Vivre à Fukushima — un an après le séisme

Table ronde des médias de Fukushima (1ère partie)

Société Vie quotidienne

Un an a passé depuis le seisme. Le département de Fukushima porte un fardeau énorme. Aux conditions de la vie en refuge pour les personnes déplacées à cause de l’accident nucléaire, s’ajoutent les dégâts causés par les rumeurs. Tout en combattant une radioactivité invisible, six journalistes qui continuent à faire leur métier de transmettre l’information sur place nous disent ce qu’ils ont sur le cœur.

Hayakawa Masaya : Directeur de la rédaction du journal Fukushima Minpo (ci-après : Minpo)

Seto Eiji : Directeur de la rédaction du journal Fukushima Minyu (Minyu).

Gôtô Yoshinori : Directeur de l’information de la chaîne Fukushima Television Broadcasting (FTV)

Murakami Masanobu : Chargé de la politique locale pour la chaîne Fukushima Central Television (FCT)

Hayakawa Genichi : Directeur de la production informations pour la chaîne de télévision Fukushima Broadcasting (KFB)

Takano Kôji : journaliste à TV-U Fukushima (TUF)

Modérateur : Harano Jôji, directeur représentatif, Fondation Nippon Communications

À Fukushima, le « lien humain » n’est pas très perceptible

HARANO J’ai entendu dire que c’était la première fois depuis la catastrophe que se réunissaient comme aujourd’hui deux journaux et quatre chaînes de télévision locales. Chacun de vous doit avoir sa propre façon de penser, et pour commencer, quel est selon vous la plus importante chose à faire à l’heure actuelle ?

HAYAKAWA M. (Minpo) Dans l’ensemble du département, hormis la zone côtière touchée par le tsunami, on peut avoir l’impression que la population a repris une vie normale, et qu’en surface, la situation semble revenue à ce qu’elle était avant le 11 mars. Mais en fait, cette vie est totalement différente de ce qu’elle était auparavant. La situation à la centrale ne tend pas vers un rétablissement de la normale, et 160 000 personnes sont toujours forcées de vivre dans les baraques provisoires que l’on trouve alignées un peu partout. Même en dehors des zones évacuées, les gens sont soumis à un stress énorme, du fait que l’effet des faibles doses d’irradiation est indécelable. Un certain nombre de familles sont parties avec leurs enfants habiter hors du département. La chose la plus importante à faire, à mon avis, c’est la décontamination des espaces d’habitation, mais cela n’avance pas du tout. Là réside le principal obstacle à la reconstruction et au retour à la normale.

Hayakawa Genichi

HAYAKAWA G. (KFB) J’éprouve beaucoup de mal à réfléchir à ce qui est « le » problème à traiter en priorité. Parce qu’il y a trop de problèmes, tous prioritaires selon leur catégorie. Celui que j’ai ressenti en premier, c’est celui de l’étiquette que l’on a collé à Fukushima maintenant. Il m’est arrivé de parler à l’invitation d’autres médias de notre groupe dans le reste du pays, et j’ai senti que l’atmosphère était à penser : « C’est à vous de vous débrouiller, entre habitants de Fukushima ». Le mot kizuna (« lien ») a été désigné comme mot symbolique de l’année 2011, mais vu de Fukushima, on a un peu de mal à le sentir très fort, ce lien. On nous parle d’être tous unis et liés, mais on aimerait bien que les habitants de Fukushima se débrouillent tous seuls, et cette atmosphère, je la sens grandir de jour en jour.

 « Cela m’énerve quand je vois combien les gens se sentent peu concernés en dehors de Fukushima »

GOTO (FTV) Cette catastrophe est trop grande, au début la quasi totalité des Japonais se sont tous sentis concernés, même ceux qui habitaient très loin du Tôhôku. Mais cette conscience a brusquement diminué au bout d’un an, chez tous ceux qui habitent en dehors du département de Fukushima. Maintenant, je me sens de plus en plus irrité quand je m’aperçois que les gens voient plutôt Fukushima comme une région à part. Quand je parle à des gens extérieurs à Fukushima, j’ai parfois l’impression qu’ils m’approchent comme si j’allais leur faire mal. Parce qu’il ne se sentent plus concernés. C’est l’un des problèmes qui doivent être traités.

Takano Kôji

TAKANO (TUF) La cause majeure, en définitive, c’est le changement de motivation. Les gens de Fukushima s’inquiètent, tellement les problèmes à régler sont divers au quotidien. Et puis, on ne se sent pas soutenus. Dans ce sens, je pense qu’il y aurait quelque chose à faire pour améliorer la coopération avec l’extérieur. Considérer le problème de la radioactivité comme un problème spécifique à Fukushima trouve vite ses limites. Personnellement, je pense que les communautés locales, ou le département, devrait donner de la voix vers l’extérieur, pour créer un sentiment d’amitié.

