Le problème de la gestion de la science : le Riken n’est pas un cas isolé

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Les révélation récentes concernant des irrégularités relevées dans des articles publiés par un certain nombre de chercheurs affiliés à l’institut de recherche Riken ont suscité dans les médias une vague d’intérêt inhabituelle dans l’état actuel de la science au Japon. En fait, cette affaire a exposé au grand jour des problèmes qui affectent non seulement l’establishment scientifique japonais, mais encore l’ensemble de la gestion de la science et de la recherche.

Un scandale qui met en lumière de multiples problèmes

L’attention des médias s’est étroitement focalisée sur la question de savoir combien de chercheurs, parmi les quatorze ayant participé à la recherche, étaient coupables de fautes professionnelles, notamment de plagiat et de manipulation douteuse voire de falsification de données. Pourtant, cette affaire pose des questions d’une bien plus vaste portée : pour commencer, le problème relève dans une large mesure des médias eux-mêmes ; ensuite, l’incident a clairement révélé que le système de surveillance par les pairs, censé garantir la qualité des publications dans les revues qui, comme Nature, sont dites « approuvées par les pairs », est lui aussi problématique ; et, pour finir, la société dans son ensemble manque d’une compréhension exacte de la vraie nature de la science et du fonctionnement des institutions scientifiques (y compris les instituts de recherche et les revues scientifiques).

En ce qui concerne le premier point, nous devons nous rendre compte que le battage médiatique de janvier 2014 — date de la publication, par la prestigieuse revue Nature, des articles sur la STAP (stimulus-triggered acquisition of pluripotency, acquisition de pluripotence déclenchée par un stimulus) écrits par un groupe de quatorze chercheurs — était complètement disproportionné. Il semble que les médias aient vu dans cette affaire une histoire jouée par des héros, une histoire d’autant plus facile à vendre que la fierté éprouvée par les Japonais pour la place éminente que leur pays occupe depuis la guerre dans le domaine scientifique fait partie intégrante de leur identité nationale. Pourtant, l’attention des médias s’est étroitement focalisée sur le côté héroïque du scénario — les articles publiés dans une célèbre revue par un groupe de chercheurs relativement jeunes, et donc prometteurs. En cours de route, ils ont oublié d’expliquer à leur public le véritable fonctionnement de la science.

À la folie du battage médiatique de janvier fait écho la profondeur de la désillusion consécutive à l’apparition de doutes concernant le contenu des articles. Les médias feraient bien de se méfier davantage de ce genre d’emballement sans recul, car il peut facilement déraper. Et les journalistes, pour la plupart titulaires de diplômes universitaires, devraient savoir qu’il n’y a rien d’anormal, ni de surprenant, à ce qu’un article scientifique soit soigneusement examiné après publication par les collègues de ses auteurs, qui, à l’évidence, n’en prennent connaissance qu’après coup pour la majorité d’entre eux, et doivent attendre ce stade pour l’analyser, avant d’entériner ou de désapprouver les résultats qui y sont présentés. Si bien qu’en matière scientifique, la critique et l’examen minutieux des résultats d’une recherche vont de soi, de même que la découverte éventuelle de vérités gênantes.

L’exactitude de la science, un mythe très répandu

Il n’en reste pas moins qu’en premier lieu ce genre d’incident n’aurait jamais dû se produire, et surtout pas dans une revue prestigieuse, approuvée par les pairs, comme Nature. Il incombait aux pairs chargés de l’approbation (des spécialistes reconnus dans leur domaine, à qui de telles revues envoient, pour qu’ils les examinent, les manuscrits qu’elles reçoivent) de relever pour le moins les faiblesses ou tout ce qui pouvait s’apparenter à un plagiat et de jauger soigneusement la qualité des manuscrits, de leur composition, de l’écriture, etc. Qu’une revue aussi respectée que Nature n’ait pas été en mesure ne serait-ce que d’identifier les cas de plagiat dans les articles qui lui étaient soumis montre l’ampleur des lacunes du processus d’approbation par les pairs.

Ce processus, censé anonyme, ne l’est en fait jamais. Il ne doit pas y avoir beaucoup de scientifiques qui se livrent à des recherches sur les cellules souches, et plus particulièrement sur les cellules STAP, et comme le nombre des auteurs des deux articles qui nous concernent atteignait quatorze, on peut être pratiquement sûr que les pairs chargés de l’approbation savaient qui ils étaient. Quand un scientifique ou un groupe de chercheurs proposent un manuscrit à un éditeur, si la chance leur sourit, les pairs chargés de l’approbation reconnaîtront le ou les auteurs, adopteront une attitude bienveillante et jugeront que l’article mérite d’être publié, éventuellement sans prendre la peine d’en examiner soigneusement le contenu. À l’opposé, dans le pire des scénarios, il peut arriver que les pairs identifient l’auteur, mais n’éprouvent aucune bienveillance à son égard et rejettent l’article, même s’il est d’une qualité remarquable. On peut toujours trouver de bonnes raisons pour refuser un article.

