La tragédie du ferry sape la confiance des Coréens

Société Politique

Une visite qui tombe au mauvais moment

Le président des États-Unis Barack Obama s’est rendu en Corée du Sud les 25 et 26 avril, juste après sa visite officielle au Japon. Mais la date de son voyage à Séoul aurait difficilement pu être plus mal choisie. Le Sewol, un ferry coréen, avait fait naufrage peu avant en mer Jaune, au large du littoral sud-ouest de la Corée. Quand M. Obama a atterri à Séoul, la nation toute entière et sa présidente Park Geun-hye étaient plongées dans le deuil.

L’un des objectifs principaux de cette quatrième visite de M. Obama en Corée consistait à réaffirmer la solidité de l’alliance bilatérale dans un contexte de montée des tensions en Asie du Nord-Est, liées, entre autres facteurs, à la situation en Corée du Nord et à l’aggravation des frictions entre le Japon et la Corée du Sud. Mais l’événement n’a pas eu un grand retentissement, ni dans les médias ni dans le public coréens, malgré les allusions de M. Obama à la question des « femmes de réconfort » et à l’attitude son pays envers la Corée du Nord. Les Sud-Coréens étaient trop submergés par la gravité de leur propre crise pour accorder beaucoup d’attention à quoi que ce soit d’autre.

Le naufrage du ferry a plongé la République de Corée dans une crise collective alors même qu’elle ne cessait de progresser dans les rangs des pays avancés. Sur les 476 passagers, dont 325 lycéens, que transportait le navire, seuls 174 ont survécu. Il s’agit à l’évidence d’une tragédie de grande ampleur, qui d’ailleurs occupe pratiquement tout le champ des médias depuis qu’elle s’est produite. La profondeur de la peine ressentie par la population est d’autant plus compréhensible que la majorité des victimes étaient des lycéens. Cette calamité dans laquelle ont péri tant d’innocentes victimes n’est pas sans rappeler l’effondrement du grand magasin Sampoong, survenu en 1995 à Séoul, avec un bilan de 508 morts et disparus. Mais dans le cas du naufrage du ferry, la population a réagi par une véritable panique et cette soudaine explosion d’angoisse et de tension nerveuse l’a plongée dans une sorte d’état de confusion.

« Ça n’aurait pas dû se passer ici »

L’explication de la réaction du public à la catastrophe a fait l’objet de débats animés parmi les intellectuels coréens. Au début, leurs commentaires se sont en général limités à des blâmes à l’encontre des membres de l’équipage qui avaient abandonné le navire et n’avaient pas appliqué correctement les mesures de sauvetage. La police et le parquet ont quant à eux utilisé toutes leurs capacités en matière d’investigation pour canaliser la colère du public dans cette direction, et la présidente Park elle-même a déclaré que le comportement de l’équipage « équivalait à un meurtre ».

Les commentateurs portés sur les comparaisons à l’emporte-pièce n’ont pas manqué d’établir un parallèle entre ce naufrage et celui du Titanic, en 1912, en s’interrogeant sur ce qui aurait pu advenir si, à l’instar du commandant Edward John Smith, qui avait encouragé ses marins aux cris de « Be British, boys, be British ! », le capitaine du Ferry avait entrepris de lancer des cris d’encouragement à l’intention de son propre équipage. De fait, nul cri de « soyez Coréens ! » n’a été entendu sur le Sewol, mais je ne peux m’empêcher de penser, bien que le sarcasme ne soit pas de mise ici, que la réaction de l’équipage a été, à certains égards, tout à fait coréenne.

Le ferry coréen Sewol a fait naufrage le 16 avril au large de l’île de Jindo (photo : Newscom/Aflo).

Dans les semaines qui ont suivi le naufrage du ferry, la catastrophe a donné lieu à toutes sortes d’analyses et de spéculations rétrospectives. Nous avons appris que le Sewol avait été acheté à une compagnie japonaise de ferries qui l’avait préalablement retiré du service. La responsabilité la Cheonghaejin Marine Co., l’opérateur sud-coréen, a été mise en cause pour la myopie dont elle a fait preuve en décidant d’ajouter des cabines pour passagers en surnombre et de l’espace pour la cargaison. Parmi les autres coupables désignés, figuraient les représentants des autorités maritimes, souvent parachutés dans leurs fonctions officielles après avoir occupé des postes de direction dans le secteur du transport maritime, lui-même ouvertement accusé de constituer une « mafia des transports maritimes » réservée aux diplômés de certaines universités spécialisées dans la science et la technologie maritimes ou la pêche.

