Tokyo, la seule zone urbaine attrayante du Japon ?

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Un gratte-ciel sur l’une des grandes artères de la ville

Le 11 juin 2014, le complexe Toranomon Hills a ouvert ses portes dans le quartier de Toranomon à Tokyo, arrondissement de Minato. Ce complexe a été conçu par le promoteur Mori Building, l’un des plus importants du Japon, également à l’origine d’autres grands projets de réurbanisation comme Ark Hills ou Roppongi Hills. L’immeuble de 52 étages en surface et 5 étages en sous-sol, avec 247 mètres de hauteur, est en taille le deuxième gratte-ciel de la capitale après Tokyo Midtown et ses 248 mètres, construit en 2007 sur l’ancien emplacement de l’agence de la Défense à Roppongi.

Pourtant, l’intérêt suscité par ce nouvel immeuble ne tient ni à sa hauteur ni à la concentration de fonctionnalités urbaines comme à Ark Hills ou Roppongi Hills, mais plutôt au fait qu’il se dresse sur l’une des principales artères de Tokyo.

68 années d’efforts pour un tronçon de 1 400 mètres

L’artère en question est l’axe routier urbain métropolitain circulaire no2, selon sa dénomination officielle. Il s’agit d’un axe routier en forme de fer à cheval, géré par le gouvernement métropolitain, entre le quartier d’Ariake dans l’arrondissement de Kôtô — l’un des futurs sites des Jeux olympiques de 2020 — et celui de Kanda-Sakumachô dans l’arrondissement de Chiyoda, en contournant le palais impérial par l’ouest. La portion qui nous intéresse ici est celle de 1,4 km comprise entre Shinbashi et Toranomon et inaugurée au mois de mars, peu avant Toranomon Hills. L’adoption du projet d’axe routier remonte à 1946. Il a donc fallu 68 ans pour construire ce tronçon d’à peine 1,4 km de long.

Ce délai tient aux difficultés inhérentes aux expropriations pour cause d’utilité publique. Depuis l’après-guerre, au Japon, les propriétaires fonciers sont extrêmement bien protégés par la loi, de même que les locataires d’un terrain ou d’un bâtiment. De ce fait, même pour cause d’utilité publique, ni l’Etat ni les collectivités locales n’ont de pouvoir coercitif, la seule solution étant de négocier chaque transaction séparément.

Les droits fonciers, un boulet pour le Japon

Pour résumer, il est impossible d’utiliser la méthode forte comme en Chine. De ce point de vue, ce système est démocratique, mais d’un autre côté, il entraîne une hausse des prix des terrains et parfois des dérives — comme pendant la bulle économique, lorsque la demande s’est envolée et que certains promoteurs privés ont racheté des terrains à coups de pratiques douteuses dignes de la mafia. Cependant, alors que les prix des terrains ont augmenté jusqu’à mettre en péril l’économie japonaise sous l’impulsion de forces cachées, les rachats de parcelles conséquentes n’ont pas progressé ; après l’effondrement de la bulle économique, le centre de Tokyo ressemblait à un gruyère avec des trous ici et là aux endroits où le regroupement des parcelles n’avait pas été mené à terme.

A la base, le plan d’urbanisme de Tokyo est d’une grande complexité. Après le séisme dévastateur de 1923, une vision claire a présidé à la reconstruction, fondement du Tokyo d’aujourd’hui. Mais la reconstruction de 1945, après-guerre, était loin d’être organisée. L’Etat, les entreprises privées et les particuliers étaient financièrement exsangues, et la priorité de chacun était avant tout la survie. La loi régissant la location des terrains et des bâtiments, plus tard considérée comme une entrave au développement urbain pour sa protection exagérée des droits des locataires, a été établie à cette époque, afin de protéger des « expulsions à la chinoise » les sinistrés qui vivaient dans des baraques construites en catastrophe sur des terrains ne leur appartenant pas.

Au cours de la période de forte croissance économique, la situation n’a pas évolué. Les coûts liés au regroupement des terrains pour mettre en œuvre de grands projets urbains étant trop élevés, il n’y avait guère d’autre choix que de reconstruire les bâtiments sur les parcelles existantes. Les Jeux olympiques de 1964 ont certes donné lieu à des projets urbains à Tokyo ; néanmoins, l’autoroute urbaine a dû être construite non pas au sol mais en hauteur, au-dessus de rivières et fossés ou encore de routes préexistantes. Ainsi, les zones résidentielles pavillonnaires ont subsisté au cœur de la ville, et les quartiers de baraques du marché noir dressées devant les grandes gares dans l’immédiat après-guerre se sont étendus, bien loin de l’image digne de la capitale d’un pays industrialisé.

