La modernité de l’esthétique traditionnelle

Cai Guo-Qiang : un artiste plasticien chinois profondément influencé par le Japon

Culture

Cai Guo-Qiang est un artiste plasticien chinois de renommée mondiale qui a la particularité d’avoir vécu au Japon de 1986 à 1995. C’est là qu’il a commencé à explorer les propriétés picturales de la poudre à canon et à réaliser des œuvres pyrotechniques (« événements explosifs ») devenues par la suite sa marque de fabrique, sa « signature ». Quelle place le Japon occupe-t-il dans le travail étroitement lié à la culture, l’histoire et la pensée de la Chine de Cai Guo-Qiang ? C’est la question à laquelle l’éditeur Demura Kôichi se propose de répondre dans le présent article.

Un artiste contemporain d’envergure internationale

Cao Guo-Qiang s’est intéressé dès sa jeunesse à la poudre à canon et aux feux d’artifices et il a ouvert la voie à une nouvelle forme d’art dans laquelle personne ne s’était aventuré jusque-là. Après un séjour au Japon de près de dix ans où sa carrière a pris un tournant décisif, il a commencé à exposer ses œuvres dans le monde entier. Cao Guo-Qiang est à présent une super star de l’art contemporain.

Mermaid (Sirène). Projet réalisé dans le cadre de la Triennale d’Aichi de 2010. Poudre à canon sur papier traditionnel japonais (washi). 300 x 1 600 cm. © Cai Guo-Qiang (Photo : Izumiya Gensaku)

Du 11 juillet au 18 octobre 2015, le Musée d’art de Yokohama a consacré une grande exposition personnelle intitulée Kikyorai (De retour) à Cai Guo-Qiang. On a pu y admirer des œuvres témoignant d’une intention de la part de l’artiste de retourner dans le pays où sa carrière a commencé, de reprendre contact avec la culture et l’esprit de l’Orient et du Japon, et de retrouver l’essence de son art.

Une carrière qui a débuté au Japon avant de s’étendre au monde entier

Cai Guo-Qiang signe une œuvre réalisée dans le cadre d’Editions for SMoCA, à l’occasion de l’inauguration du SMoCA (Snake Museum of Contemporary Art) d’Iwaki, dans la préfecture de Fukushima. Poudre à canon sur tuile. 25,5 x 25,5 x 0,8 cm. © Cai Guo-Qiang (Photo : Izumiya Gensaku)

Cai Guo-Qiang est né en 1957 à Quanzhou, une ville du sud de la Chine, située dans la province du Fujian. Il a fait des études de scénographie à l’École de théâtre de Shanghai. En 1986, il s’est rendu au Japon et inscrit à l’Université de Tsukuba. Installé à Tokyo, puis à Iwaki (préfecture de Fukushima), il a débuté sa carrière artistique. Cai Guo-Qiang s’est mis à dessiner en faisant brûler de la poudre à canon sur du papier traditionnel japonais (washi) et son travail a immédiatement attiré l’attention. Il a réalisé une série d’« événements explosifs » en plein air de grande envergure intitulée Project for Extraterrestrials (Projet pour les extraterrestres). Ces « événements » se sont déroulés un peu partout au Japon, en particulier à Fukuoka, dans l’île de Kyûshû, à l’occasion de Hijôguchi (Sortie de secours), une exposition d’artistes d’avant-garde chinois organisée en 1991.

En 1995, Cai Guo-Qiang s’est installé à New York et il a étendu ses activités à l’Europe, l’Amérique du Nord, l’Europe de l’Est et l’Amérique du Sud. En 1999, il a obtenu le Lion d’or de la Biennale de Venise, un prix prestigieux qui a été suivi par de nombreux autres. En 2001, il a assumé la fonction de directeur artistique de la cérémonie de clôture du sommet de l’APEC (Coopération économique pour l’Asie-Pacifique) de Shanghai. Et en 2008, il a officié en tant que directeur des effets visuels et spéciaux des cérémonies d’ouverture et de clôture des Jeux olympiques de Pékin. La retransmission télévisée dans le monde entier de ces manifestations grandioses a encore contribué à la notoriété de l’artiste.

Une vision du monde originale héritée de la Chine

Dans son travail, Cai Guo-Qiang expérimente constamment de nouvelles techniques tout en y incorporant des éléments empruntés à la culture chinoise, notamment le fengshui(*1) et la médecine traditionnelle. Ce parti-pris procède d’un désir de ne pas se laisser emporter par les tendances artistiques contemporaines occidentales. L’art de Cao Guo-Qiang se caractérise par une liberté sans retenue qui va de pair avec le comportement décontracté de l’artiste et touche tout naturellement les spectateurs.

