Vivre à Fukushima — un an après le séisme

Table ronde des médias de Fukushima (2ème partie)

Société Vie quotidienne

Un an a passé depuis le seisme. Le département de Fukushima porte un fardeau énorme. Aux conditions de la vie en refuge pour les personnes déplacées à cause de l’accident nucléaire, s’ajoutent les dégâts causés par les rumeurs. Tout en combattant une radioactivité invisible, six journalistes qui continuent à faire leur métier de transmettre l’information sur place nous disent ce qu’ils ont sur le cœur.

Hayakawa Masaya : Directeur de la rédaction du journal Fukushima Minpo (ci-après : Minpo)

Seto Eiji : Directeur de la rédaction du journal Fukushima Minyu (Minyu).

Gôtô Yoshinori : Directeur de l’information de la chaîne Fukushima Television Broadcasting (FTV)

Murakami Masanobu : Chargé de la politique locale pour la chaîne Fukushima Central Television (FCT)

Hayakawa Genichi : Directeur de la production informations pour la chaîne de télévision Fukushima Broadcasting (KFB)

Takano Kôji : journaliste à TV-U Fukushima (TUF)

Modérateur : Harano Jôji, directeur représentatif, Fondation Nippon Communications

Les médias extérieurs à Fukushima enquêtent en suivant un scénario préparé à l’avance

HARANO Quelle est la mission des médias des régions sinistrées, lorsque se produit un séisme tel qu’il ne s’en produit qu’une fois tous les mille ans ?

HAYAKAWA M. (Minpo) Continuer à enregistrer et diffuser les situations réelles et les problèmes, je pense. Du temps a passé depuis le séisme et l’accident nucléaire, le gouvernement a annoncé le « retour à la normale » de l’accident nucléaire, et le sujet apparaît de moins en moins dans les médias de la capitale. On sent confusément qu’on ne veut plus parler de ça. Mais comme nous l’avons déjà dit, la décontamination n’avance pas, rien n’a bougé de la situation post-catastrophe. Il est totalement insensé de prétendre que tout est « fini ». Nous, les médias locaux, un dur boulot nous attend encore.

SETO (Minyu) Le séisme a coupé la « lifeline », l’approvisionnement en produits et énergies essentielles, il n’y avait plus d’essence, plus de distribution de denrées de base. Avec une explosion d’hydrogène et des dégâts très graves, je me suis posé la question de ce que nous devions faire en tant que média. En principe, notre rôle est de transmettre l’information le plus froidement possible, mais les médias ont tendance à donner la priorité au sensationnalisme. Au bout du compte, certaines choses doivent nous faire réfléchir. Par exemple il faut avouer que nous ne connaissions pas vraiment l’existence du système SPEEDI (System for Prediction of Environment Emergency Dose Information, système de collecte et collation des mesures de dose radioactive en temps réel élaboré par le ministère de l’éducation et qui était disponible pour aider à la décision en temps de crise). Combien de personnes avaient entendu parler de ce système ? Quasiment personne, j’ai bien peur. Aujourd’hui encore des lecteurs nous demandent quelle est la différence entre Sievert et Becquerel. Si on pouvait informer toute la population sur les connaissances réelles de la science sur la question de la radioactivité, le regard du pays sur Fukushima changerait, je pense.

D’un côté les équipes des grands médias de Tokyo qui viennent pour faire des reportages, limités par le temps, travaillent sur un programme : aujourd’hui, c’est tel thème, basé sur tel scénario. De l’autre côté, nous, les médias locaux, nous observons la vie quotidienne des gens et les événements locaux en envoyant sur place des journalistes qui collent à la réalité. Notre attitude n’est pas dépendante d’aucune influence politique, nous transmettons l’information avec nos yeux. La mission essentielle des médias locaux est d’informer correctement sur la catastrophe en sachant quelles sont réellement les attentes des habitants.

 « Il existe une différence entre le regard des médias locaux et celui des médias centraux »

HAYAKAWA M. (Minpo) Pour vous montrer un exemple de nos situations respectives, quand du césium a été détecté dans une station d’épuration d’eau de Tokyo, je crois, au journal nous nous étions dit : « Tu verras, à partir de demain, les médias de Tokyo vont changer d’attitude ». Eh bien, c’est exactement ce qui s’est passé. Jusque là, les médias nationaux disaient : « il n’y a aucun effet immédiat sur la santé ». Et tout à coup, leurs articles sont devenus beaucoup plus pointilleux sur la sécurité de l’eau et des denrées alimentaires. Là, je me suis réellement rendu compte que les yeux ne portaient pas sur le même point quand on était de la métropole ou local. Notre rôle à nous, les médias locaux, c’est de voir les choses par les yeux des 1 980 000 habitants qui restent à Fukushima, de penser par leur tête et de dire les choses par leur bouche.