SETO (Minyu)Je pense que le problème de la décontamination est tout de même plus important pour la vie de la population. Avant toute autre chose, tout le monde souhaite retrouver l’état normal qui a précédé le 11 mars. Tant que les inquiétudes de la population, inquiétudes aussi bien mentales que physiques, n’auront pas été entièrement supprimées, les gens de l’extérieur eux-mêmes garderont des préjugés contre Fukushima. Je pense que tout doit commencer par là.

Hayakawa Masaya

HAYAKAWA M. (Minpo) Que faut-il penser des « faibles doses d’irradiation » quand on ne possède pas de connaissances scientifiques poussées ? Tout le monde se pose la question. Ce qui est le plus terrible avec la radioactivité, c’est que non seulement elle cause des problèmes de santé, mais qu’elle déchire le lien entre les communautés et entre les individus. Que faire des déchets de la décontamination ? Les gens ne sachant pas clairement quel effet ces déchets peuvent avoir sur la santé, nous recevons des réactions du genre : « Pas de ça chez nous ! » et « Gardez-les chez vous ! ». Quand on voit déjà les difficultés à se débarrasser des décombres des départements d’Iwate ou de Miyagi, on peut deviner que la situation va empirer, de l’intérieur du département vers l’extérieur. Dans ces conditions, on voit mal comment le département de Fukushima va pouvoir retrouver son autonomie et se reconstruire. Quand on parle de radioactivité, ce n’est pas seulement l’aspect sanitaire, mais également l’aspect social qu’il faut penser. C’est ce que je ressens très fortement au bout d’un an à traiter cette question du point de vue des médias.

La décontamination n’est pas abordée de manière systématique.

HARANO Quelle est la situation actuelle concernant la décontamination ?

HAYAKAWA G (KFB) Très inégale selon les endroits. La décontamination doit être abordée en termes de surface à traiter. Mais les lieux qui ne sont pas traités par l’État doivent être traités par la ville, les endroits que la ville ne traite pas doivent être traités par la division administrative, les endroits que la division administrative ne traite pas doivent être traités à l’échelle du quartier, des voisins, des individus, et en fait c’est que du grignotage. Il n’y a pas de décontamination systématique sur de vraies surfaces, le niveau de radioactivité ne baisse pas.

HARANO Voulez-vous dire que les responsables politiques manquent de capacités ?

Seto Eiji

SETO (Minyu) Alors que la crise de Fukushima est la crise du Japon tout entier, de nombreuses voix se demandent en permanence : « Mais que font les hommes politiques ? » Différents dispositifs, comme l’Agence pour la reconstruction, entre autres, ont été mis en place, mais il suffit d’écouter comment parlent les gens des ministères : leur intérêt pour Fukushima s’amenuise de plus en plus. Il ne s’agit pas de reconstruire à l’identique mais de reconstruire en visant une catégorie au-dessus, comme cela a été fait dans la région de Kobe. Et pour cela, il faut que les représentants du pouvoir central restent focalisés sur Fukushima.

TAKANO (TUF) Un autre problème est que les gens évitent de venir à Fukushima à cause de la radioactivité. Il me semble voir apparaître un cercle vicieux : si les réfugiés ne reviennent pas, la population baisse encore plus. C’est pareil en ce qui concerne le niveau réglementaire de radioactivité admissible des produits agricoles. Certains souhaiteraient que la norme soit relevée pour Fukushima, mais il est difficile de fixer une norme quand l’opinion générale du pays tout entier et l’opinion des gens sur place divergent entièrement sur ce que devrait être la valeur juste.

 « Le riz récolté en 2010 a été retourné sur la fois de rumeurs »

Gôtô Yoshinori

GOTO (FTV) Ce qui a été le plus symbolique pour moi, c’est quand le riz récolté en 2010 a été retourné. Oui, la récolte d’avant l’accident nucléaire : renvoyée ! C’est peut-être un effet de l’ignorance, mais c’est la réalité. Alors puisqu’il y a un risque pour la santé, si on veut que la production survive à Fukushima, dans tous les secteurs, il faut tout trier minutieusement, ce qui est dangereux et ce qui est de la rumeur. Par exemple, pour toute la production agricole, un contrôle systématique de tous les produits. Pas de contrôle sur échantillons, parce qu’on pense toujours qu’il y en a qui seront passés à travers les mailles du filet.

