À la découverte de la BD du monde au Japon

Matsumoto Taiyô et Nicolas de Crécy — la Rencontre

Culture

L’« International Manga Fest » de Tokyo va très bientôt connaître sa 3e édition annuelle. Les échanges autour des mangas japonais, de la bande dessinée française et des comics américains se développent et la renommée de l’événement parmi les acteurs de ce secteur de la création gagne encore en importance. À très courte distance de l’ouverture du Festival, nous publions ici ce qui fut l’un des moments miraculeux de l’édition de l’an passé, la rencontre devant le public de deux génies de la bande dessinée française et japonaise.

Nicolas de Crécy Nicolas de Crécy

Né à Lyon en 1966. Diplômé de l’École Européenne Supérieure de l’Image d’Angoulême. Après une période aux studios Disney en France, il publie son premier ouvrage de bande dessinée en 1991, Foligatto. Il compte aujourd’hui plus de 30 albums, One shots, séries et Art books. Dans sa production, 5 titres ont d’ores et déjà été traduits en japonais, comme Le Bibendum céleste et Léon la Came. C’est la 4e fois qu’il vient au Japon, où il a séjourné en 2008 dans le cadre d’une résidence d’artiste à la Villa Kujôyama à Kyôto. Plusieurs de ses livres se déroulent au Japon, comme Esthétiques du quotidien au Japon, Journal d’un Fantôme ou Carnets de Kyôto. Sa nouvelle série La Rhapsodie du catch est publiée dans le magazine Ultra Jump (Shûeisha) depuis juillet 2014.

Matsumoto Taiyô Matsumoto Taiyô

Né à Tokyo en 1967. En 1988, Straight remporte le Prix des quatre saisons du mensuel Afternoon et est publié dans Morning (deux magazines de l’éditeur Kôdansha). Œuvres principales : Hana-otoko (L’Homme-fleur), Amer béton, Ping-pong, Number 5, Le Samouraï Bambou, etc. Depuis décembre 2010, sa série autobiographique Sunny est prépubliée dans le magazine Ikki-mensuel (éd. Shôgakukan). Kanai-kun est paru en janvier 2014 chez Tokyo Itoi Shigesato office. Il s’agit d’un album jeunesse écrit en collaboration avec le poète Tanikawa Shuntarô, qui traite de l’expérience que fait un enfant de la mort d’un ami. Une saison de 10 épisodes de l’adaptation de Ping-pong en anime a été diffusée à la télé entre avril et juin.

Matsumoto Taiyô est également très connu en France, bien que son extrême discrétion dans les médias fasse de lui une sorte de mystère vivant. C’est ce qui faisait de la rencontre publique de l’auteur de Ping-pong un événement exceptionnel. Qu’est-ce qui poussait Matsumoto Taiyô à sortir de sa tanière ? Tout simplement, le fait que cette rencontre ait lieu avec Nicolas de Crécy, auteur de BD français invité à Tokyo pour le 2e International Manga Fest. Matsumoto Taiyô voue une véritable admiration à Nicolas de Crécy et la qualité de leur dialogue devant le public du Tokyo Big Sight fut au niveau de l’événement. Nous sommes heureux de pouvoir vous le faire partager.

Deux rencontres

La première rencontre de Matsumoto Taiyô avec la bande dessinée française remonte à plus de 20 ans. Matsumoto, qui avait reçu commande d’un reportage manga sur le rallye Paris-Dakar pour le magazine de manga Morning, ouvrit pour la première fois une BD française par hasard dans une librairie lors de son passage à Paris.

MATSUMOTO TAIYÔ  Je n’étais pas très informé du fait qu’il existait une culture de la bande dessinée en France. Je suis entré dans la librairie et j’ai vu les albums, présentés dans des bacs comme des disques. Cela fut un véritable choc pour moi. C’est ainsi que j’ai découvert des auteurs comme Mœbius, Enki Bilal ou Michelangelo Prado. Cela m’a totalement fait oublier le rallye !

Quelques années plus tard, à Angoulême où il était l’invité du Festival International de la Bande Dessinée, Matsumoto a croisé Nicolas de Crécy, qui venait de sortir Léon la Came. Mais celui-ci était tellement entouré et occupé que la première réaction de Matsumoto fut de s’en détourner : « Non, je ne pourrai jamais l’aborder… »

Nicolas de Crécy répond du tac au tac : « Vous parlez de l’époque où j’étais encore connu en France ! » De son côté, Nicolas de Crécy ne connaissait pas encore les mangas de Matsumoto Taiyô, et la rencontre n’eut pas lieu. Il fallut attendre quelques années, quand Ping-pong fut traduit et publié en France (à partir d’octobre 2003).

NICOLAS DE CRECY  Je travaillais en atelier avec plusieurs dessinateurs de BD dans le sud de la France quand l’un d’eux m’a fait lire Ping-pong. Ce fut une vraie découverte. C’était un graphisme assez différent de l’image que j’avais des mangas, quelque part j’ai senti une sensibilité commune avec nos créations à nous.

MATSUMOTO  Je ne savais pas du tout que vous l’aviez déjà à cette époque. Je suis tellement heureux !