MURAKAMI (FCT) On a vu la différence de notre point de vue par rapport à celui des médias centraux quand la centrale Fukushima Daiichi a été pour la première fois ouverte à la presse en novembre 2011. Je faisais partie des journalistes qui ont été admis sur le site. Le reportage était organisé sous l’égide de l’association des journalistes accrédités au gouvernement, mais j’ai couvert l’événement pour la presse locale. Ce qui m’a frappé, c’est que moi, qui avais déjà visité la centrale, je voyais exactement la différence entre avant et après l’explosion. Autrement dit, je voyais les choses avec les yeux de quelqu’un d’ici. Les journalistes accrédités au gouvernement, eux, étaient là en fonction d’un consensus préétabli. Alors que les résultats du monitoring étaient déjà publiés, ils ont rendu compte de leur visite comme s’ils découvraient pour la première fois que la radioactivité était élevée. Cela a encore contribué à dégrader l’image de Fukushima. En ce qui concerne cette différence de température entre ce que ressentent les gens d’ici et ce que ressent l’extérieur, récemment, je commence à penser que nous devons perler plus fort, diffuser plus d’informations en direction du monde. De ce point de vue, je crois qu’une opportunité comme celle-ci est une bonne chance de nous adresser au monde de notre point de vue local.

« La télé allemande a falsifié le son »

HARANO Avez-vous également senti une différence avec les médias étrangers ?

MURAKAMI (FCT)  Revenons en arrière : la FCT a été la seule à avoir des images de l’explosion du réacteur n°1 le 12 mars et du réacteur n°4 le 14 mars. Nous avons immédiatement diffusé nos images, et nous avons demandé à la grande chaîne Nippon Television (NTV) de les diffuser nationalement. Mais ils ont décliné notre proposition, prétextant qu’ils ne pouvaient pas diffuser les images sans savoir exactement ce que c’était que cette explosion. Nous avons les images de la centrale qui explose, et ils ne pourraient pas les montrer ? Finalement, les images ont été diffusées nationalement, et il est bien possible que cela ait contribué à forcer le gouvernement à commencer à bouger. À cette époque, je n’ai eu qu’une perception de la différence entre les points de vue local et national, mais en avril, j’ai pris conscience d’une autre différence, avec l’étranger.

Les images de l’explosion avaient été filmées d’une distance de 17 Km, donc bien évidemment, sans son. Mais des images d’une chaîne de télévision allemande postée sur YouTube montraient nos images avec un bruit d’explosion. Les Japonais qui ont vu ces images ont immédiatement réagi : « Comment se fait-il qu’ils aient du son ? » « S’il y a eu du bruit, pourquoi les images de FCT étaient-elles muettes ? ». Je suppose que le son a été manipulé pour créer un effet de sensationnalisme, mais finalement, les auditeurs ne sachant quelle source croire, cela a été cause de confusion.

Quand les médias étrangers viennent en reportage à Fukushima, leur point de vue est un peu différent du nôtre. Par exemple, s’ils entendent parler d’un enfant qui a saigné du nez, qui ont mal à la gorge ou la colique, ils disent que c’est à cause de la radioactivité sans même vérifier si c’est scientifiquement exact. Les Japonais qui voient ces émissions à l’étranger, protestent en disant : « Voilà ce que les médias étrangers nous apprennent, pourquoi les médias locaux se taisent-ils ? » Ce n’est pas que nous voulons rassurer la population, c’est que nous donnons des informations correctes. En fin de compte, la population du département finit par douter des médias locaux. Et je sens que cette situation pénible continue.

Comment lutter contre les regards discriminatoires contre Fukushima ?

HARANO Dans le monde entier, on l’appelle la catastrophe du 11 mars, mais j’ai entendu dire qu’à Fukushima, on pense plutôt au 14 mars.

GOTO (FTV) Pour la population du département, il est bien possible que les dates du 12 et du 14 mars, jours des explosions d’hydrogène, et le 15 mars, jour du pic de radioactivité, soient plus importants que celle du séisme, le 11 mars. Nos studios se trouvent à Kôriyama, dans le département de Fukushima, mais c’est dans la ville de Fukushima que les retombées radioactives ont été les plus fortes. Nous aussi, nous sommes des habitants du département, et même sans être des victimes directes, nous nous sentons très concernés. Or, si nous disons que les habitants de Fukushima mènent une vie presque normale, des gens de l’extérieur nous reprochent de vouloir faire croire que Fukushima est un endroit sûr. Je crois que c’est sur ce point que nous devons nous battre le plus en cette deuxième année après la catastrophe.

