéaste. Née à Tokyo d’un père japonais et d’une mère américaine. A vécu au Japon jusqu’à l’âge de quatre ans, puis aux Philippines, en Chine et à Hawaï avant de se rendre aux États-Unis et de suivre des cours à l’Université de New York où elle s’est spécialisée dans le cinéma. A participé en 2009 à la réalisation d’une vidéo sur les problèmes de l’environnement au Japon pour l’Université des Nations Unies (UNU). A commencé pratiquement en même temps à tourner un long métrage intitulé « Hafu » en compagnie de la cinéaste Lara Perez-Takagi. Le film est sorti sur les écrans au mois d’avril 2013 aux États-Unis et six mois plus tard au Japon.

Le nombre des Japonais qui se marient avec des étrangers augmente rapidement tant et si bien que chaque année, plus de vingt mille enfants « à moitié Japonais » (hafu, de l’anglais « half-Japanese) voient le jour au Japon. Les hafu sont de plus en plus présents dans les médias, en particulier parmi les vedettes de la télévision, mais l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes n’est pas forcément le reflet de la réalité. Si une grande partie des hafu que l’on voit sur le petit écran ont des parents dont l’un est Japonais et l’autre Occidental, il en va tout autrement pour les autres enfants issus d’un mariage mixte. Dans les trois-quarts des cas en effet, l’un des époux est originaire d’un autre pays d’Asie que le Japon, le plus souvent de Chine, de Corée du Sud et des Philippines(*1). Et un grand nombre des enfants nés dans ce type de famille ne ressemblent pas, à priori, à l’image que la plupart des gens se font des hafu.

Deux femmes cinéastes — Nishikura Megumi et Lara Perez-Takagi, l’une et l’autre « à moitié Japonaises » — ont réalisé un film de quatre-vingt sept minutes intitulé « Hafu » qui se penche sur la vie de cinq hafu dans un contexte biculturel. Nous avons interviewé Nishikura Megumi pour en savoir davantage sur son film et sur sa propre expérience dans ce domaine.

(*1) ^ D’après des données recueillies en 2007 par le Ministère japonais de la Santé, du Travail et de l’Aide sociale.

Trouver sa propre identité

Nishikura Megumi est Japonaise par son père et Américaine d’origine irlandaise par sa mère. Elle s’est sentie différente des autres Japonais dès la maternelle.

« Je me souviens que les enfants du voisinage me traitaient d’« étrangère » (gaijin). J’ai gardé quantité de très bons souvenirs du temps où j’étais à l’école primaire au Japon, mais je me rappelle aussi que j’étais un peu embarrassée  quand le professeur me posait des questions concernant l’anglais. Quand nous sommes partis pour Hawaï et que je suis entrée au lycée, je ne me suis pas du tout sentie gênée par le fait que j’étais “à moitié Japonaise” et que j’avais été élevée au Japon. »

La réalisatrice de « Hafu » ajoute qu’elle a eu envie de devenir cinéaste à l’époque où elle était au collège américain à Tokyo. Elle s’est inscrite au club de cinéma de l’établissement et a commencé à participer au tournage de documentaires et d’émissions d’informations. Par la suite, Nishikura Megumi s’est inscrite à l’Université de New York où elle s’est spécialisée dans la réalisation de films. Après avoir obtenu un diplôme de cinéaste, elle a tourné plusieurs documentaires sur la consolidation de la paix et d’autres sujets d’envergure mondiale. Elle s’est intéressée à son identité en tant que hafu à partir de 2006, quand elle est retournée au Japon pour préparer un mastère sur la paix à l’Université ICU (International Christian University) de Tokyo. Elle avait alors vingt-six ans.

Nishikura Megumi s’est interrogée sur les problèmes posés par le fait d’avoir une double nationalité en s’appuyant sur sa propre expérience.