HAYAKAWA M. (Minpo) Mais on retombe sur la difficulté de fixer le niveau de la norme. Quand le ministère de la Santé a fixé une nouvelle norme pour le césium radioactif contenu dans les aliments, le ministère a expliqué que la norme temporaire était suffisante pour garantir la « sécurité », mais que pour garantir la « tranquillité », ils avaient fixé une norme plus sévère. Certainement, pour le consommateur, une norme sévère est préférable. Mais pour le producteur, tant que la décontamination n’avance pas, une norme trop sévère risque de faire disparaître toute activité de production sur Fukushima. À Fukushima, il y a des consommateurs et des producteurs. Si la norme est fixée par la façon de voir du consommateur de la capitale, des gens se trouvent éliminés de la société.

Par exemple, la scène s’est passée pendant une réunion entre parents d’élèves et enseignants dans une école primaire. Une mère d’élève a déclaré : « Arrêtez de distribuer de la nourriture faite à partir de produits de Fukushima à la cantine sous prétexte qu’il faut consommer local ». Ce à quoi une autre mère de famille, agricultrice, a répondu : « Nos produits sont inférieurs à la norme, qu’est-ce qu’ils ont de mauvais, nos produits ? ». Cela a dégénéré en dispute.

En outre, concernant les gens qui partent volontairement, j’ai entendu dire qu’ils sont critiqués comme des « fuyards ». On entend aussi parler de cas contraire où les gens qui partent disent que ceux qui restent n’assurent pas leur responsabilité de parents. Entendre ça fait mal. On demande aux médias de dire exactement quelle est l’influence d’un taux d’irradiation faible sur la santé, mais comment tracer une frontière entre ce qui est sans danger et ce qui ne l’est pas quand la science n’a pas de vision claire de la question ? Le principe de précaution s’applique aussi aux médias.

GOTO (FTV) J’ai l’impression que « ne pas imposer ses valeurs personnelles » est devenu la règle tacite de la population de Fukushima. Sur la radioactivité, sur le fait de manger ou pas du riz local, ce sont des questions qui regardent chacun individuellement, et si moi je fais telle ou telle chose, je ne l’impose pas aux autres. C’est une règle importante pour continuer à vivre, pour nous.

Mais d’autre part, nous avons besoin de tracer une ligne claire pour nous faire comprendre des gens de l’extérieur. Les index doivent être fixés rapidement pour que la majorité puisse être convaincue et avoir de nouveau confiance. Tant que cette ligne ne sera pas tracée, toute autre valeur que zéro restera inacceptable dans la tête des gens.

« Les gens ont peur de se faire discriminer, même les enfants »

Murakami Masanobu

MURAKAMI (FCT) Des cas de discrimination se produisent, même entre les enfants. Lors d’un reportage sur des lycéennes, certaines se disaient qu’elles ne pourraient plus trouver à se marier en dehors du département de Fukushima, et nombreuses étaient celles qui doutaient même de pouvoir fonder une famille. Quelle est la vérité ? Ces jeunes filles ne pourront-elles réellement jamais avoir d’enfant ? Ne trouveront-elles jamais un mari en dehors du département ? Je crois que la mission des médias locaux est de dire la vérité.

HAYAKAWA M. (Minpo) Au tout début de la catastrophe, on a admiré les gens du Tôhoku pour leur courage dans l’adversité. Mais les médias ont tendance à préférer ceux qui parlent fort, qui ont une opinion tranchée sur tout, c’est sûr, c’est plus facile à traiter. Je ne dis pas que c’est faux, mais ce qui est faux, c’est de considérer cela comme la réalité de la totalité du problème. Par exemple, un habitant avait déchargé sa colère en imprécations contre le président de Tepco aussitôt après le séisme. C’est une scène facile à montrer, ça fait une bonne image pour les médias. Mais laisser supposer que cela reflète l’opinion de la totalité de la population, il y a de l’abus.

SETO (Minyu) Par exemple, une personne déplacée volontairement sera présentée par les médias de sa nouvelle région comme « une réfugiée de Fukushima ». À cause de cela, beaucoup de gens pensent que tout le département de Fukushima est une zone inhabitable, que tout le monde porte des combinaisons de protection. Cette tendance est particulièrement sensible dans les médias centraux.

TAKANO (TUF) Les réfugiés volontaires décrivent la situation de Fukushima, et les médias le rapportent en mettant l’emphase sur le danger. Cela crée en retour un sentiment chez les habitants de Fukushima que tout est inutile, qu’il ne sert à rien d’expliquer, il me semble. Sur une chaîne de télévision nationale, la séquence d’un réfugié volontaire déclarant : « On ne peut plus retourner à Fukushima, on ne peut plus y habiter » a été passé en boucle en prime time. De nombreux habitants de Fukushima se sont plaints qu’ils avaient été frappés d’un sentiment de vanité terrible en voyant cette image. À insister comme cela sur le danger sans aucun fondement, on blesse les gens de Fukushima.

À suivre à la 2ème partie

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