Le centenaire de Takarazuka

Kobayashi Ichizô, le fondateur visionnaire de la compagnie Takarazuka

Culture

Kobayashi Ichizô (1873-1957) était un homme doué de multiples talents. Dans le monde des affaires, il s’est affirmé comme un entrepreneur de génie en fondant, entre autres, les chemins de fer Hankyû Dentetsu, en 1907, et les célèbres studios de cinéma Tôhô, en 1932. Il s’est aussi illustré dans bien d’autres domaines comme la politique, l’écriture de romans et la cérémonie du thé. Mais si l’on s’en souvient aujourd’hui, c’est surtout parce qu’il a créé la compagnie théâtrale Takarazuka qui a fêté son centenaire en avril 2014. Cette institution prestigieuse a conservé jusqu’à ce jour les principes rigoureux que son fondateur lui a inculqués, en particulier sa fameuse devise « pureté, droiture et beauté ». Dans les lignes qui suivent, nous nous penchons sur la vie et les idées de ce personnage hors du commun.

Les débuts de Takarazuka : une petite source thermale soucieuse d’attirer la clientèle

Pour aller en train à Takarazuka depuis Ôsaka, il suffit de prendre un express de la ligne Hankyû à la gare d’Umeda. Le trajet dure environ trente minutes. Aujourd’hui, cette ville de la préfecture de Hyôgo doit essentiellement sa célébrité à la compagnie théâtrale Takarazuka dont elle abrite les activités depuis un siècle. Mais en 1910, l’année où la ligne Minô-Arima Denki Kidô — qui a pris par la suite le nom de Hankyû — a été inaugurée, Takarazuka n’était qu’une petite source thermale peu fréquentée, située sur la rive droite de la Mukogawa. La rive gauche, où se dresse à présent le Grand Théâtre de Takarazuka, se limitait à quelques fermes disséminées dans le paisible bois de pins qui longeait la rivière.

En outre, il existait déjà une autre ligne concurrente créée en 1905 par Hanshin, qui reliait les grandes villes d’Ôsaka et de Kôbe et avait beaucoup de succès. Pour attirer les voyageurs, Kobayashi Ichizô, alors responsable de la gestion de la ligne Minô-Arima Denki Kidô, a décidé de mettre en œuvre un projet auquel il pensait depuis longtemps, celui de réaménager entièrement Takarazuka en construisant des logements le long du chemin de fer et en créant des installations de loisirs pour le public.

L’entrée principale du Grand Théâtre Takarazuka

Il a acheté les terrains situés au bord de la rivière, du côté opposé aux sources chaudes (onsen) qui existaient déjà dans le village, et il y a construit une nouvelle station thermale dont les salles spacieuses et les bains en marbre ont tout de suite séduit les clients. En revanche, la piscine couverte du centre de loisirs « Paradise » édifié à côté de la station thermale a été un échec complet. Dans sa biographie, Kobayashi Ichizô donne les explications suivantes : « Comme le soleil ne donnait pas directement sur la piscine, l’eau était très froide au point qu’il était impossible d’y nager, ne serait-ce que cinq minutes. J’ignorais qu’à l’étranger, les piscines sont équipées de canalisations dans lesquelles on fait circuler de la vapeur pour maintenir l’eau à une température adéquate. »

« Le chemin des fleurs » (hana no michi) qui relie le Grand Théâtre Takarazuka à la gare de la ville

Kobayashi Ichizô a donné la mesure de son extraordinaire inventivité en reconvertissant cette piscine inutilisable en salle de spectacle. Après l’avoir vidée de son eau, il y a installé des sièges destinés au public et il a transformé les vestiaires en une scène où des jeunes filles pouvaient chanter et interpréter des pièces de théâtre. Les spectacles, qui étaient gratuits pour les clients de la station thermale, ont eu rapidement du succès. Le théâtre a affiché complet chaque soir durant la période de deux mois que durait la saison. Voilà comment a débuté la compagnie théâtrale Takarazuka qui vient de fêter son centième anniversaire.

