Attaque terroriste contre Charlie Hebdo : le Japon ne peut rester indifférent

Politique Société

Une confrontation de plus en plus complexe

Le 7 janvier 2015, l’attaque contre Charlie Hebdo a fait trembler la France et le monde entier. On peut voir dans cet incident une résurgence violente de la confrontation entre liberté d’expression et fondamentalisme islamique, suscitée en 2005 par la publication de caricatures de Mahomet dans le journal danois Jyllands-Posten.

On retrouve ici la même configuration : un média attaché à sa liberté d’expression confronté à une opposition exprimée par la violence. Après les attentats, la France et l’Occident se sont soudés dans la lutte contre le terrorisme et pour la protection de la liberté d’expression et d’opinion ; la marche organisée le 11 janvier à Paris a rassemblé plusieurs millions de manifestants, ainsi que 50 chefs d’État et leaders de nombreux pays, européens notamment.

Tandis que les gouvernements français et occidentaux prenaient la défense de Charlie Hebdo en opposant liberté d’expression et violence, la population s’attachait davantage à un clivage entre la communauté musulmane et non musulmane, et réclamait, face à l’antisémitisme et au racisme, l’égalité par-delà les différences de culte, d’ethnie et de race. On constate un glissement du débat, signe que cet incident a réveillé certaines inquiétudes présentes dans la société.

Dans une perspective plus large, les affrontements liés à des divergences de points de vue et le délitement des communautés se généralise au niveau mondial. En particulier, tandis que des manifestations anti-islam et anti-immigration avaient lieu dans d’autres pays européens, comme en Allemagne, des manifestations contre les médias occidentaux, Charlie Hebdo en tête, pour leurs satires de la religion musulmane considérées insultantes, et des flambées de violence secouaient le Moyen-Orient et l’Afrique, au Liban ou au Niger par exemple.

Ce contexte de confrontation a rapidement donné lieu à la recherche d’une réponse politique. Le pape François a tout d’abord fermement condamné les violences, affirmant qu’« on ne peut faire la guerre ou tuer au nom de sa propre religion », ou que « tuer au nom de Dieu était une aberration », avant de rappeler que « la liberté d’expression aussi a des limites » et de critiquer le manque de retenue des médias occidentaux. François Hollande a pour sa part déclaré que « les musulmans sont les premières victimes du fanatisme » et il a appelé à une « unité par-delà les frontières de la religion».

Les racines du mal terroriste

Du côté des terroristes, on devine en toile de fond la colère suscitée, depuis les « printemps arabes », par la transformation des mouvements pro-démocratie en guerre civile qui font de nombreuses victimes musulmanes en Libye, en Irak et en Syrie, ainsi que par l’ingérence armée des nations occidentales sous prétexte de soutien à la démocratisation. Dans le cas de la France, l’interventionnisme du gouvernement Hollande, depuis son arrivée au pouvoir en 2012, dans le pourtour de la Méditerranée n’y est pas étranger.

Bien entendu, il faut éviter tout amalgame malvenu entre islam et terrorisme. On constate, à travers l’attentat contre Charlie Hebdo, que les membres de certaines organisations extrémistes comme Al-Qaïda ou Daech approchent des jeunes des sociétés occidentales, frustrés dans leurs attentes, étendent leur emprise sur eux et les poussent à passer à l’action.

Cependant, encore plus important est le fait que la motivation des individus et des organisations qui prônent le passage à l’acte terroriste puise sa source, au sens large, dans l’effondrement de l’ordre établi par la guerre froide et l’apparition de la dichotomie globale entre dominants et dominés qui lui a succédé. Si l’on revient sur l’émergence de Daech, à partir d’Al-Qaïda, on note une particularité : la présence de nombreux membres d’origine européenne. Incapables, pour de multiples raisons – pas nécessairement liées à la pauvreté ou à la religion – de trouver leur place dans la société européenne où ils sont nés et ont grandi, ils finissent par être marginalisés.

Dépourvus des moyens d’exprimer clairement leurs revendications à la société, lorsqu’ils sont approchés par une organisation islamique radicale, ils s’identifient à cette idéologie et sombrent dans le terrorisme. On discerne ici de nombreuses similitudes avec l’affaire de la secte Aum Shinrikyô qui a secoué le Japon dans le passé. La religion (et en particulier l’islam) n’a rien à voir avec le fond du problème. La grande majorité des musulmans est au contraire opposée à la violence, et condamne les récentes attaques.

Il existe indéniablement des frictions culturelles et des différences de valeurs, mais il convient avant tout de s’attacher à l’expression du déséquilibre global qui les attise. En d’autres termes, au fait qu’une suprématie de pouvoir au visage militaire et colonial, même s’il reste dans l’ombre, tente d’imposer par la force des valeurs universelles – ce qui est tout du moins perçu comme tel par ceux auxquels ces valeurs sont imposées. Les récentes attaques s’inscrivent dans ce contexte. Depuis les attentats du 11 septembre 2001 et la militarisation de la lutte contre le terrorisme entreprise par les États-Unis, le monde est entré dans l’ère de la « guerre contre le terrorisme »(*1). L’hégémonie occidentale s’est renforcée au point que cette logique commence à prévaloir dans le monde entier.