Le catalogue de l’exposition Kikyorai contient un texte autobiographique intitulé 99 monogatari (99 histoires). Cai Guo-Qiang est très attaché au chiffre 9 qui, dans la cosmologie chinoise, est celui de la naissance et de la renaissance, tandis que son redoublement (99) est synonyme de cycle infini. Dans 99 monogatari, l’artiste raconte des anecdotes qui n’ont en apparence pas grand-chose à voir avec l’art contemporain mais éclairent singulièrement son travail. Il y est entre autres question de souvenirs datant du temps de sa jeunesse à Quanzhou, sa ville natale, où le fengshui allait de soi. De l’amour profond que lui portaient ses parents et ses grands-parents. De femmes chamanes expertes en matière de rituels magiques (kitô), de fantômes, d’ermites et de séances d’interprétation des rêves dans un temple taoïste.

Mermaid (Sirène). Réalisé dans le cadre de la Triennale d’Aichi de 2010. 300 x 1 600 cm. Poudre à canon sur papier japonais (washi). © Cai Guo-Qiang (Photo : Izumiya Gensaku)

(*1) ^ Fengshui (littéralement « vent et eau »). Art de vivre fondé sur le taoïsme et en particulier la cosmogonie traditionnelle chinoise et la polarité du yin et du yang. Il est censé contribuer à une meilleure harmonie entre l’homme et son environnement.

L’art pictural en tant que forme d’expression privilégiée

Une fois installé à New York, Cai Guo-Qiang est retourné au Japon tous les deux ou trois ans pour des expositions et des conférences. Et depuis le séisme qui a frappé le nord-est de l’Archipel en mars 2011, il y revient chaque année. En 2013, il a ouvert le Musée d’art contemporain SMoCA (Snake Museum of Contemporary Art, littéralement « le musée d’art contemporain en forme de serpent ») d’Iwaki, dans la préfecture de Fukushima, dans le cadre du « projet des dix mille cerisiers d’Iwaki » (Iwaki manbon sakura project). L’objectif de ce projet, qu’il a lancé en collaboration avec les habitants de la ville, est de planter 99 000 cerisiers en l’espace de 99 ans. À l’heure actuelle, plus de 2 000 de ces arbres sont déjà en place.

Ignition at SMoCA. Everything is Museum N° 4. Mise à feu de poudre à canon sur 99 tuiles provenant de Quanzhou, lors de l’inauguration du Musée d’art contemporain SMoCA d’Iwaki, en 2013. © Cai Guo-Qiang (Photo : Izumiya Gensaku)

Au moment précis où Cai Guo-Qiang songeait à intensifier ses activités au Japon, le Musée d’art de Yokohama lui a proposé de lui consacrer une exposition personnelle. Le titre de cette manifestation Kikyorai fait directement référence à une ode du célèbre poète taoïste Tao Yuangming (appelé également Tao Qian, 365-427), où celui-ci évoque sa terre natale. Il indique une volonté de la part de Cai Guo-Qiang de revenir au point de départ de sa carrière et de retrouver la pureté de ses débuts en tant qu’artiste. Le catalogue contient aussi un texte de Cai Guo-Qiang à propos de son séjour le plus récent au Japon où l’on peut lire ce qui suit : « Je me suis focalisé sur l’art pictural en pensant à la composition et à la façon d’exprimer les émotions propres à la peinture japonaise, ainsi qu’à la pensée, la façon de vivre et la culture de l’Orient. Et j’ai essayé de traduire tout cela avec le langage et les moyens d’expression de la peinture contemporaine. »

Cai Guo-Qiang explique aussi que c’est en faisant des recherches sur le philosophe et critique d’art Okakura Tenshin (1863-1913) qu’il a commencé à accorder de l’importance non seulement aux performances artistiques mais aussi à l’art pictural. Okakura Tenshin a joué un rôle déterminant dans la création de l’Institut des beaux-arts et de la musique de l’Université de Tokyo et de la première académie d’art du Japon. En 1910, il est devenu conservateur du département de la Chine et du Japon du musée des beaux-arts de Boston, aux États-Unis. À l’époque, le Japon était en proie à la grande vague d’occidentalisation qui avait débuté avec l’ère Meiji (1868-1912), mais Okakura Tenshin était parfaitement conscient de la force des valeurs orientales et de leur importance pour le monde. C’est pourquoi en 1906, il a écrit un ouvrage en anglais intitulé The Book of Tea (Le Livre du thé, traduction en français, Philippe Picquier, 2006)

Feux d’artifices et peinture érotique japonaise (shunga)

Quand Cai Guo-Qiang est arrivé au Japon, en 1986, il a commencé à travailler avec des feux d’artifices conçus pour être utilisés à la lumière du jour, en essayant d’exprimer des couleurs. Black Rainbow (Arc-en-ciel noir) réalisé en 2005 en Espagne, et Black Fireworks (Feu d’artifice noir) mis en œuvre en 2008, à Hiroshima, s’inscrivent dans cette veine. En 2014, l’artiste a utilisé des feux d’artifices spécifiques pour la pleine lumière lors de l’inauguration de Cai Guo-Qiang : The Ninth Wave (La Neuvième vague), une exposition personnelle qui lui a été consacrée à Shanghai.

