Pionnières par-delà les chaînes

Culture Vie quotidienne

Chef de file du mouvement pro-démocratique de 2011 baptisé « printemps du Yémen », Tawakkol Karman a poussé le président Saleh à la démission. La « mère de la révolution », plus jeune récipiendaire du prix Nobel de la paix en 2011, était au Japon en septembre 2014.

Tawakkol Karmann Tawakkol KARMAN

Journaliste et militante des droits de l’homme née en 1979 à Ta’izz en République du Yémen. Diplômée de la faculté de commerce de l’Université des sciences et technologies de Sanaa en 1999 et master en politique. En 2005, elle fonde le groupe Women Journalists Without Chains (Femmes journalistes sans chaînes), qu’elle préside. A partir de 2007, elle organise des manifestations pacifiques et des sit-in en faveur de la liberté de la presse et des droits de l’homme. En janvier 2011, dans le sillage du « printemps arabe » lancé en Tunisie, elle prend la tête du mouvement anti-gouvernemental. En octobre de la même année, elle est la première femme arabe à recevoir le prix Nobel de la paix pour « sa lutte non violente pour la sécurité des femmes et leur droit à participer pleinement à la construction de la paix ». Tawakkol Karman est mariée et mère de quatre enfants.

——Vous êtes journaliste, militante des droits de l’homme, épouse et mère de quatre enfants. Comment conciliez-vous vie privée et vie professionnelle ?

TAWAKKOL KARMAN  Le foyer est l’un des lieux du vrai partenariat homme-femme, de la même façon que la société est basée sur la coopération entre hommes et femmes. Ma famille aussi est convaincue de l’importance de la coopération entre les deux sexes au sein du foyer comme au sein de la société.

Fort heureusement, ma famille ne s’oppose ni à mon travail ni à mes activités de militante. En particulier, mon mari et mes parents me soutiennent, et ils assument mon rôle de mère lorsque je m’absente. Ils croient à ma responsabilité envers la patrie et ne me forcent à rien, ils comprennent l’importance de mon travail et m’épaulent.

——A l’université, vous avez étudié le management et la politique ; pourquoi avoir choisi de devenir journaliste ?

KARMAN  Je fais du journalisme depuis mes années au lycée. J’ai écrit des articles pour le journal de l’université et des sites d’information. Le journalisme est une passion à laquelle je m’adonne depuis ma jeunesse, qui nourrit ma soif de connaissances. Au Yémen, je suis la première journaliste à avoir travaillé sur Internet.

Le journalisme n’est incompatible avec aucun domaine, que ce soit la politique, la gestion ou la médecine, il leur est au contraire complémentaire. Comme nombre de journalistes, j’ai appris le métier non à l’école mais sur le terrain.

Dans mon travail de journaliste, je me suis surtout consacrée à la rédaction d’articles d’opinion. Par le biais de mon métier, j’ai pu jouer un rôle dans de nombreux domaines comme l’économie ou la politique, rôle qui trouve son prolongement dans mon action en faveur des libertés, contre la corruption et pour le processus démocratique.

Mon métier aujourd’hui, c’est journaliste mais aussi militante des droits de l’homme, femme politique et révolutionnaire pacifiste.

Pour des droits « sans chaînes »

——Vous avez fondé le groupe Femmes journalistes sans chaînes. Concrètement, qu’entendez-vous par ce terme, « sans chaînes » ?

KARMAN  Cela signifie littéralement que notre objectif est de nous débarrasser de nos entraves. Ce groupe a été créé dans un environnement hostile aux journalistes, marqué par une forte ingérence dans le domaine des droits de l’homme, en particulier en ce qui concerne la liberté d’expression. A l’époque, les journalistes au Yémen subissaient attaques en justice, détention et violences orchestrées par les autorités, il y avait un tribunal spécial pour eux et la fermeture des organes de presse comme la saisie des journaux était monnaie courante.