« Au Japon, les gens n’arrêtaient pas de me demander “De quel pays êtes-vous ?” ou “Comment se fait-il que vous ayez un nom japonais avec la tête que vous avez ?” À force d’entendre ce genre de réflexions, j’ai commencé à me rendre compte que les habitants de l’Archipel ne me considèrent pas comme une Japonaise bien que je sois née et que j’aie grandi dans leur pays. Je me suis posé des questions sur mon identité. Je me demandais si j’étais vraiment Japonaise. Pour en avoir le cœur net, je me suis mis à fréquenter des réunions de hafu. Les jeunes “à moitié Japonais” qui ont entre vingt et trente ans se rassemblent volontiers pour boire et aussi, dans bien des cas, pour trouver une réponse aux questions qu’ils se posent. »

C’est dans ce milieu que Nishikura Megumi a appris l’existence du « Hafu Project » qui a été conçu à Londres en 2008 par deux femmes elles aussi « à moitié Japonaises ». Marcia Yumi Lise, une sociologue née d’un père italo-américain et d’une mère japonaise, et Natalie Maya Willer, une photographe dont le père est Allemand et la mère est Japonaise, se sont donné pour objectif de faire connaître le monde des hafu par le biais d’interviews, d’enquêtes et de photographies. Et elles ont ensuite organisé des conférences et des expositions à Londres, au Japon et aux États-Unis pour présenter leurs travaux.

Nishikura Megumi s’est investie à son tour dans ce projet en tant que cinéaste. Elle a réalisé deux vidéos sur les activités des membres du « Hafu Project » au Japon, avant de décider de tourner un long métrage consacré aux hafu à l’intention du public japonais. Elle s’est alors associée avec une autre cinéaste, Lara Perez-Takagi, qui souhaitait elle aussi porter à l’écran le thème des hafu en raison de sa double ascendance japonaise et espagnole.

Un film consacré au parcours de cinq « hafu »

Avec l’aide de membres du « Hafu Project », les deux femmes ont réalisé un film intitulé « Hafu » qui retrace l’histoire de cinq personnes — Sophia, David, Fusae, Ed et Alex — nées d’un mariage mixte dont l’un des partenaires est Japonais.

Sophia a vécu pratiquement toute sa vie en Australie, mais elle a fini par se rendre au Japon pour y découvrir une culture et une langue qu’elle ne connait pas très bien.

David lui, est né au Ghana d’un père japonais et d’une mère ghanéenne. Il est arrivé à Tokyo à l’âge de six ans et quand ses parents se sont séparés, il a passé huit ans dans un orphelinat en compagnie de ses deux frères. David a particulièrement souffert du fait qu’on ne le considère pas comme un Japonais  en raison de la couleur de sa peau, bien qu’il parle parfaitement la langue japonaise. Il a fini par retrouver sa mère au Ghana et depuis, il passe le plus clair de son temps à réunir des fonds au Japon pour construire une école dans son pays natal.

« Hafu » évoque aussi l’histoire de Fusae qui est née et a grandi à Kobe où elle vit à l’heure actuelle. Ses deux parents sont de nationalité japonaise mais son père est d’ascendance coréenne, ce qu’elle a ignoré jusqu’à ce qu’elle entre au lycée. Vingt ans plus tard, Fusae n’a toujours pas réussi à trouver sa place en tant que hafu.

Ed vit, quant à lui, au Japon avec sa mère qui est Japonaise. Il envisage de renoncer à la nationalité vénézuelienne, qui lui vient de son père, pour pouvoir devenir un citoyen japonais à part entière et ne plus être obligé de renouveler régulièrement son visa. Il a par ailleurs créé un forum intitulé Mixed Roots Kansai.

« Hafu » se penche enfin sur le cas d’Alex, un garçon de neuf ans d’ascendance mexicaine et japonaise qui est maltraité par ses camarades de classe à cause de sa double appartenance culturelle et qui décide de lui-même d’aller rendre visite aux membres de sa famille résidant au Mexique. On finit par l’envoyer dans une école internationale en espérant qu’il s’y adaptera.

Les cinq hafu présentés dans le film de Nishikura Megumi et Lara Perez-Takagi ont ceci de commun qu’ils ont cherché — et trouvé — leur identité et leur appartenance dans les deux cultures de leurs parents.