Le fondateur de la compagnie a également fait preuve de beaucoup d’ingéniosité dans le choix des actrices. Il a recruté des jeunes filles qui aimaient le chant en veillant à ce qu’elles viennent de ce qu’il considérait comme de bonnes familles. Il leur a donné en outre une rémunération supérieure à la normale et s’est mis en devoir de leur apprendre non seulement la musique mais aussi la morale et les bonnes manières.

Une passion pour le théâtre venue de l’enfance

Kobayashi Ichizô, le fondateur de la compagnie Takarazuka (Photo avec l’aimable autorisation de Mukôyama Tateo)

Kobayashi Ichizô a eu l’idée d’organiser des spectacles pour attirer la clientèle en voyant le succès remporté par un groupe de jeunes musiciens que le magasin Mitsukoshi de Tokyo avait recruté pour lui faire de la publicité. Cette petite troupe se composait de vingt à trente charmants jeunes garçons habillés à l’occidentale avec des chapeaux à plumes inclinés sur le côté. Dans son livre intitulé Takarazuka oitachi no ki (Histoire de Takarazuka), Kobayashi Ichizô avoue lui-même : « J’ai décidé de faire la même chose à la station thermale de Takarazuka. Je voulais créer un groupe choral féminin en m’inspirant de ce que j’avais vu chez Mitsukoshi ».

Mais l’idée qui avait germé dans le cerveau de Kobayashi Ichizô ne se limitait pas à un nouveau coup de génie de cet infatigable entrepreneur. S’il a mis autant d’énergie dans ce projet c’est parce qu’il nourrissait une véritable passion pour le théâtre depuis son enfance. Mukôyama Tateo, professeur invité à l’Université de Yamanashi, a fait des recherches sur Kobayashi Ichizô. Il habite Nirasaki, une ville de la préfecture de Yamanashi d’où l’on voit très nettement le mont Fuji. C’est là que Kobayashi Ichizô est né en 1873. D’après Mukôyama Tateo, le fondateur de la compagnie Takarazuka est issu d’une famille de riches marchands et dès son plus jeune âge, il a eu souvent l’occasion d’assister à des représentations dans un petit théâtre situé non loin de son école primaire. Quand il s’est rendu à Tokyo pour étudier à l’Université Keiô, Kobayashi Ichizô a continué à aller régulièrement au théâtre, en particulier pour des spectacles de kabuki. Mukôyama Tateo ajoute que le jeune homme aimait écrire et qu’il a même publié un roman sous forme de feuilleton dans le journal de Yamanashi.

Mukôyama Tateo, spécialiste de Kobayashi Ichizô, au Musée des personnages célèbres de Nirasaki, dans la préfecture de Yamanashi.

À la fin de ses études supérieures, Kobayashi Ichizô a été engagé par la banque Mitsui où il a travaillé durant quinze ans. Pendant qu’il séjournait à Ôsaka dans le cadre de son emploi, il a été attiré par la culture littéraire et théâtrale alors particulièrement florissante dans cette grande ville marchande, sans doute parce que la vie d’employé ne lui convenait pas vraiment. Il a ainsi passé de plus en plus de temps dans le quartier de plaisir d’Ôsaka où il a fréquenté les hommes raffinés qui s’y retrouvaient. Cette expérience et les liens qu’il a noués durant cette période lui ont été grandement utiles quand il a fondé sa propre compagnie théâtrale.

Une atmosphère tout à fait particulière

Wao Yôka (à gauche) et Hanafusa Mari (à droite), deux des interprètes du spectacle « Fantôme » monté en 2004 par la compagnie Takarazuka, d’après Le fantôme de l’Opéra de Gaston Leroux. (Photo : Jiji Press)

Dans la compagnie Takarazuka, seules les femmes célibataires sont autorisées à se produire sur scène. Kobayashi Ichizô voulait montrer au public un « monde de rêve », au-delà du « monde réel » et de la vie de tous les jours. Les seules personnes capables de réaliser cet objectif sont les élèves de l’école de musique Takarazuka ayant suivi une formation intense de deux ans. La devise de l’école, qui a été formulée par son fondateur, est « pureté, droiture et beauté ». Il y a là une différence considérable avec les comédies musicales et les opéras occidentaux où l’on procède à des auditions avant chaque nouveau spectacle.

