Le kabuki et les métamorphoses de l’acteur

Société Culture

Le monde des fans du kabuki

«  Ça fait une éternité ! … » Voilà ce que je me suis dit en prenant place au Shinbashi Enbujô, le théâtre de Ginza où se déroulent actuellement la plupart des représentations de kabuki, en attendant que le Kabukiza, le haut lieu du kabuki à Tokyo, soit reconstruit. « Une éternité ». En fait, il ne s’était pas écoulé plus de six semaines depuis le dernier spectacle auquel j’avais assisté. C’est dire à quel point j’aime le kabuki !

Mais cela ne signifie pas pour autant que j’aie toujours été passionnée par cette forme de théâtre. Dans le monde des admirateurs du kabuki, il y a de véritables fanatiques qui peuvent dire « Moi, j’ai commencé à aller au Kabukiza quand j’étais dans le ventre de ma mère ». Je ne peux donc guère prétendre au titre de « fan » dans la mesure où cela fait à peine une dizaine d’années que je m’intéresse au kabuki.

C’est ainsi que j’ai découvert l’acteur que je préfère quand il était déjà au sommet de son art et qu’il dominait la scène de toute la puissance et la maturité de son jeu et de son énergie. A vrai dire, je me suis pris d’enthousiasme pour le kabuki après avoir été sidérée, comme par un coup de tonnerre, par cet acteur si accompli et si parfait. La profondeur de son art était telle qu’elle a fait de moi une adepte du kabuki. Mais à l’époque, je ne prêtais pas vraiment attention aux jeunes acteurs. (Je vous parlerai de mon acteur de kabuki favori dans un prochain article.)

Quoi qu’il en soit, dix ans se sont écoulés depuis que j’ai découvert le kabuki. Si au début je trouvais les acteurs âgés d’une vingtaine d’années « médiocres », je dois avouer, dix ans plus tard, que ces mêmes acteurs se sont vraiment affirmés. Aujourd’hui, je les considère comme des artistes à part entière au point que je me surprends de plus en plus souvent à leur faire des excuses en moi-même : « Pardonnez-moi d’avoir pensé que vous étiez médiocres ! »

Quand je suis allée au théâtre Shinbashi Enbujô après six semaines sans kabuki, je me suis encore excusée en silence. Et j’en ai éprouvé une grande joie.

Ce jour-là, on jouait Musume Dôjôji (La jeune fille du temple Dôjô). Au Japon, l’argument de la pièce est si célèbre, que même ceux qui n’ont jamais vu de kabuki savent de quoi il s’agit. C’est l’histoire d’une jeune fille qui tombe amoureuse d’un moine d’une grande beauté, mais celui-ci refuse de répondre à ses avances et s’enfuit. Folle de rage, la jeune fille se transforme en un serpent géant qui se lance à la poursuite du moine. Celui-ci se réfugie dans le temple du Dôjôji où les moines le cachent sous la grande cloche. Le serpent s’enroule autour de la cloche qui devient incandescente et le moine meurt brûlé vif. Un superbe onnagata — un acteur de sexe masculin jouant un rôle féminin — a dansé seul sur scène pendant près d’une heure, en changeant plusieurs fois de costume et en passant du registre de la passion naissante d’une charmante jeune fille à celui du dépit d’une femme adulte qui souffre amèrement de voir son amour repoussé. La danse de la pièce Musume Dôjôji est l’un des plus grands chefs-d’œuvre du répertoire des danses traditionnelles japonaises.

Quand l’acteur se métamorphose sous les yeux du spectateur

L’acteur qui jouait le rôle de la femme-serpent de Musume Dôjôji était Onoe Kikunosuke V, fils et successeur du fameux Onoe Kikugoro VII. Je n’ai jamais considéré Onoe Kikunosuke V comme un acteur médiocre, mais je dois quand même avouer que, jusque-là, je ne lui avais pas prêté beaucoup d’attention en raison de son jeune âge. Je l’avais déjà vu quantité de fois sur scène mais sans lui accorder l’intérêt qu’il méritait. Cette fois, j’ai réalisé que son jeu était vraiment superbe et je me suis sentie obligée de m’excuser intérieurement pour mon attitude passée. Auparavant, je considérais Onoe Kikunosuke V comme un jeune acteur issu d’une grande famille, qui avait du charme et un certain talent. Mais ce jour-là, j’ai trouvé qu’il s’était métamorphosé. Il était devenu un artiste en pleine possession de ses moyens qui assumait totalement son rôle. Ce que je veux dire par là c’est que j’avais devant moi un acteur qui ne cherchait aucune excuse, ne tentait pas de fuir ou de dissimuler et regardait les choses en face qu’il réussisse ou qu’il échoue, avec pour toute force, celle qui lui venait de son art. Pendant plus d’une heure, Onoe Kikunosuke V a occupé la scène, le plus souvent seul. Il s’est imposé uniquement par la magie de la danse et il a investi par sa seule présence tout l’espace théâtral. A présent, c’est un artiste qui peut fasciner à lui seul tout un auditoire. Le message silencieux qui émane de lui n’est plus, comme auparavant, « Veuillez me regarder », mais « Regardez-moi ».

C’est dans ce genre d’instants qu’on peut vraiment apprécier le théâtre, qui est un art vivant. Le spectateur a la chance unique d’assister littéralement à la transformation d’un acteur. Pour le public, c’est un bonheur intense que de partager un moment aussi capital dans la carrière d’un artiste. Au risque d’avoir l’air d’exagérer, je crois qu’on peut dire que le spectateur voit une page de l’histoire de l’acteur tourner sous ses yeux.

Voir un acteur chevronné en train d’approfondir encore son art est une expérience passionnante. Mais il est tout aussi agréable de regarder un jeune débutant plein de promesses se lancer dans une aventure qui durera toute sa vie et l’emmènera jusqu’aux plus hauts sommets. C’est un véritable plaisir que de le voir franchir chaque étape de son parcours, vivre et partager l’espace théâtral avec le public. Il y a des joies auxquelles on ne peut goûter que dans la vie réelle et ce, quel que soit le degré de perfection atteint par les techniques d’enregistrement, et la proximité toujours plus grande du monde virtuel numérique et de la réalité. Et c’est l’un des grands plaisirs du théâtre. (24 novembre 2011)

(D’après un texte original en japonais)

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