Le tour de force de Mori Building, précurseur du développement urbain

A Tokyo, depuis l’éclatement de la bulle économique, d’importants plans d’urbanisme ont été menés en attirant des investissements grâce aux mesures de dérégulation. Cependant, ils se concentrent pour la plupart sur des terrains nouvellement libérés comme à Odaiba (zone gagnée sur la mer) ou à Shiodome (emplacement de l’ancienne gare de fret des chemins de fer nationaux), ou concernent des reconstructions de grands bâtiments comme autour de la gare de Tokyo ou sur le terrain de l’ancienne agence de la Défense.

Dans ce contexte, Mori Building, le promoteur à l’origine de Toranomon Hills, fait figure d’exception dans le monde des grands promoteurs immobiliers japonais. En effet, il s’est spécialisé dans le développement de zones peu rentabilisées où la propriété des terrains est éclatée, au lieu de travailler sur des parcelles déjà regroupées.

La stratégie mise en œuvre est ce qu’on appelle un échange de droits tel que défini dans la loi sur la réurbanisation promulguée en 1969 : les propriétaires regroupent leurs droits fonciers au sein d’une coopérative et, après l’achèvement du projet urbain, ils reçoivent en échange un droit sur le nouveau bâtiment, à hauteur de leur part. Il ne s’agit donc ni d’acheter les terrains, ni d’expulser les habitants. De plus, un projet urbain de qualité débouche sur une valeur augmentée des terrains. Malgré tout, le regroupement des parcelles n’a rien d’évident pour autant. Le projet est validé à participation des deux tiers des propriétaires des terrains, mais convaincre ces deux tiers est loin d’être une mince affaire.

Le complexe de bureaux, d’appartements et de lieux culturels Ark Hills à Akasaka-Tameike, qui a suscité l’attention, a été une affaire de longue haleine : 17 années se sont écoulées entre la naissance du projet et son achèvement. Pour Roppongi Hills aussi, symbole du boom de l’économie des technologies de l’information, il a fallu plus de 16 ans d’efforts. Ce temps a majoritairement été consacré à obtenir l’accord des propriétaires.

Le complexe Toranomon Hills, lui, a même permis de réactiver un projet routier urbain enlisé depuis près de 70 ans. Ce projet a pour particularité de s’appuyer sur le régime routier tridimensionnel (promulgué en 1989) qui permet de construire ensemble routes et bâtiments ; outre les terrains concernés par l’élargissement de la route, l’inclusion des autres parcelles dans le projet d’urbanisation a permis d’augmenter leur valeur et par conséquent d’obtenir plus facilement l’accord des propriétaires.

L’attrait de Tokyo et la valeur du Japon

Le président de Mori Building et instigateur de ces projets, Mori Minoru, est malheureusement décédé en 2012. Je l’ai interviewé de son vivant, et il était très critique de l’urbanisme d’après-guerre au Japon :

« Tokyo est soumise à une forte concurrence entre grandes villes internationales. Et pourtant, le Japon ne s’intéresse pas encore à la "ville". Pour commencer, la ligne directrice en matière d’urbanisme est erronée. Par exemple, après la guerre, le Japon a tenté, à partir d’un certain point, de réguler la concentration de personnes, de choses et d’argent dans les villes. Les lieux de vie, de travail et de divertissement ont été séparés et la différenciation entre eux accentuée. De ce fait, il reste des zones pavillonnaires jusque dans le centre de Tokyo, qui font obstacle à une utilisation plus pointue de la ville. A l’heure où progresse la globalisation, il est urgent de se préoccuper de la concurrence internationale entre grandes villes, davantage que de l’équilibre national. Mais le Japon va à contre-courant de la globalisation, il freine la centralisation à Tokyo pour tenter de réduire les inégalités avec les villes de province. » (Chûô kôron, mars 2010)

Comme le souligne Mori Minoru, l’urbanisme à Tokyo a connu des insuffisances pendant plus d’un demi-siècle, depuis la fin de la guerre. Néanmoins, cela rend aujourd’hui possibles de nombreux projets. Leur réalisation nécessite du temps, des efforts, du talent et des capitaux en quantité, mais on peut en attendre des résultats en conséquence. Dans le sillage de la rationalisation de l’économie, les investissements dans le développement urbain devraient continuer.

Mais un tel dynamisme ne se voit plus aujourd’hui ailleurs qu’à Tokyo. Le problème du Japon n’est pas un creusement des inégalités avec la province dû à l’attrait croissant de la capitale. Il serait plutôt que, en matière d’urbanisme comme d’investissements industriels, on ne trouve au Japon aucun autre lieu suffisamment attrayant pour supporter la comparaison avec Tokyo et attirer d’immenses capitaux.

(Photo de titre : Toranomon Hills, inauguré le 11 juin 2014, et l’axe routier urbain métropolitain circulaire no2 aménagé en même temps. Jiji Press)

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