Voilà qui nous amène au troisième point, le plus important : la compréhension que la société au sens large se fait de la vraie nature de la science. Je pense que la violence du déchaînement médiatique s’explique en partie par le fait que la croyance en l’existence d’une science exacte reste très répandue. Aux yeux de bien des gens, le monde des sciences se divise en deux grandes catégories : la science et les sciences humaines, les sciences naturelles étant exactes tandis que la recherche en sciences humaines est un domaine qui ne relève pas nécessairement de l’exactitude, ni même de l’objectivité. 

Et pourtant, le cas Riken montre bien qu’il n’existe pas de science exacte. Compte tenu du montant considérable des fonds investis dans la recherche scientifique, un domaine dont les médias sont en outre friands, les probabilités de manipulation de données sont en fait beaucoup plus élevées dans les sciences naturelles que dans les sciences humaines. Mais le financement n’est pas le seul enjeu. Au XIXe siècle, on le sait, Mendel (1822-1884), fondateur de la génétique, a découvert les lois de l’hérédité, bien que les données qu’il a tirées de ses expériences fussent erronées. On sait aujourd’hui que les expériences décrites dans ses publications n’auraient pas pu déboucher sur les conclusions auxquelles il est parvenu. Pourtant, parce qu’il savait qu’il était sur le bon chemin, les chercheurs conviennent désormais qu’il était influencé par ce qu’on appelle le « préjugé de confirmation ». Il a choisi, sans doute inconsciemment, de conduire ses expériences de façon à renforcer la probabilité d’obtenir les résultats qu’il attendait — bien qu’il existe aussi une théorie selon laquelle un de ses assistants aurait tout simplement manipulé les expériences. La frontière est certes ténue entre un préjugé de confirmation qui exerce une influence inconsciente sur la recherche d’un scientifique et la manipulation délibérée de données, mais il ne fait pas de doute que les sciences naturelles ne sont ni aussi exactes ni aussi totalement objectives, que bien des gens le croient.

Beaucoup de progrès à faire

L’affaire Riken met en évidence un autre sérieux problème, à savoir la question du plagiat, ou vol de propriété intellectuelle. On ne connaît pas encore très bien la portée des accusations de plagiat formulées dans le cadre de cette affaire, mais le plagiat constitue un problème d’envergure dans le domaine de la science et de l’éducation, et pas seulement au Japon. En Allemagne, par exemple, trois ministres ont dû démissionner au cours des trois dernières années parce que leurs thèses de doctorat contenaient des données plagiées. Un des étudiants de l’auteur de cet article a récemment lui aussi été victime de la même mésaventure, quand sa thèse, présentée devant une université des États-Unis a été téléchargée sur Internet. Le caractère illégal du plagiat— sans parler de l’aspect moral du problème — est un fait qu’on enseigne désormais aux étudiants qui préparent leur licence, et nombre d’universités dans le monde entier ont recours à des outils anti-plagiat tels que Turnitin, mais il y a encore, semble-t-il beaucoup de progrès à faire, même dans des institutions scientifiques aussi prestigieuses que le Riken ou l’Université Waseda, lesquelles sont toutes deux impliquées dans le cas qui nous occupe. Il est de la plus haute importance de mettre à contribution tous les moyens dont on dispose pour convaincre les étudiants et les jeunes chercheurs du fait que le plagiat ne se réduit pas à une petite tricherie : c’est un vol.

Pour résumer, loin de se limiter à un cas isolé concernant une paire de manuscrits problématiques, l’affaire en cours est la manifestation au grand jour d’une série de problèmes profondément enracinés qui affectent globalement le monde de la science. Les média feraient mieux de se focaliser sur ces problèmes plutôt que sur les fautes potentielles de tel ou tel chercheur. L’organisation hiérarchique du milieu universitaire et le caractère éphémère des sujets traités par les médias font malheureusement que la réponse à l’éventail des questions qui se posent va probablement se limiter à deux ou trois mesures symboliques, qui ne seront suivies d’aucune investigation en profondeur.

(D’après un original en anglais écrit le 27 mars 2014.)

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