Dans son « Histoire de Takarazuka », Kobayashi Ichizô s’explique sur les choix qu’il a faits. « Il serait impossible de former des garçons de cette façon au sein de notre compagnie. Dans le domaine de la cuisine, les hommes sont peut-être les seuls à pouvoir faire des plats excellents, mais les femmes ont la capacité de concocter quelque chose de rapide pour leur famille. À l’heure actuelle, Takarazuka compte entre quatre cents et cinq cents élèves. Nous ne pourrions pas en avoir autant s’il y avait aussi des garçons. Il y aurait tout le temps des disputes. Takarazuka n’a rien à voir avec le monde des hommes. Seules des femmes sont capables de créer l’atmosphère très particulière de Takarazuka. »

Un système destiné à préserver la « pureté des origines » de Takarazuka

Si la compagnie Takarazuka a réussi à se maintenir sur sa lancée pendant un siècle, c’est parce qu’elle a évolué en vase clos, à l’abri des influences extérieures. Elle reste toujours fidèle au système destiné à préserver la « pureté des origines » instauré par Kobayashi Ichizô, qui consiste à limiter le recrutement des interprètes à de jeunes japonaises célibataires ayant étudié à l’école de musique Takarazuka. Et elle refuse obstinément d’ouvrir ses portes — comme les théâtres de Broadway et d’ailleurs — à des interprètes exceptionnels et des professionnels venus de l’extérieur dont le talent s’accorderait parfaitement avec certains de ses spectacles.

Dans le théâtre traditionnel japonais, qu’il s’agisse du nô ou du kabuki, les personnages féminins sont toujours interprétés par des hommes. Dans son « Histoire de Takarazuka », Kobayashi Ichizô fait un parallèle entre les acteurs de kabuki et les actrices de Takarazuka. « Dans le kabuki, le fait que les personnages de femmes sont joués uniquement par des hommes (onnagata) a quelque chose d’artificiel et c’est pourquoi on assiste de temps à autre à des tentatives pour confier ce type de rôle à des actrices. Mais il n’en reste pas moins que si le kabuki est ce qu’il est, c’est à cause des onnagata. Dans le cas de Takarazuka, c’est l’inverse. Les personnages masculins sont systématiquement joués par des actrices (otokoyaku) et le résultat est meilleur que si on s’adressait à des hommes. Les femmes savent bien mieux que quiconque ce qu’est la beauté masculine, et quand elles réussissent à se mettre dans la peau d’un homme, elles sont souvent plus attirantes pour les autres femmes que les hommes eux-mêmes. C’est pourquoi les otokoyaku de Takarazuka sont si éblouissants. »

Pour Kobayashi Ichizô, les « Takarasiennes » devaient être un exemple de « pureté, droiture et beauté ». Elles incarnaient l’idéal japonais de la « fleur du Yamato » (Yamato nadeshiko) qui conçoit la femme comme modeste, digne, raffinée et dévouée corps et âme à son époux. Toutes les actrices, y compris celles qui interprétaient des rôles masculins étaient censées devenir de bonnes épouses et des mères de famille exemplaires quand elles quittaient la compagnie. C’est en tout cas le rêve que le fondateur de la compagnie entretenait sur scène.

Un entrepreneur doublé d’un producteur de génie

Gazoku sansô, le « chalet » de Kobayashi Ichizô à Ikeda, dans la préfecture d’Ôsaka, a été restauré pour lui rendre son aspect d’origine. Cet édifice de style occidental abrite aujourd’hui un musée consacré au fondateur de la compagnie Takarazuka.

Kobayashi Ichizô était un entrepreneur de génie qui à travers son activité principale, la gestion d’une ligne de chemins de fer, s’est efforcé de réaliser des projets créatifs destinés au grand public. Loin de se contenter de transporter des passagers d’un point à un autre, il a fait construire des logements le long des voies ferrées et organisé le premier système de prêts immobiliers du Japon. Il a par ailleurs ouvert les grands magasins Hankyû dans l’immeuble de la gare d’Umeda, le terminus de la ligne, à Ôsaka. Au dernier étage, il a installé un restaurant où l’on pouvait déguster de la cuisine populaire pour un prix modique, entre autres du riz au curry.