De plus, les médias audiovisuels étaient limités aux chaînes publiques, et seules les institutions publiques étaient autorisées à détenir une télévision ou une radio. Bref, les journalistes se trouvaient non seulement dans un environnement terrible du point de vue des droits de l’homme, mais ils subissaient également des entraves constantes, leur droit à la liberté était bafoué.

Alors, comment briser ces chaînes ? Tout d’abord, dans ce contexte de pressions sur la liberté de presse et d’expression, j’ai fondé un groupe de défense des droits de l’homme. Par liberté d’expression, j’entends l’expression par le biais de l’écriture et de l’audiovisuel, des sit-in de protestation, des manifestations ou encore des rassemblements pacifiques.

——La pression a dû être intense.

KARMAN  Au départ, mon organisation s’appelait « Femmes journalistes sans frontières », mais en 2005, c’est le premier groupe dont l’agrément a été révoqué par le gouvernement d’Ali Abdallah Saleh, alors président. Suite à cette expérience, j’ai rebaptisé mon organisation « Femmes journalistes sans chaînes » et fondé un nouveau groupe ; grâce aux sit-in organisés au Yémen et aux pressions extérieures et intérieures, j’ai réussi à obtenir l’agrément du président pour ce nouveau groupe. Sur la base de la Constitution yéménite, notre liberté de former des organisations sociales et civiles sans autorisation ni condition est pourtant assurée, j’en suis convaincue.

J’ai choisi le terme « sans chaînes » dans le but de briser les chaînes et les fers qui pèsent sur la liberté d’expression, les droits de l’homme et les femmes. En tant que femmes journalistes, nous avons joué un rôle important dans les manifestations. Notre intention n’est pas d’en exclure les hommes, ils y participent aussi, mais de placer les femmes en tête des manifestations. Dans les faits, « Femmes journalistes sans chaînes » a joué un rôle central dans la protection des libertés publiques et de la liberté d’expression.

L’impact du prix Nobel de la paix

——En 2011, vous avez été la première femme yéménite et arabe à recevoir le prix Nobel de la paix, et aussi son plus jeune récipiendaire. Quel impact ce prix a-t-il eu sur votre quotidien et vos activités ?

KARMAN  Ce prix m’a conféré une légitimité dans le débat. Grâce à cette puissance nouvelle, ma voix porte maintenant plus loin, jusqu’à l’étranger. Cela a renforcé ma position dans les questions que je défends, la paix, la révolution pacifique, la protection des droits de l’homme, les libertés et en particulier l’aide à toutes les victimes d’inégalités au Yémen, au Moyen-Orient et dans les pays arabes.

La communauté internationale a jugé positivement la révolution yéménite, et les jeunes et les femmes ont gagné davantage de respect. On dit qu’il y a au Yémen quelque 70 millions de petites armes à feu, mais le peuple a affronté les violences du gouvernement Saleh sans en faire usage. Le monde entier a reconnu le caractère pacifique de cette révolution. Et le rôle décisif des femmes et des jeunes dans le printemps arabe et dans la révolution au Yémen a été reconnu aussi. Tout cela est très important dans la mesure où il s’agit d’une preuve que le monde commence à comprendre la nécessité de davantage tendre l’oreille à l’avis du peuple, des opprimés, des jeunes. Parce que ce sont eux qui refusent les injustices actuelles et qui construisent l’avenir ; parce que l’intérêt du monde ne se trouve pas dans les dictatures, mais à leurs côtés à eux.

Les droits des femmes, un problème mondial

——Dans les pays arabes, en Occident, au Japon, la place des femmes diffère dans chaque société. Quel est votre point de vue sur cette question ?

KARMAN  Nulle part dans le monde, les femmes ne bénéficient des droits qui devraient être les leurs. Au niveau décisionnaire en politique dans le monde entier, quel est le nombre moyen de femmes présidentes, ministres des affaires étrangères, de la défense, de l’économie, parlementaires ? On peut peut-être dire qu’un nombre restreint de pays accorde un soutien relativement efficace aux femmes, mais de manière générale, les femmes sont en réalité opprimées dans le monde entier. En particulier au Moyen-Orient, dans les pays arabes et dans les pays conservateurs, où elles sont encore plus opprimées.