Quant aux médias étrangers, ils ont retenu de l’événement que la Corée n’avait pas tiré les leçons des catastrophes similaires qu’elle a connues dans le passé. Mais chez moi, qui suis né en Corée dans les années 1950 et n’ai jamais cessé de m’intéresser à ce pays depuis que je l’ai quitté à mon entrée dans l’âge adulte, cette façon de voir suscite colère et dépit. Il ne me semble pas juste — ni courageux pour être franc — de se focaliser exclusivement sur les aspects techniques de l’accident, en suggérant qu’il aurait pu être évité si les personnes en charge n’avaient pas été aussi incompétentes.

Le point de vue qui réduit la catastrophe à un « échec technique » est peut-être susceptible d’apporter quelque soulagement à l’affliction des Coréens, dans la mesure où, en véhiculant implicitement le message que le naufrage du ferry ne soulève aucune question fondamentale au sujet de la République de Corée — censée avoir rejoint les rangs des pays avancés —, il les aide à laisser derrière eux leur peine et leur honte pour se tourner vers l’avenir. Et de fait, la phrase « c’est quelque chose qui n’aurait pas dû se passer en Corée » a pu être entendue sur les lèvres d’un grand nombre des membres des familles des victimes.

Derrière l’accident, la cupidité

Mais ce point de vue est-il fondé ? À chaque fois qu’un accident se produit en Corée du Sud, les gens ressortent le dicton à propos de la nécessité de « réparer la porte de l’étable avant que la vache ne s’enfuit ». Et de fait, on peut constater qu’après l’accident du ferry, le premier ministre a donné sa démission, promesse a été faite de mettre à contribution le savoir-faire tant vanté de la Corée en matière de technologie de l’information pour améliorer les terminaux de passagers de ses ports, tandis que les membres de l’Assemblée nationale qui, pour des raisons partisanes, avaient fait obstruction au passage de diverses lois se bousculaient pour promettre des lois qui allaient améliorer le bien-être de la population. Derrière ces comportements se cache l’idée que le naufrage du ferry n’était qu’un accident fortuit, plutôt qu’un événement reflétant l’essence même de la société coréenne contemporaine. Cette attitude relève en fait d’une sorte d’auto-justification. Et c’est elle qui induit les Coréens à penser qu’un tel accident « n’aurait pas dû se passer » chez eux.

Mais cette façon de voir est une illusion. J’irais jusqu’à dire que la tragédie a mis en lumière le fondement même de la société coréenne. Certes, la culpabilité du propriétaire du Sewol est claire, pour avoir acheté un vieux navire et en avoir accru la capacité, mais ces agissements relèvent d’une attitude omniprésente dans la croissance économique coréenne, à tel point qu’on peut dire qu’elle en a constitué la formule. Au milieu des années 1970, le président de Hyundai Construction — qui, de société de capital-risque qu’elle était à l’époque, est devenue le géant mondial d’aujourd’hui — a décidé, au mépris des modes de transport maritimes recommandés, d’utiliser des chalands pour expédier d’énormes poutres en acier depuis la Corée jusqu’au port saoudien de Jubail, où cette entreprise était impliquée dans un projet de construction. À l’époque, les Coréens en ont tiré de la fierté. Cet acte « héroïque » bafouait les procédures inscrites dans les règlements de sécurité et les manuels techniques, mais l’idée qui prévalait était que « tout est bien qui finit bien ».

Et c’est précisément cette mentalité qui a conduit au naufrage du ferry. En ce sens, un grand nombre de navires coréens à passagers, et pas seulement le Sewol, réunissaient toutes les conditions pour subir une catastrophe d’ampleur similaire. Dans la liste de ces conditions figurent non seulement les marins et les officiers chichement payés et les canots de sauvetage inutilisables, mais aussi le fait qu’un navire transportant trois fois sa charge maximale ne peut pas retrouver son équilibre une fois qu’il l’a perdu. Les conditions nécessaires de la catastrophe ne se réduisent pas à des déficiences techniques : au cœur du problème se trouve la question de la cupidité. La cupidité d’une poignée de gens associés au Sewol les a conduit à apporter des « améliorations » illégales au navire, et l’empressement à satisfaire cette cupidité a entraîné la perte d’un grand nombre de vies en mer. En vérité, ce genre d’accident était tout à fait susceptible de se produire en Corée du Sud.

Les deux visages de la société coréenne

Parmi les nombreux traits qui sont davantage inscrits dans les mentalités au Japon qu’en Corées figure l’idée qu’un échec est aussi une occasion d’apprendre. En ce qui concerne les relations entre les deux pays, on pourrait dire que le Japon a été le « gagnant », historiquement parlant, tandis que la Corée était du côté perdant. Et pourtant, si vous entrez dans une librairie du pays « vainqueur », vous trouverez des ouvrages traitant des échecs du passé, alors que ces études sont totalement absentes des étagères des libraires du pays perdant. L’explication de ce phénomène est, semble-t-il, à chercher dans le complexe d’infériorité des Coréens et l’antipathie que leur inspire l’idée de défaite. Plutôt que de s’attarder sur leur histoire jalonnée de défaites, les habitants de cette rude péninsule ont choisi un mode de vie propice à la poursuite de leurs ambitions. En d’autres termes, ce sont les résultats qui comptent à leurs yeux bien plus que les moyens pour y parvenir. En témoigne cette remontrance que les parents coréens ont l’habitude de faire à leurs enfants : « Si les choses telles qu’elles sont ne te plaisent pas, réussis à n’importe quel prix. »