Black Fireworks (Feu d’artifice noir), une œuvre d’une durée de 60 secondes, réalisée le 25 octobre 2008 dans le parc de Motomachi, non loin du Dôme de la bombe atomique, à la demande du Musée municipal d’art contemporain de la ville de Hiroshima. © Cai Guo-Qiang (Photo : Izumiya Gensaku)

Les feux d’artifice nocturnes sont faits d’éclats lumineux qui s’évanouissent presque aussitôt dans la nuit. Mais les spectacles pyrotechniques diurnes sont essentiellement constitués de fumées qui suivent les mouvements de l’air en se mêlant et en se fondant dans la grande toile du ciel, comme s’il s’agissait d’une aquarelle ou d’une peinture à l’encre de Chine. La perception des couleurs et les sensations que Cai Guo-Qiang a développées en travaillant sur les feux d’artifice diurnes ont influencé une série d’œuvres intitulée Seasons of Life (Les saisons de la vie), une première incursion de l’artiste dans le domaine de la peinture érotique japonaise (shunga), à l’occasion de l’exposition que le Musée d’art de Yokohama lui a consacré.

Le shunga est l’expression même du flux continuel de la vie et à ce titre, il inclut aussi les changements de la nature au fil des saisons. Il s’inscrit dans le contexte de la conception orientale de l’unité de l’espace et du temps, une conception que l’on retrouve aussi dans l’art contemporain. Le recours aux feux d’artifice, un moyen d’expression impossible à contrôler entièrement, peut donner naissance à des œuvres d’une beauté singulière allant bien au-delà de ce que l’artiste a imaginé. Comme l’a dit Okakura Tenshin, l’essence de la culture japonaise réside dans des tentatives minutieuses de recherche de la beauté éternelle dans l’imperfection.

Seasons of Life : Summer (Les saisons de la vie : l’été), 2015. Poudre à canon sur toile. 259 x 648 cm. Collection de l’artiste. (Photo avec l’aimable autorisation du Musée d’art de Yokohama)

Seasons of Life : Spring (Les saisons de la vie : le printemps), 2015. Poudre à canon sur toile. 259 x 648 cm. Réalisée au Musée d’art de Yokohama. Collection de l’artiste. (Photo : Kamiyama Yôsuke)

Le début d’un nouveau voyage

Une des œuvres les plus impressionnantes de l’exposition du Musée d’art de Yokohama de 2015 est Nighttime Sakura (Cerisiers de nuit) qui mesure 8 mètres de hauteur sur 24 de longueur. Elle a été réalisée par Cai Guo-Qiang au Japon avec du papier japonais (washi) et elle a été exposée dans la grande galerie du musée. Elle représente une multitude de pétales délicats de fleurs de cerisiers pleinement épanouies où se cache un hibou qui toise les visiteurs de son regard perçant.

Nighttime Sakura (Cerisiers de nuit), tel qu’il a été présenté en 2015 au Musée d’art de Yokohama. Poudre à canon sur papier japonais. 800 x 2 400 cm. Collection de l’artiste. © Cai Studio. (Photo : Gu Kenryou)

Réalisation de Nighttime Sakura en 2015, au Musée d’art de Yokohama. Poudre à canon sur papier japonais. 800 x 2 400 cm. Collection de l’artiste. © Cai Studio. (Photo : Cai Wen-You)

Comme Seasons of Life, Nighttime Sakura a été réalisé uniquement avec de la poudre à canon et du papier, sans le moindre recours à un pinceau. Quand on lui a demandé pourquoi il avait choisi de représenter des cerisiers à l’occasion d’un entretien télévisé, Cai Guo-Qiang a répondu : « La vie des fleurs de cerisiers est éphémère. Elles disparaissent en un rien de temps. Pourtant nous attendons toujours le retour du printemps. Il y a quelque chose dans la force et la beauté des fleurs de cerisiers qui rappelle la poudre à canon, une sorte de résonance. »

Cai Guo-Qiang dit que pour lui, son retour au Japon en 2015 s’est inscrit dans une tentative de se réapproprier l’Orient auquel il doit tant. Le monde attend avec impatience la prochaine étape du nouveau voyage que cet artiste chinois si profondément influencé par le Japon a entrepris.

(Photo de titre : Izumiya Gensaku. Arc-en-ciel en mouvement, un feu d’artifice de 15 secondes donné au-dessus de l’East River de New York, le 29 juin 2002, avec 1 000 bombes multicolores de 75 mm dotées de puces informatiques. Réalisé à la demande du Musée d’art moderne de New York à l’occasion de son transfert temporaire au MoMA PS1 du quartier du Queens, pendant des travaux de restauration.)

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