« À travers l’histoire de la famille d’Alex », explique Nishikura Megumi, « nous voulions explorer les problèmes posés par l’éducation des enfants issus de plusieurs cultures et les choix que doivent faire leurs parents. Nous ne pensions pas que nous pourrions aborder la question de la maltraitance à l’école. Mais grâce à l’histoire d’Alex, nous avons réussi à évoquer ce grave problème auquel le Japon est confronté et pas seulement en ce qui concerne les hafu. »

Dans le cas d’Ed, nous avions l’intention de nous concentrer sur sa volonté d’acquérir la nationalité japonaise, mais nous avons vite compris que le processus de la naturalisation est très long. Nous avons donc abordé un autre thème important, celui de la quête d’Ed pour trouver son appartenance. Je crois que c’est quelque chose qui concerne de nombreux hafu. Et c’est ainsi qu’en cours de route, de nouveaux développements sont venus se greffer sur notre projet.

La diversité culturelle du Japon : une réalité incontournable

Le tournage de « Hafu » a duré un an et demi et le montage dix-huit mois. De temps à autre, Nishikura Megumi se demandait avec inquiétude si elle réussirait à faire passer tout ce qu’elle voulait dire dans ce film. Voici ce qu’elle nous a confié à propos des idées qu’elle avait en tête en réalisant ce long métrage : « Les mannequins et les vedettes de la télévision “à moitié Japonais” ont créé une image stéréotypée des hafu qui sont tous censés être “beaux et bilingues”. Pourtant, ils ne constituent qu’une infime minorité des enfants nés de mariages mixtes au Japon. Qui plus est, quand ils participent à des émissions de variétés, on les entend rarement s’exprimer franchement sur la façon dont ils ont grandi au Japon en tant que hafu ou sur leur identité. Un de nos objectifs avec ce film, c’est précisément de détruire l’image des hafu créée par les médias. »

« En fait, j’ai cru que le Japon était un pays dont la population était homogène jusqu’au jour où j’ai fait un voyage organisé par Peace Boat, une ONG internationale installée au Japon, au cours duquel j’ai découvert l’existence des Aïnus. J’ai alors commencé à réaliser à quel point cette idée était fausse pendant que nous tournions Hafu. Nous avons organisé des soirées pour réunir des fonds destinés à financer notre film et, à cette occasion, nous avons rencontré non seulement des hafu mais aussi des gens venant de toutes sortes d’horizons, à commencer par des Japonais de retour au pays après avoir vécu à l’étranger  ainsi que des Coréens et des Chinois installés au Japon. J’espère que le film encouragera ce type de personnes à ne plus dissimuler leurs origines et à assumer fièrement leur différence en affirmant clairement qu’ils sont Japonais. Je crois que de cette façon tout le monde pourra prendre vraiment conscience de la richesse de la diversité culturelle du Japon ».

Un film de portée internationale

La première de « Hafu » a eu lieu au Japanese American National Museum de Los Angeles, en avril 2013, dans le cadre du projet « Hapa Japan » sponsorisé par l’Université de Californie du Sud. Le film a ensuite été projeté au Japon ainsi que dans divers pays d’Europe et d’Asie. « Les problèmes auxquels les enfants issus de mariages mixtes sont confrontés varient en fonction des pays », explique Nishikura Megumi.

« La population des États-Unis est très mélangée. On demande souvent aux individus issus de mariages mixtes de faire un choix en ce qui concerne leur origine raciale, mais à mon avis, les métis qui revendiquent leur appartenance à une race et plutôt qu’à une autre sont rares. Au Japon en revanche, les hafu se sentent souvent ostracisés et traités comme des gens à part, qui ne sont pas japonais. »

« Ceci dit, notre film a été bien perçu partout, quel que soit le pays. Je crois que c’est parce que les spectateurs se sentent concernés par la quête de l’identité  qui anime chacun des cinq personnages. « Hafu » a été tourné au Japon, mais la quête de soi est universelle. »

Au Japon, le film a toujours reçu un accueil chaleureux de la part du public, dans tous les milieux. Nishikura Megumi a insisté pour que la projection soit suivie d’un débat où les réalisateurs et les hafu qui apparaissent dans le film puissent discuter avec l’assistance. Ces manifestations ont eu un tel succès qu’elles ont souvent eu lieu à guichets fermés.