Foligatto en japonais (traduction : Hara Masato, PIE International)

Matsumoto Taiyô n’est pas un grand parleur, mais sa joie est plus intense qu’il n’y paraît. Quand Foligatto, la première BD de Nicolas de Crécy (sur un scénario d’Alexios Tjoyas, sorti en France en 1991) fut enfin traduit en japonais en 2013, c’est Matsumoto Taiyô qui a écrit le mot du bandeau promotionnel : « Une œuvre qui est aussi une chorégraphie. Le dessinateur que j’admire le plus ! »

MATSUMOTO  Les images de Nicolas de Crécy sont extrêmement étonnantes. Son trait est atypique dans le champ de la BD, je le compare plutôt à des peintres comme Klimt ou Egon Schiele. Depuis, il a déclaré qu’il regrettait une tendance au « trop plein », à l’accumulation d’éléments de détails et de techniques, mais cette accumulation possède un bon équilibre et génère un grand plaisir de lecture. C’est une œuvre formidable.

Le deuxième album de Nicolas de Crécy, Le Bibendum Céleste (1994), fut le premier à être traduit en japonais, avec un retard de 16 ans par rapport à sa sortie originale en France. Cet album est très différent du précédent, essentiellement parce qu’il en a écrit lui-même le scénario. Les dessins quasiment en pleine page présentent chacun un style particulier, ce qui est très novateur.

Le Bibendum Céleste ©Humanoids, Inc. Los Angeles.

MATSUMOTO  Bien plus que le précédent, cet album repose sur le concept de tout réaliser par soi-même, en épuisant toutes les techniques possibles. Le résultat est parfait, super impressionnant. Je n’ai qu’un seul mot : Sublime ! C’est à vous dégoûter de vos propres dessins !

DE CRECY  C’était il y a 20 ans, je dois faire un gros effort de mémoire ! D’ailleurs, de façon générale, j’établie d’abord la structure de l’histoire, mais ensuite je développe les dessins par improvisation, selon l’inspiration du moment.

MATSUMOTO  Ce qui serait totalement impossible pour un mangaka japonais. Ici, en principe, on dessine une série pour un magazine hebdomadaire ou mensuel. L’éditeur exige de voir d’abord un découpage rough à la date fixée, et à partir de là, on corrige en discutant ensemble.

Le dynamisme du manga japonais

Le troisième album de Nicolas de Crécy fut Léon la Came (1995, scénario de Sylvain Chomet ; Version japonaise en 2012). Du point de vue graphique, le style en est totalement différent de ceux des deux premiers ouvrages, plus aéré, moins sursaturé. L’accent est plus directement mis sur le récit. Il semble que ce troisième opus exerce déjà une certaine influence sur le manga japonais.

DE CRECY  Au départ, Léon la Came devait être en noir et blanc. Ça ressemble au manga dans le sens où c’est très cinématographique, la mise en scène est très élaborée. C’est un concept très fortement influencé par le manga japonais, ce qui n’existait pas dans la bande dessinée à l’époque.

MATSUMOTO  Personnellement, je suis un inconditionnel du travail de Nicolas de Crécy du début à la fin, de Foligatto à Salvatore (2005-2010). Mais c’est la période Léon la Came qui m’a le plus influencée. J’aime beaucoup l’équilibre entre complexité des détails et simplicité de cette œuvre.

DE CRECY  Quand j’ai découvert le travail de Taiyô Matsumoto, ma première réaction a été d’y voir des sortes de points communs. Et en même temps je suis également fasciné par les différences. Ce qui me surprend le plus, c’est le dynamisme du mouvement que l’on perçoit dans ses dessins. C’est quelque chose qui manque dans mon travail. Le découpage est très savant, et par-dessus cela une technique graphique époustouflante. La combinaison de ces éléments est remarquable.

MATSUMOTO  Quel éloge ! Je crois que je vais pleurer (rires dans le public).

Comme Nicolas de Crécy, Matsumoto Taiyô est lui aussi connu comme un auteur qui renouvelle entièrement son style d’une série sur l’autre. Après avoir achevé sa 5e série longue, Amer béton (1993-1994), il en a entamé une autre, Ping-pong, qui aujourd’hui encore, lui donne entière satisfaction. Commentaire exceptionnel de la part de cet artiste qui n’a pas pour habitude de s’auto-congratuler à propos de ses travaux passés.

MATSUMOTO  Avec Ping-pong, je me souviens avoir fait tout mon possible pour correspondre à la commande de l’éditeur, qui était de produire un récit avec un puissant « esprit sportif ». Je me suis efforcé de dessiner des personnages super cools, et je crois avoir réussi. C’est une série que j’aime bien, c’est très sincère.

DE CRECY  Ce qui m’a plu, c’est le graphisme et la sensibilité du trait. C’est quelque chose d’unique dans le manga japonais, il me semble. Tous mes amis et collègues avec qui je travaillais dans notre atelier ont beaucoup aimé ce travail graphique, dont on se sentait très très proche.