HAYAKAWA M. (Minpo) Peu de temps après le séisme, j’ai parlé longtemps par téléphone avec un journaliste du journal Chûgoku Shimbun de Hiroshima. Il m’a dit que les journaux de Fukushima connaîtraient la même situation que la leur. Après guerre, le Chûgoku Shimbun avait dû porter la « bombe atomique » comme un fardeau. À Fukushima, ce serait « l’accident nucléaire », et qu’on ne s’en débarrasserait pas pendant 50 ou 100 ans. Évidemment cet accident nucléaire est un événement exceptionnel à l’échelle mondiale, et la science ne sait pas encore avec certitude les effets que peut avoir sur la santé une exposition prolongée à un faible niveau de radiations. On ne peut pas minimiser la situation, et il est de notre devoir de continuer à rechercher et faire passer l’information. L’autre jour, je parlais avec un autre journaliste de Kumamoto. À Minamata, la ville où s’est déclarée la maladie de Minamata, les problèmes sociaux ont dépassé les problèmes de la maladie. J’ai l’impression que les journaux locaux, et les gens des régions qui ont connus des situations similaires nous comprennent mieux que les les médias de la capitale.

HAYAKAWA G. (KFB) Pendant cette première année, j’ai été entièrement pris par la couverture de l’événement brut. En tant que chaîne de télévision locale, nous n’avons quasiment pas eu le temps de donner des informations utiles pour les habitants du département. Faire face à ces questions nous fait mal à nous aussi. Nous souffrons, et plus nous en apprenons, plus nous souffrons, et nous devons continuer à informer. L’image des gens de Fukushima, c’est que pour un pas en avant, nous faisons deux cents pas en arrière. Faire face, et faire face même si nous ne sommes pas prêts, je crois que c’est ce qu’il nous faut faire, quand nous sommes une chaîne de télévision locale.

 « Nous aimerions que vous sachiez qu’une vie ‘normale’ existe »

TAKANO (TUF) Nous aimerions vraiment que les gens de l’extérieur de Fukushima et de l’étranger sachent qu’il y a aussi des gens qui vivent normalement, et que les enfants naissent à Fukushima. Mais la réalité de cette vie normale n’est pas énormément diffusée dans les médias. Nous sommes environnés d’une ambiance assez bizarre, pour laquelle nous devrions parler plutôt de rumeurs, de choses entendues, l’idée de certains genres d’information dont il faut absolument parler nous imbibe plus ou moins. Mais alors, comment informer le quotidien, comme nous faisions avant le séisme ? D’une certaine façon, il est là le défi pour nous aujourd’hui.

HARANO Les jeunes journalistes de terrain ont dû être assez secoués dans les premiers temps après le séisme, n’est-ce pas ? L’inquiétude, certains ont peut-être perdu un membre de leur famille dans le désastre, ou ont dû continuer à travailler sur place en laissant leur famille partir, etc. Cela a dû être très difficile, j’imagine.

HAYAKAWA G. (KFB) Dans la presse, pas le temps de souffrir, il faut déjà partir pour recueillir l’information.

HAYAKAWA M. (Minpo) Plusieurs collègues journalistes ont leur maison familiale dans la zone d’évacuation, leurs parents sont réfugiés. Pas mal de journalistes travaillent dans l’inquiétude, y compris celle de la radioactivité.

SETO (Minyu) Nous avons perdu un journaliste. Il est parti en reportage et a été emporté par le tsunami. Son corps a été decouvert un mois plus tard. Il était jeune et plein de vitalité, les collègues de sa génération ont été très touchés. Et puis, tout le monde y pense sans en parler, mais tous ont vu des quantités de cadavres un peu partout pendant le tsunami. Peu de gens sont capables de rester normaux devant l’horreur. Ils ont eu besoin d’un soutien psychologique. Et de nombreux employés de chez nous ont au sens propre fui devant les vagues. Cette vision a dû laisser des séquelles pendant un certain temps, je suis sûr.

Une information quotidienne qui devient motivation de vivre

HARANO Y a-t-il des épisodes qui donnent espoir ? Par exemple, racontez-nous comment Fukushima se démène.

TAKANO (TUF) Dans un contexte de diminution de la population à Fukushima, il y aussi des gens qui viennent à Fukushima. Ils sont venus pour agir pour la reconstruction de Fukushima et ont monté eux-mêmes des organisations de bénévoles. Ils sont plus nombreux qu’on n’aurait imaginé, ils se font des amis, ils travaillent à créer de plus en plus de choses pour dynamiser la région. Nous faisons également face à une sévère pénurie de médecins, mais d’autres médecins viennent de leur propre chef, à titre personnel, pour donner des soins à Fukushima. Ce sont de bonnes nouvelles, je pense.