Au cours du débat qui a suivi la projection du film le 22 octobre 2013, au cinéma Uplink de Shibuya, à Tokyo, un enseignant a déclaré : « Durant ma carrière, je me suis trouvé en contact avec toutes sortes d’élèves “à moitié Japonais” et je me suis occupé d’enfants qui étaient victimes de maltraitance, comme Alex, dans le film. Je vais réfléchir à ce que je peux faire pour améliorer les choses ».

Le rôle des hafu dans le Japon de demain

Les hafu ont en général une conscience aigue de toutes sortes de problèmes qui sont pour eux une source d’angoisse alors que ceux qui ne sont pas directement concernés en ignorent l’existence. Assumer son apparence, parler plusieurs langues et avoir une double nationalité sont autant de questions qui préoccupent les hafu et que Nishikura Megumi voulait traiter dans son film. D’après la cinéaste, les hafu constituent une force potentielle de changement pour la société japonaise parce qu’ils s’interrogent sur leur identité et leur appartenance.

« Je crois que le Japon a du retard dans ce domaine », précise la jeune femme. « Le nombre des hafu est certes en train d’augmenter, mais la plupart d’entre eux sont encore des enfants. Pour que les choses changent vraiment, il faudra attendre que les jeunes générations atteignent l’âge adulte. J’ai commencé à tourner Hafu à l’âge de vingt-six ans, quand je suis revenue au Japon, en 2006. Ed et David, qui apparaissent dans mon film, ont à peu près le même âge et c’est maintenant qu’ils se sont investis dans la création du forum Mixed Roots Kansai pour le premier, et d’une école au Ghana pour le second. Lorsqu’on a vingt-cinq ans, on a suffisamment d’expérience de la vie et sur le plan professionnel pour commencer à contribuer de façon efficace aux progrès de la société. Et je crois qu’il va falloir patienter jusqu’à ce que les enfants hafu aient vingt ou trente ans pour les voir jouer pleinement le rôle qui va être le leur au Japon.

Continuer à explorer les relations entre les hommes

Nishikura Megumi a déjà des idées pour son prochain film. Il ne s’agira en aucun cas d’une suite de « Hafu ». « Il y a des gens qui voudraient à tout prix qu’il y ait une suite », explique-t-elle. « Mais je crois que j’ai déjà dit tout ce que j’avais à dire sur les hafu. Si je faisais un autre film sur ce thème, il n’apporterait rien de nouveau. »

« Maintenant que j’ai terminé Hafu, je sais que j’ai envie de continuer à explorer les thèmes de l’identité, de l’appartenance et des caractéristiques communes à tous les êtres humains. Mon prochain projet sera peut-être plus ambitieux que Hafu. Il portera sur le sens de l’appartenance — c’est-à-dire se sentir “chez soi”. Quand je suis allée en Jordanie avec l’ONG Peace Boat, j’ai visité un camp de réfugiés palestiniens où j’ai rencontré des jeunes qui n’étaient jamais allés en Palestine. Pourtant, ils considéraient la Palestine comme leur pays. C’est une conception de l’appartenance qui est très différente de la mienne. »

Nishikura Megumi se sent en effet « chez elle » dans beaucoup d’endroits. Elle est née à Tokyo et a vécu dans la préfecture de Chiba jusqu’à l’âge de quatre ans. Après quoi elle est partie pour les Philippines où son père avait été muté. Elle a ensuite vécu en Chine et à Hawaï avant d’étudier à l’Université de New York et de retourner à Tokyo.

« Comme je changeais de lieu de résidence tous les trois ans, l’endroit où je me sentais chez moi était toujours différent », explique la cinéaste. « J’avais pris  l’habitude de dire que j’étais chez moi là où je venais de m’installer. Mais je crois qu’aujourd’hui l’endroit où je me sens chez moi, c’est Tokyo. Le Japon est le pays où j’ai vécu le plus longtemps et où je me sens à l’aise. J’ai toujours aimé les grandes villes et c’est pourquoi j’adore Tokyo. Quant au quartier de Shibuya où nous nous trouvons, je le connais comme ma poche. »

(D’après un article en japonais écrit à partir d’une interview de Nishikura Megumi réalisée le 25 octobre 2013 dans le quartier de Shibuya, à Tokyo ; photographies : Kodera Kei)

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