À la découverte de la BD du monde au Japon

Ôtomo Katsuhiro cause avec des auteurs français de BD

Culture

« L’International Manga Fest » s’est tenu à Tokyo en novembre 2012. Au cours d’une table ronde publique, Ôtomo Katsuhiro, le grand maître du manga, en a profité pour poser certaines questions à deux auteurs français de bande dessinée invités. Leur conversation a mis en relief tout ce que la BD a de passionnant.

Pour la première fois depuis sa création en 1997, le Grand Prix du Festival Japan Media Arts, catégorie Manga, a été décerné à un ouvrage étranger : Les Cités obscures, de François Schuiten et Benoît Peeters. Muchacho, d’Emmanuel Lepage, a également été distingué comme œuvre d’excellence, ce qui fait de l’année 2012 l’année où la BD a pris son envol au Japon. 

Cette percée est également due à la première édition de l’« International Manga Fest », première véritable tentative de présenter au Japon les cultures BD du monde entier. Dans le hall du festival étaient présentés quantité de stands de vente de BD et de produits dérivés étrangers, pour la plupart difficiles à se procurer au Japon. Les auteurs étrangers dédicaçaient leurs albums, et des séances d’improvisations de dessins en public ont fait tressaillir de bonheur les nombreux fans.

La première édition de l’International Manga Fest s’est tenue, au Tokyo Big Sight le 18 novembre 2012, dans le cadre du Comitia, grande convention de manga original indépendant. La deuxième édition aura lieu le dimanche 20 octobre 2013, toujours dans le même endroit.

http://kaigaimangafesta.com/en/

Sur la scène chauffée à blanc, auteurs stars européens et japonais se rencontrent

Table ronde publique, 1ère partie. Hara Masato, traducteur de BD, dans le rôle du modérateur (à droite)

La table ronde en public qui a réuni deux grands maîtres incontestés du manga japonais et plusieurs auteurs de BD est certainement l’événement qui a attiré l’attention la plus passionnée. En première partie, Ôtomo Katsuhiro, célèbre dans le monde entier pour sa série culte Akira, s’est entretenu avec Emmanuel Lepage et Bastien Vivès, l’un des jeunes auteurs français les plus talentueux et les plus en vue actuellement. Au cours de la deuxième partie, Urasawa Naoki, l’auteur de Monster, vendu à plus de 20 millions d’exemplaires, recevait Benoît Peeters et François Schuiten.

Le débat fut passionnant tout du long, aussi bien en première qu’en deuxième partie. La preuve est faite qu’Ôtomo et Urasawa sont des fans de BD de longue date. Il était extraordinaire de voir ces deux monstres sacrés de la scène manga japonaise mettre de côté le déroulé prévu du débat pour poser directement et en toute simplicité des questions à leurs invités. Devant tant d’enthousiasme de la part d’auteurs si charismatiques, les yeux des spectateurs se sont illuminés : La BD, c’est vraiment formidable !

La sortie d’Akira en France a eu l’effet d’une bombe

Emmanuel Lepage
Né en Bretagne en 1966. En 1987, il entame la série « Kelvinn ». A publié depuis une vingtaine d’albums, dont la série « Névé » (5 tomes) sur un scénario de Dieter, réalisée entre 1991 et 1998, et « La Terre sans mal », sur un scénario d’Anne Sibran. Il reçoit le Prix de l’œuvre d’Excellence au Festival Japan Media Arts de l’Agence japonaise des Affaires Culturelles 2012 pour « Muchacho ». Son album le plus récent est « Un Printemps à Tchernobyl » (2012).

Ôtomo Katsuhiro
Né en 1954. Prix du manga SF 1983 avec « Dômu », Prix manga Kôdansha 1984 pour « Akira ». Chevalier des Arts et Lettres (France) en 2005. Son film d’animation « Short Peace » (Hino yôjin) a reçu le Grand Prix du Festival Japan Media Arts catégorie Animation en 2012.

Les deux auteurs français invités de la première partie n’étaient encore jamais venus au Japon. Tous deux ont souligné combien ils se sentaient honorés de se trouver sur scène avec Ôtomo Katsuhiro.

C’est Emmanuel Lepage qui l’exprima le premier : « Il y a vingt ans, j’ai découvert les œuvres d’Ôtomo. Personne ne contestait qu’il s’agissait d’un maître du manga japonais. La parution d’Akira en France a eu l’effet d’une bombe ! »

Quant à Bastien Vivès, qui est trente ans plus jeune qu’Ôtomo, il déclara : « Je connaissais Ôtomo avant même de connaître Moebius ! »

S’agissant de Moebius, un géant incontesté dans le monde entier, ces témoignages disent assez l’importance que les jeunes auteurs européens attachent à l’influence de Ôtomo Katsuhiro.

