La culture pop nippone se mondialise

Tsutsui Tetsuya et la culture manga « 2.0 » à Japan Expo

Société Culture

Du 5 au 9 juillet dernier, le festival Japan Expo accueillait en France nombre de maîtres du manga, tels que Urasawa Naoki, Saruwatari Tetsuya et Hagio Moto. Parmi eux, Tsutsui Tetsuya faisait figure de benjamin mais n'a pas manqué d'attirer l'attention, grâce à son dernier thriller dont l'intrigue rejoint les préoccupations des adeptes de réseaux sociaux.

Tsutsui Tetsuya et la France : une longue histoire..

Tsutsui Tetsuya (Photo : Laurent Koffel)

Tsutsui Tetsuya est habitué à fouler le sol français puisqu'il avait déjà été invité au Salon du Livre de Paris en 2007, puis à Japan Expo en 2008. Cette troisième étape fut même précédée de séances de dédicaces dans une dizaines de villes de province : du jamais vu pour un mangaka ! Il faut dire que M.Tsutsui entretient une relation particulière avec la France, où il fut acclamé dès 2004 avec la publication de Duds Hunt, à une époque où il était inconnu au Japon et publiait ses récits sur son site personnel (www.pn221.com), souhaitant simplement « que d'autres voient mes œuvres, je n'attendais ni contrat ni argent, simplement des avis sur mon travail ». Un succès qui lui ouvrira ensuite les portes des maisons d'édition Square-Enix et Shueisha.

Ces expériences en France ont marqué M.Tsutsui, qui souligne combien il a été « étonné par les questions des lecteurs et des journalistes », appréciant d'avoir « des discussions profondes et intéressantes ». Il avoue même que c'est « grâce à l'engouement des lecteurs, en particulier français » qu'il a retrouvé l'envie de réaliser des mangas après une période de déprime artistique consécutive aux trois tomes de Manhole, publiés en 2006.

On comprend donc mieux ce qui l'a amené à créer sa nouvelle série, Prophecy, en collaboration avec son éditeur français, Ki-oon. Cette société indépendante n'a d'ailleurs jamais ménagé ses efforts pour promouvoir les œuvres du jeune mangaka et a surpris les visiteurs de Japan Expo grâce à une exposition mémorable : la mise en scène, sur un espace de 30 m², de reproductions grandeur nature de quatre anti-héros issus de ses mangas. Fabriquées en résine fibrée par Tsume-Art, « ces statues ont mobilisé deux peintres et deux sculpteurs durant quatre mois de travail très intenses » précise Sébastien Agogué, son enthousiaste responsable communication.

Les statues des anti-héros issus des mangas de Tsutsui Tetsuya : (de gauche à droite) Nakanishi—le bad boy de Duds Hunt, Tamura—victime impuissante de la filariose dans Manhole et Paperboy de Prophecy (Photos : Laurent Koffel)

« L'important est : quel message je veux faire passer ? »

Au centre de l'exposition se dressait, menaçant, un homme masqué armé d'une batte de base-ball : « Paperboy », la figure centrale de Prophecy, qui utilise les fonctionnalités du « web 2.0 » (réseaux sociaux, flux RSS et streaming vidéo) pour populariser les vengeances criminelles qu'il exécute à l'encontre de citoyens ayant méprisé la dignité d'autrui. Ses messages diffusés en vidéo défraient la chronique, lui attirant l'adhésion des internautes et les foudres de la police !

On retrouve ici les trois constantes du travail de M.Tsutsui : l'usage des nouvelles technologies de la communication, par des personnages marginaux, en quête de vengeance après voir souffert d'injustices sociales. A ce jour, trois tomes sont envisagés : « Les grandes lignes du récit et sa conclusion sont arrêtés, je travaille toujours ainsi. Je ne raisonne jamais en durée, en chiffres. Pour moi, l'important est : quel message je veux faire passer ? Et combien de tomes seront nécessaires ? ». Une manière de réfuter la logique du feuilleton reconduit jusqu'à épuisement du succès, très répandue au sein de l'édition au Japon.