Quand il est devenu directeur général de la compagnie d’électricité de Tokyo (TEPCO),  Kobayashi Ichizô a eu l’idée de construire un hôtel destiné aux hommes d’affaires qui devaient séjourner dans la capitale pour leur travail. C’est ainsi qu’en 1938, le Daiichi Hotel, le premier établissement de ce genre au Japon, a ouvert ses portes dans le quartier de Shinbashi, à Tokyo. Kobayashi Ichizô a par ailleurs été impliqué dans la gestion de l’entreprise de chemins de fer Tôkyû, au moment de sa fondation, et dans le développement du quartier résidentiel très huppé de Denenchôfu.

En fait, le comportement de ce personnage hors du commun relevait davantage de celui d’un producteur de théâtre que de celui d’un homme d’affaires qui se contente de donner des ordres. Kobayashi Ichizô avait d’ailleurs un certain talent littéraire, à preuve les différents romans et les messages publicitaires qu’il a écrits. Quand Minô-Arima Denki Kidô a eu des difficultés, il a rédigé, imprimé et distribué dix milles exemplaires d’un texte où il vantait cette ligne de chemins de fer comme étant « la plus prometteuse » de tout le Japon. Il a encouragé de la même façon la vente de terrains et de maisons neuves.

Le fondateur de Takarazuka avait un sens très développé des relations publiques qui fait de lui un pionnier du marketing et de la publicité. Il a montré l’étendue de son talent en la matière en 1920, quand il a ouvert une ligne de chemins de fer vers Kôbe. Il a en effet eu le culot de faire paraître l’annonce suivante destinée aux passagers de la ligne concurrente (Hanshin) dans un journal local. « Les nouveaux trains express qui vont de Kôbe à Ôsaka sont beaux, rapides et presque vides, et leurs wagons, où la température est fort agréable, donnent sur de superbes panoramas. » Rien d’étonnant à ce que le fondateur de Takarazuka ait écrit plus de dix pièces de théâtre pour sa compagnie !

Kobayashi Ichizô s’est aussi intéressé à la politique. En 1940, il a été le premier civil à diriger le ministère du commerce et de l’industrie japonais, dans le gouvernement de Konoe Fumimaro (1891-1945). Mais il a démissionné moins d’un an plus tard, en raison de divergences avec Kishi Nobusuke (1896-1987) alors vice-ministre du même ministère. En 1945, il a été nommé ministre d’État du gouvernement Shidehara Kijûrô (1872-1951) et président de la Commission pour la reconstruction du Japon, mais il a dû renoncer à ses fonctions à la suite d’une purge des hommes politiques.

Le fondateur de Takarazuka était un homme aux multiples talents, mais d’après Mukôyama Tateo, « ce qui l’intéressait le plus, c’étaient les activités liées à la culture dans la vie de tous les jours. Pour lui, un travail qui n’était pas étroitement lié à la vie quotidienne n’avait aucun sens ».

Mais ce que Kobayashi Ichizô aimait par-dessus tout, c’est Takarazuka, une forme de théâtre à la portée des gens du peuple. Si le prix de certains sièges reste élevé, celui de beaucoup d’autres est très bon marché, « comme dans les stades de base-ball et les salles de sumô », ajoute Mukôyama Tateo. « Les gens peuvent aller au théâtre toute l’année. Il n’est pas nécessaire d’être tout près de la scène pour apprécier un spectacle. C’est une façon agréable de se cultiver. Et je crois que c’est précisément ce que Kobayashi Ichizô entendait par la culture dans la vie quotidienne. »

(D’après un texte en japonais de Nagasawa Takaaki. Photographie du titre = Kobe Shimbun : Le 5 avril 2014, quatre cent soixante « Takarasiennes » et élèves de l’école de musique Takarazuka ont chanté ensemble à l’occasion d’un spectacle organisé au Grand Théâtre Takarazuka pour célébrer le centième anniversaire de la compagnie.)

 

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