L’homme est partout le même, quel que soit le pays d’où il vient

Muchacho, le chef d’œuvre d’Emmanuel Lepage, se passe au Nicaragua sous le régime dictatorial qui sévissait dans les années 1970. Par l’intermédiaire d’un jeune moine qui arrive dans un village rerculé pour réaliser une peinture murale de l’église, son auteur parle d’amour et de révolution avec une très grande sensibilité. Ôtomo Katsuhiro lui-même a apprécié : « J’ai beaucoup aimé. La sensation de vitesse est différente de celle qu’on trouve dans le manga japonais, mais l’histoire est incisive et très séduisante. D’autant plus que c’est très facile à lire, le dessin est très minutieux. Je le recommande vraiment aux lecteurs japonais. »

Ôtomo ne s’est pas contenté d’encenser l’œuvre d’Emmanuel Lepage. Il lui a entre autre demandé : « Quand vous dessinez une scène qui se passe dans un pays qui n’est pas le vôtre, comment vous y prenez-vous ? Vous représentez les pensées et les actions que les gens de ce pays sont supposer avoir, ou vous les faites agir et penser selon vos motivations propres ? » La réponse d’Emmanuel Lepage a été épatante :

« Je crois que l’homme est partout identique à lui-même, quel que soit le pays d’où il vient. Tous les hommes portent en eux du désir, de l’amour, de la violence. Je veux dire que nous avons une humanité commune. Bien sûr, avant d’écrire, je réunis des documents, je discute avec des gens de l’endroit, j’essaie autant que possible de coller à la vérité historique. Mais en fin de compte, je pense qu’à travers mes personnages, c’est de moi que je parle. »

Muchacho ©DUPUIS 2004-2006, by Lepage

Muchacho ©DUPUIS 2004-2006, by Lepage

Et pourquoi pas 20 pages de scènes de natation

Bastien Vivès
Né à Paris en 1984. Son premier album, en 2006, « Poungi la Racaille » (signé sous le pseudonyme de Bastien Chanmax), fait déjà parler de lui. Puis « Le Goût du chlore », sorti en 2008, remporte le Prix Révélation du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême en 2009. Depuis, il publie à un rythme effréné, plusieurs livres par an. En 2012, « La Grande Odalisque » (avec Ruppert et Mulot) a remporté le Prix Landernau BD. La version japonaise du « Goût du chlore » est attendue pour juillet 2013. 

Contrairement à Emmanuel Lepage qui dessine magnifiquement à l’aquarelle, Bastien Vivès travaille essentiellement à l’ordinateur (sur Photoshop). « J’attache plus d’importance à la composition d’ensemble qu’au dessin » déclare le porte-drapeau de la nouvelle génération. Ôtomo Katsuhiro ne tarit pas d’éloges : « En quelques traits, il exprime un univers dans lequel on se sent très proche, avec un style d’une étonnante légèreté, comme dans une esquisse. »

Le goût de chlore, de Bastien Vivès, raconte une histoire d’amour qui prend naissance dans une piscine publique. L’une des grandes originalités de l’album est qu’il prolonge les scènes de natation, sans se préoccuper de la limitation en nombre de page de la bande dessinée. Voici son secret :

« C’est parce que j’ai étudié l’animation. Quand j’ai réfléchi au nombre de cases, je me suis dit : Et pourquoi pas 20 pages de scènes de natation. Lorsque j’en ai parlé à mon éditeur, je lui ai expliqué que ça m’intéressait de dessiner les personnages en train de nager. Il m’a dit OK. C’était avant les vacances d’été, donc j’avais deux mois sans personne pour m’arrêter, j’ai vraiment dessiné autant que je voulais. Et quand j’ai montré le résultat à mon éditeur, il a dit : Nooon c’est pas comme ça qu’on travail quoi (rires). »

Ôtomo Katsuhiro l’arrête : « Vous n’aviez pas décidé du nombre de pages avant de commencé ? » Et Bastien Vivès répond, très cool : « Mon contrat précisait tant pour un volume, pas pour un nombre de pages ! Donc en fait je pouvais dessiner autant que je voulais ! » Façon bien française de montrer que l’artiste exprime sa personnalité également par sa méthode de travail.

Le goût du chlore ©2008 Casterman, Bruxelles All rights reserved.

Ôtomo Katsuhiro avait plus envie de parler avec les deux jeunes auteurs que de parler de ses propres œuvres, et enchaîna les questions. Pour que le public puisse profiter au maximum de ce que les deux invités qui avaient fait spécialement le déplacement au Japon pouvaient dire, sans aucun doute. Et c’est grâce à lui que nous avons pu découvrir les approches créatives de chacun. « Avant, la BD qui nous faisait rêver, c’était des univers SF. Mais les deux auteurs présents présentent un monde du quotidien, proche. C’est très nouveau. C’est un peu comme Matsumoto Taiyô, au Japon. » Après avoir dit tout le bien qu’il pensait de la jeune génération d’auteurs, le grand maître a montré tout l’espoir qu’il mettait dans l’avenir de la création en bande dessinée : « Quelles que soient les différences entre chaque pays, les sentiments de la jeune génération se rapprochent. Et le monde deviendra beaucoup plus intéressant si les échanges progressent à travers la culture de la bande dessinée. »

À suivre : Deuxième partie avec Urasawa Naoki

(Reportage de Yanagisawa Miho, photographies de Hanai Tomoko)

manga bande dessinée livre auteur Akira Urasawa festival