Lors de notre première rencontre en 2007, Tetsuya Tsutsui déclarait : « ce qui n'a pas changé depuis que je travaille sous contrat avec un éditeur japonais, c'est mon entêtement ! Si l'éditeur tente d'orienter le cours de mon récit, je ne montre aucune souplesse et au final je n'en fais qu'à ma tête ! ». Il utilise cette liberté pour offrir des pistes de réflexion subversives à ses lecteurs : « La société japonaise est très cruelle vis-à-vis de ceux qui vivent différemment. Il est très mal vu d'avoir un « trou » dans son CV et si par malheur vous perdez votre emploi, vous êtes sans doute vous-même perdu, définitivement. A travers Prophecy, je souhaite que mes lecteurs se demandent s'il est normal que notre société fonctionne ainsi ».

Prophecy © Tetsuya Tsutsui / Ki-oon

Nouvelles technologies et faits-divers révélateurs

Cette dimension critique est une faculté très appréciée en France — où la culture populaire se construit en partie sur une fonction subversive (citons par exemple la riche histoire du hip-hop français) — qui avait déjà valu à Mase Motorô (Ikigami) et à Arai Hideki (Ki-itchi) une attention particulière.

Sans compter que Prophecy voit son auteur aborder un sujet d'actualité brûlant : les dérives délictueuses et criminelles liées à l'usage des réseaux sociaux et à l'anonymat sur Internet. Habitué à bâtir ses scénario à partir de faits-divers réels, il a longuement puisé des informations sur le web, constatant « avec quelle facilité les gens y étalent leur vie et leurs problèmes intimes ». N'est-il pas normal que les adolescents et les jeunes adultes fans de manga se sentent concernés par ce récit, qui interroge directement leur mode de vie ? Selon Médiamétrie (organisme de mesure d'audience), 77% des internautes français sont inscrits sur un réseau social (Facebook, Twitter, LinkedIn, etc.). Et, à l'image du Japon ou des États-Unis, la France est frappée par une hausse constante des usurpations d'identité sur Internet et par des cas, graves, de harcèlement moral et de diffamation. A tel point que la Commission Nationale de l'Informatique et des Libertés s'en est officiellement inquiétée dès la fin de l'année 2010. Les commentaires des lecteurs, interrogés aux abords du stand Ki-oon à Japan Expo, sont éloquents : « j'ai adoré ce manga, il montre bien ce qui se passe en ce moment sur Internet » ; « ça m'a rappelé ce qui est arrivé à une amie, harcelée sur sa page Facebook » ; etc. En extrapolant les conséquences de ces phénomènes récents, Tsutsui Tetsuya s'affirme indéniablement comme un auteur important.

Tsutsui Tetsuya et l'équipe des éditions Ki-oon ont revêtu le t-shirt et le masque de Paperboy, le cerveau criminel de Prophecy. © Ki-oon

L'expansion irrésistible d'une culture otaku « 2.0 »

Le « web 2.0 » modifie à grande vitesse les mœurs au sein de la culture otaku en France. D'un côté, les pages Facebook et les comptes Twitter des sociétés d'édition sont devenus des outils marketing incontournables, qui créent une proximité avec les lecteurs sur un marché hyper concurrentiel. De l'autre, le streaming vidéo donne naissance à une pléthore de programmes d'information et de divertissement, réalisés par des amateurs avec des moyens très limités, mais débouchant régulièrement sur des succès inattendus. Dernier exemple en date : le « joueur du grenier », programme dédié au « retro-gaming » qui rassemble deux millions d'internautes sur YouTube à chaque émission ! A Japan Expo, le stand de cet amateur de consoles 8-bits n'a pas désempli, tout comme celui de Nico Nico Douga, équivalent japonais de YouTube de mieux en mieux connu des fans français.

La prochaine révolution technologique sera bien sûr le manga numérique, qui pourrait ouvrir en France de nouvelles voies d'expansion à un marché qui stagne depuis trois ans, comme le révèle l'analyse de notre confrère Xavier Guilbert sur www.du9.org. Une révolution qui ne débutera que timidement en 2013 tant les obstacles sont nombreux : faible taux d'équipement des Français en liseuses numériques, attachement des lecteurs aux volumes reliés en tant qu'objets à collectionner, complications contractuelles pour céder — ou pas — les droits d'exploitation numérique aux éditeurs français...

Mais ne s'agit-il pas là d'un sujet en or pour un auteur tel que Tsutsui Tetsuya ? (30 juillet 2012)

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