La liberté d’expression et d’opinion ne connaît-elle pas de limites ? Les limites sont, dans les faits, déterminées par la société occidentale. C’est le cas de l’interdiction de l’apologie du nazisme ou des actes terroristes. Il s’agit là encore de jugements portés par les puissants de ce monde ; l’espace public susceptible de donner lieu à des débats constructifs, par-delà les différences entre forts et faibles, n’est-il pas en train de disparaître ?

(*1) ^ Nishitani Osamu, « Koreha “sensou” dewa nai » (Ce n’est pas la “guerre”), Fujiwara Kiichi, éd., Tero go (Après le terrorisme), Iwanami Shoten Publishers, 2002.

Le Japon, concerné aussi

Quelle signification ces attentats ont-ils pour le Japon ?

Après ces attaques, le gouvernement a présenté ses condoléances aux victimes et réitéré son opposition formelle au terrorisme. Le Premier ministre de l’époque, Abe Shinzô, alors en tournée au Moyen-Orient, s’est rendu le 17 janvier en Égypte où il a rencontré le président Sissi, auquel il a réaffirmé le soutien du Japon à la lutte antiterroriste et son aide économique ; en matière de lutte antiterroriste contre les islamistes radicaux comme Daech, il s’est rallié à la philosophie du juste milieu professée par le président égyptien. Enfin, dans le volet civil de la lutte antiterroriste, comme l’aide humanitaire et la mise en place d’infrastructures, M. Abe a annoncé une nouvelle aide d’un montant de 2,5 milliards de dollars. Le 18 janvier, le ministre des Affaires étrangères Kishida Fumio s’est entretenu avec son homologue français Laurent Fabius ; les deux hommes ont réaffirmé la coopération dans la lutte contre le terrorisme et le Japon a annoncé une aide de 7,5 millions de dollars pour la gestion des frontières et la sécurité dans la région irakienne et en Afrique subsaharienne, par le biais d’institutions internationales.

Les membres du gouvernement, en France et au Moyen-Orient, ont ainsi montré leur volonté de renforcer la coopération avec la communauté internationale, mais dans le même temps, des Japonais ont été pris en otage en Syrie. Rappelons qu’en 2013, une prise d’otages sur le site d’une exploitation gazière en Algérie par une organisation extrémiste liée à Al-Qaïda avait fait plusieurs victimes japonaises.

Voyons maintenant la situation au Japon, en nous attachant d’abord aux discours de haine dirigés contre les ressortissants coréens au Japon. Ils s’inscrivent dans un contexte de ralentissement de l’économie japonaise, où l’on atteint les limites de l’État-providence. Les discours de haine consistent à rejeter la responsabilité des blocages actuels sur des éléments culturellement étrangers. On perçoit également à leur fondement une pensée colonialiste qui n’est pas sans rappeler les relations entre la France et les nations d’Afrique du Nord.

D’autre part, la loi sur la protection des secrets, justifiée par la participation à la politique globale de lutte contre le terrorisme, risque d’ouvrir la porte aux débordements d’un pouvoir hégémonique. Et la pression sur les médias en matière de contrôle de l’information œuvre dans le sens d’une autocensure des critiques contre le gouvernement. On pourrait y voir un prélude au renforcement d’une violence structurelle qualifiable d’« oppression démocratique », soutenue par la forte majorité obtenue par le Parti libéral démocrate au Parlement. Dans une telle situation, on peut s’inquiéter de l’émergence d’une deuxième affaire Aum Shinrikyô. Privés des moyens d’exprimer librement leur désaccord, certains déçus de la société pourraient nourrir la pensée secrète que la violence extrême est leur unique recours.

Par ailleurs, en matière de politique migratoire, le Japon va devoir ouvrir ses portes aux demandeurs d’asile, en ligne avec ses responsabilités globales. Pour augmenter sa compétitivité internationale aussi, il lui faudra accueillir nombre de travailleurs étrangers. La réalité de la pénurie de main-d’œuvre dans une société vieillissante rend indispensable d’envisager la coexistence avec des populations étrangères. L’évolution de la stratégie migratoire vers l’ouverture des frontières peut laisser craindre une résurgence des discours de haine.

Il est indispensable que la société japonaise assure en son sein la pluralité d’opinions et la diversité culturelle. Les évacuer par la force serait, au contraire, risquer de faire le lit du terrorisme. Le Japon doit répondre de façon adéquate à ces questions, sur son sol comme vis-à-vis de ses voisins, et montrer au monde sa position de « passeur de paix ». Dans cette optique, il faut que l’administration s’attelle à la protection de la pluralité et de la diversité. L’attaque contre Charlie Hebdo, loin de nous être étrangère, est l’occasion d’identifier les problèmes latents de la société japonaise et de nous avertir de la possibilité d’une crise similaire au Japon.

(Photo de titre : le ministre japonais des Affaires étrangères Kishida Fumio dépose une gerbe de fleurs devant les locaux de Charlie Hebdo à Paris, le 18 janvier 2015. Jiji Press)

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