MURAKAMI (FCT) Presque tous les jours, dans les informations nous essayons de diffuser une nouvelle qui donne espoir. Pour les dénicher, nous avons une sorte de thème, genre « à la pêche aux bonnes nouvelles ». Nous les diffusons, et certaines personnes y trouvent une consolation, de la force. Mais globalement, ces informations sont vite effacées par une autre info déprimante qui arrive juste après.

HAYAKAWA M. (Minpo) Dans le journal Minpo, depuis les tous premiers jours de la catastrophe, nous présentons des personnes et des projets positifs et gais dans une page spéciale intitulée : « Fukushima ne se laisse pas abattre ! ». Dans le Minyu aussi vous faitez ça, n’est-ce pas ?

SETO (Minyu) Le sens de cette page est de proposer une attitude positive qui va toujours de l’avant. Avec de grandes photos de gens courageux qui vivent positivement. Dans les premiers temps, les personnes sur lesquelles on a fait un reportage étaient surtout des gens qui ont un métier manuel. Par exemple un coiffeur qui a reconstruit son magasin dans son nouveau quartier de réfugiés, un cuisinier de soba qui a ouvert un restaurant. Ils sont capables de vivre n’importe où, car ils ont un métier à eux. Mais si on ne parle que de ce genre de gens, ceux qui ont perdu leur travail et qui ont du mal à en trouver de nouveau nous disent : « les histoires de succès nous font mal, ça ne nous aide en rien ».

HAYAKAWA G. (KFB) L’émission de FCT sur les bébés est magnifique !

HARANO De quoi s’agit-il ?

MURAKAMI (FCT) Je cherchais un projet d’émission qui donne un peu de bonheur à nos téléspectateurs et en réfléchissant à un moment de bonheur dans la vie quotidienne, j’ai pensé à celui de la naissance d’un enfant, j’ai pensé au moment de la naissance d’un enfant. Comment donner envie de se battre avec courage ? L’idée est de regarder grandir les enfants qui sont nés à Fukushima. C’est à nous, les adultes, de créer l’environnement qui fera que cet enfant, au moins jusqu’à ce qu’il soit grand, se dise : « J’en ai de la chance d’être né à Fukushima ». Tous les jours nous présentons un bébé qui est né, nous le montrons sourire. Et en voyant ce sourire, je me dis moi aussi je vais faire de mon mieux aujourd’hui, voilà, c’est ça le concept.

« Espoir », une chronique quotidienne dans l’émission d’information de FCT
(Image : Fukushima Chûô télévision)

HARANO Avez-vous un message à destination des lecteurs étrangers ?

M. Gôtô porte son dosimètre en permanence.

GOTO (FTV) Premièrement, la radioactivité naturelle existe partout dans le monde. On en parle aujourd’hui comme si c’était un brevet exclusif de Fukushima, mais vous recevez environ 1 micro-sievert par jour où que vous viviez dans le monde. Comme nous avons toujours un dosimètre sur nous, nous savons à peu près correctement la dose que nous recevons. Personnellement, en moyenne sur 4 mois, je prends environ 3,8µS par jour, dont 1µS de la radioactivité naturelle. Le malentendu, c’est que certains pensent que la radioactivité s’élève dès qu’on met le pied à l’intérieur du département, ou qu’il suffit d’en sortir pour que la dose tombe à zéro. Je voudrais dire que cette idée est fausse. Et puis autre chose : 62 000 personnes ont été évacués hors de Fukushima. C’est déjà assez énorme, mais il n’empêche que nous sommes encore 1 million 950 ou 960 mille à vivre ici. Sachez-le. Le mieux, ce serait que vous veniez voir. Venez à Fukushima, et que vous parliez de ce que vous aurez ressenti sur place.

HAYAKAWA M. (Minpo) Le département de Fukushima vit une situation difficile à cause du séisme et de l’accident nucléaire, c’est la réalité. Mais la radioactivité est limitée à la zone autour de la centrale, et si la décontamination progresse dans les autres zones, ici nous pensons tous que nous avons un avenir à Fukushima. Ne nous collez pas l’étiquette : « région contaminée » ou « région dangereuse ». Regardez comment les habitants de Fukushima luttent dans le long terme.

(Table ronde organisée en mars 2012 dans la ville de Fukushima. Photos : Kawamoto Seiya)

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