Il y a deux ans, j’ai assisté au Forum de Munich sur les politiques de défense : nous étions seulement deux femmes, la secrétaire d’Etat américaine de l’époque Hillary Clinton et moi. Ce jour-là, j’ai déclaré « je comprends maintenant pourquoi les conflits et les guerres sont incessants dans le monde. » Parce que les femmes, porteuses de paix, ne sont ni ministres de la défense, ni présentes aux postes décisionnaires en politique.

Les femmes sont opprimées dans le monde entier, mais leur situation varie en fonction des pays. Dans les pays arabes se dessine aujourd’hui une tendance à lutter contre cet état de choses. Le plus important est non pas de réclamer des libertés et du pouvoir, mais de se les approprier.

Pendant le printemps arabe, lorsque les femmes ont mené la révolution, elles n’ont demandé l’autorisation de personne. Et quand les hommes leur ont emboîté le pas, elles ont pris les décisions politiques elles-mêmes, elles ont fait reculer le pouvoir et prouvé qu’elles pouvaient protéger leur patrie de l’oppression et de la dictature. Parce que les femmes sont tournées vers l’avenir. Elles ont agi selon leurs convictions et la société les a reconnues, les a acceptées en tant que meneuses de la révolution. La révolution a été l’opportunité de montrer que les femmes arabes peuvent participer à la vie politique et qu’elles ont des capacités de leader.

Nous sommes actuellement dans une phase de transition, dans laquelle chaque pays est confronté à ses propres problèmes, mais la tendance générale est à l’amélioration. La proportion de femmes parlementaires ou qui occupent des postes importants au gouvernement a augmenté, mais est-ce réellement ce que nous souhaitons ? Non, ce que nous voulons, c’est une proportion de femmes en politique équivalente à leur implication dans la révolution. Et nous voulons aussi voir leurs droits inscrits dans la Constitution et dans la loi.

Espoirs féminins

——Au Yémen, combien y a-t-il de femmes leaders, à votre image ?

KARMAN  Au cours de la Conférence du dialogue populaire (du 18 mars 2013 au 25 janvier 2014) qui a décidé de l’avenir du Yémen, les débats ont été répartis entre neuf groupes sur des thèmes variés comme l’économie, la formation de la nation, la lutte contre la corruption, le développement. Dans chaque section, il y avait au moins 30% de femmes. De même, la commission d’élaboration d’une nouvelle Constitution, actuellement au travail, est composée de femmes à 30%. Il y a quatre femmes ministres, ce qui est plus qu’avant, mais j’espère des avancées supplémentaires, particulièrement dans la diplomatie et aux postes de gouverneur fédéral. Le véritable progrès sera lorsque ces droits seront inscrits dans la Constitution et la loi.

——Les femmes de pouvoir au Yémen et dans les autres pays arabes entretiennent-elles des liens ?

KARMAN  C’est variable suivant les pays, mais le pouvoir de la société civile est puissant, et nous sommes en contact. Cependant, les liens étaient plus resserrés avant le printemps arabe. Au fur et à mesure que chaque pays progressait vers le renversement des dictatures, premier pas dans la révolution, la société civile s’est hélas scindée entre révolutionnaires et anti-révolutionnaires, et les liens internationaux se sont effrités.

Dans les pays qui ont fait leur printemps arabe, les anti-révolutionnaires cherchent à faire table rase des fruits du printemps arabe et des valeurs que sont la liberté, la justice, la démocratie, le pacifisme, l’égalité devant la justice. La scission de la société civile entre pro et anti-révolutionnaires l’affaiblit ; j’espère que les révolutionnaires enregistreront une victoire complète, et que la société civile retrouvera ses forces.

——Voyez-vous une différence entre les droits des femmes revendiqués dans les pays arabes et musulmans et ceux revendiqués dans les pays occidentaux ?