D’après certains universitaires japonais qui se sont penchés sur cette caractéristique culturelle, l’adverbe coréen pali-pali (vite !) est emblématique de ce peuple et de ses comportements. Mais ce n’est qu’à moitié vrai. Cet adverbe ne rend compte que de l’aspect superficiel d’une action, pas de sa logique interne. Pour l’aspect logique, c’est au mot dae-chung dae-chung qu’il faut se référer. Il désigne une façon de faire « pour la forme ». Cette attitude de certains Coréens, qui consiste à avancer dans la vie en se contentant d’en faire juste assez pour satisfaire les autres, sur un mode dae-chung dae-chung, a conduit le journaliste coréen Kim Dae-jung, qui écrit pour le Chosun Ilbo, à dire que « bien que la vie physique [des Coréens] soit conforme à la modernité, leurs pensées et leurs actions restent pré-modernes ».

Je dirais que ce hiatus est le reflet d’un conflit entre deux aspects de la culture coréenne. L’équipage du Sewol, dont tous les membres ont été arrêtés au même titre que le capitaine, ne constituait pas un gang de monstres : il était composé de membres ordinaires de la société coréenne. Peut-être pourrait-on trouver dans leurs familles des employés de sociétés d’envergure internationale comme Samsung Electronics, ou une sœur aussi merveilleuse que la patineuse artistique Kim Yuna. Leur ignorance criminelle des règlements et de l’éthique professionnelle, de même que leur inexpérience et leur lâcheté, ont été projetées sous les feux de la rampe par l’accident, mais leur attitude dae-chung dae-chung s’observe également, certes sous une forme plus raffinée, dans le comportement des élites coréennes.

Le choc émotionnel produit par la catastrophe

Au vu de cette situation, Song Ho-geun, un spécialiste des sciences sociales bien connu en Corée, a déclaré qu’il était « frappé de stupeur par un sentiment d’ignominie et de honte ». Mais où exactement réside la honte et à qui s’attache-t-elle, si l’on considère le naufrage du ferry et les vies perdues ? Le sentiment de honte peut être mis au compte de la révélation soudaine au reste du monde, via l’Internet, de l’« état d’arriération » que cachait le rêve coréen de rejoindre les rangs des pays avancés. Pour emprunter une expression à la langue anglaise, les Coréens ont été frappés de stupeur et de honte quand ils ont été « pris les culottes baissées » (caught with their pants downs). La colère qu’ils en ont éprouvée n’avait aucun exutoire. À en croire M. Song, « les Coréens n’ont pas d’autre issue en l’occurrence que de se livrer à un examen de conscience ». Le 30 avril, après avoir exprimé ses profondes excuses, la présidente Park a certes annoncé sa vaillante décision de « remodeler le pays depuis la case départ », mais il semble peu probable que la société coréenne dans son ensemble soit vraiment disposée à procéder à ce genre de réforme.

Il s’avère, incidemment, que le véritable propriétaire du Sewol est un personnage assez bizarre. Le parquet coréen a identifié un dénommé Yoo Byung-eun comme étant le propriétaire du ferry exploité par Chonghaejin Marine. En 1962, M. Yoo a fondé l’Église évangélique baptiste, également connue sous le nom de secte du Salut. En 1987, ce groupe s’est trouvé sous les feux de la rampe quand 32 de ses membres ont péri dans un suicide collectif. La secte a accumulé une énorme fortune grâce aux généreuses contributions de ses membres, évalués à quelque 200 000.

Mouillé dans de fréquents scandales, le groupe, considéré comme hérétique, a été chassé des rangs des autres organisations chrétiennes établies en Corée. Mais M. Yoo, en tant que « ministre » autoproclamé de la secte, n’en a pas moins réussi à mobiliser d’énormes sommes d’argent et à former avec son fils un groupe industriel international. Le parquet coréen s’est lancé dans une enquête tous azimuts en vue de collecter des informations sur ces agissements.

La plupart des Coréens pensent que le mot Sewol est dérivé de caractères chinois signifiant le « passage du temps », mais en fait, il veut dire « transcendance du monde de tous les jours ». Et c’est une terrible ironie du sort que ce navire, dont le naufrage est le fruit de la corruption du monde réel, ait emmené à leur mort tant d’innocentes victimes.

(D’après un original en japonais paru le 30 avril 2014.)

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