Le mouvement des personnages, la dynamique de chaque page est en rapport direct avec le thème du sport, tout est fascinant. L’expression du mouvement et des corps plein de vie était tellement extraordinaire que j’étais persuadé que son auteur, Matsumoto Taiyô, devait être lui-même un grand sportif (rire dans le public) !

Et bien sûr, ces éléments graphiques ne sont pas seulement étonnant en eux-mêmes, mais sont justifiés par une histoire très émotionnelle, parfaitement maîtrisée. C’est ce qui fait de cette série une œuvre absolument remarquable à tous points de vue.

Ce qui est particulièrement étonnant, c’est qu’avec cette finesse de trait incroyable, la mise en scène est très forte, il y a des lignes de force qui guident le regard du lecteur de façon très fluide et très synthétique. Et ça c’est très dur à faire. Pour un professionnel, il est très clair que c’est le produit d’un travail extrêmement savant et exigeant.

D’autre part, l’utilisation des onomatopées, absentes en BD, est très efficace du point de vue de la mise en scène.

À la recherche d'un nouveau style

MATSUMOTO  C’est juste au moment où j’ai terminé Ping-pong que je suis allé à Angoulème et que j’ai découvert le travail de Nicolas de Crécy. Grâce à cette découverte, je suis rentré au Japon avec le sentiment très fort que moi aussi je voulais dessiner en prenant tout mon temps, comme les auteurs de BD européens.

Matsumoto Taiyô publiait dans les hebdomadaires sans discontinuer depuis 1990, soit depuis 7 ans. C’est alors qu’il a changé son rythme de travail, en se lançant à lui-même le défi de Gogo Monster, une série de 450 pages en 3 ans. Ce travail fut récompensé par le Prix spécial de l’Association des auteurs de mangas.

MATSUMOTO  Pendant cette période, je me suis beaucoup posé de questions, afin de trouver une façon de m’accommoder avec moi-même. Mes éditeurs voulaient que je produise quelque chose de divertissant, et moi je voulais produire quelque chose de plus intelligent. Je cherchais mon rythme, un processus qui me corresponde, pour dessiner à un rythme qui me corresponde.

Cette réflexion a finalement abouti à sa série suivante, Takemitsu-zamurai (2006-2010, Le Samouraï Bambou en français). Pour ce titre, il a demandé à son ami Eifuku Issei de lui écrire un scénario, de façon à pouvoir se concentrer uniquement sur le dessin, ce qui lui a permis de trouver finalement la forme (ou le déformé…) graphique qu’il cherchait. Cette série a été couronnée par le Prix culturel Tezuka Osamu.

DE CRECY  L’évolution stylistique est évidente. Il y a plus de sérénité qu’avant. La représentation s’attache plus à la respiration autour des personnages plutôt qu’aux personnages eux-mêmes, le trait est plus classique que dans les séries précédentes. La nouvelle direction qui se fait jour est très intéressante.

Sunny, Matsumoto Taiyô ©Shogakukan

Sur les raisons qui les poussent à renouveler son style à chaque nouvelle œuvre, les deux auteurs donnent chacun la réponse suivante :

Matsumoto Taiyô + Nicolas de Crécy, Art Book de deux dessinateurs entre Japon et France (Genkôsha, 2014)

« Ce n’est pas quelque chose de conscient, mais je trouve plus excitant de m’engager dans un nouveau travail sans idée préconçue. » (Matsumoto Taiyô)

« Réaliser une BD est long et contraignant, et si je ne respire pas un air neuf, je suffoque. Et puis, en changeant l’image, on fait aussi évoluer l’histoire. » (Nicolas de Crécy)

Au cours de la conversation, Nicolas de Crécy a confié à son interlocuteur que « le moyen d’expression de la BD pourrait bien être fini pour [lui] ». La réponse de Matsumoto est remarquable de délicatesse et de sympathie : « En ce qui me concerne, j’ai encore plein de choses à faire. Et malgré tout, nous appartenons à la même génération et je comprends ce sentiment ».

À l’issue de la rencontre, l’idée d’un projet d’ouvrage co-dessiné à quatre mains est apparue. Et en août 2014, ce projet est devenu réalité : il s’intitule Matsumoto Taiyô + Nicolas de Crécy, Art Book de deux dessinateurs entre Japon et France, sorti chez Genkôsha. L’ouvrage comprend des illustrations, une BD relais, des conversations, des échanges de lettres illustrées…

Extrait de Matsumoto Taiyô + Nicolas de Crécy, Art Book de deux dessinateurs entre Japon et France (Genkôsha, 2014). Une collaboration de rêve entre les deux génies du dessin. ©Genkôsha

Une correspondance illustrée : à gauche, de Matsumoto Taiyô à Nicolas de Crécy, à droite, de Nicolas de Crécy à Matsumoto Taiyô. ©Genkôsha

La troisième édition de l’International Manga Fest aura lieu le dimanche 23 novembre 2014, toujours à Tokyo Big Sight.

(Photos : Hanai Tomoko. Photo de titre : [de gauche à droite] Nicolas de Crécy, Matsumoto Taiyô, Arthur de Pins, Mashima Hiro et Juanjo Guarnido réunis à l'occasion du 2e International Manga Fest, 20 octobre 2013.)

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