KARMAN  Les droits des femmes sont les droits de l’humain. La femme est un individu qui possède des droits civiques complets dans les sphères politique, sociale et économique, elle est un individu au même titre que l’homme, en rien inférieure à lui. Les hommes et les femmes ont des droits civiques égaux, les uns ne sont pas supérieurs aux autres, et inversement.

Cependant, dans les pays où les femmes rencontrent des difficultés, il est nécessaire d’établir des définitions particulières. Les hommes bénéficient de droits politiques – droit de vote, de candidature, de procuration, etc. –, de droits économiques – droit au travail, droit de succession –, de droits sociaux – droit parental, droit au militantisme –, du droit aux services sociaux comme l’éducation et la santé, ou encore du droit de refuser un mariage forcé. Hommes et femmes étant des citoyens égaux, les femmes aussi doivent pouvoir bénéficier de ces droits. Les hommes et les femmes doivent construire ensemble une société, un foyer égaux.

Le Japon, un modèle pour le Yémen

——Quelle image vous faisiez-vous du Japon avant de venir ? Quels espoirs placez-vous dans cette visite ?

KARMAN  Je suis honorée et heureuse d’avoir pu effectuer ce premier voyage au Japon. Le Yémen se heurte actuellement à de nombreuses difficultés et mes déplacements à l’étranger se limitent généralement à deux ou trois jours ; le Japon est le premier pays dans lequel je vais pouvoir séjourner une semaine.

Pour moi, le Japon représente l’esprit de paix, d’excellence, d’amour et de civilisation. Le Japon possède, pour le Yémen et pour moi-même, une signification importante.

Le Japon, qui a surmonté la guerre, la pauvreté et les catastrophes naturelles, tourné vers l’avenir pour devenir un pays puissant et pacifique, nous a beaucoup appris. Le modèle de réussite à suivre sur les plans économique, sécuritaire et en particulier sur celui de la paix n’est, pour les Yéménites, ni les Etats-Unis ni l’Europe, mais le Japon. J’espère que le Yémen et le Japon travailleront ensemble au bonheur des peuples et au respect des principes humanitaires.

J’espère que ma visite au Japon insufflera un nouvel élan aux relations bilatérales, et que nous pourrons bénéficier d’une aide accrue dans de nombreux domaines comme l’éducation et la santé, en particulier pour la construction d’écoles dans les provinces. L’éducation est l’un des piliers du solide Etat démocratique que nous appelons de nos vœux.

La révolution pacifique a permis de surmonter la peur. Les femmes et les jeunes ont pu se positionner en meneurs et ils participent maintenant à l’élaboration de la Constitution. Mais ces fruits ne doivent pas être réservés à la seule portion de la population qui a bénéficié d’une éducation. Le taux d’analphabétisme au Yémen atteint 60% chez les femmes et 50% chez les hommes. Je souhaite qu’eux aussi puissent recevoir une éducation, afin que les générations suivantes montrent leurs capacités à leur nation et au monde.

J’espère notamment que de nombreux jeunes gens et jeunes femmes pourront bénéficier de bourses d’études, en particulier au Japon. Le Japon possède une réelle force d’impact sur le développement du Yémen. Je souhaite vivement la réouverture du bureau de la JICA à Sanaa, pour nous aider dans le domaine de l’éducation qui est l’un des angles qui permettront de résoudre les problèmes accumulés.

——Pour terminer, avez-vous un message pour le Japon ?

KARMAN  Je suis venue ici pour tendre la main à nos frères et sœurs afin d’œuvrer ensemble à un avenir commun pour le Yémen et le Japon, et pour le respect des principes humanitaires. Loin de toute considération de culture, de couleur de peau, de religion, de sexe ou de race, construisons ensemble une société et un monde d’amour, de paix et de respect envers autrui.

(Extrait d'une interview recueillie par Harano Jôji, directeur représentatif de la Nippon Communications Foundation, le 12 septembre 2014. Photographies de Kodera Kei)

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