Japon-USA-Australie-Inde : une stratégie de sécurité « en diamant »

Politique

L’année diplomatique du Premier ministre Abe Shinzô s’est conclue par une visite en Inde en décembre puis un sommet avec son homologue australien Malcolm Turnbull au Japon. La stratégie du « diamant de sécurité internationale » avec les États-Unis, l’Australie et l’Inde du Premier ministre, axée sur l’Indo-Pacifique s’est étoffée à partir de sa visite aux États-Unis en avril pendant laquelle les deux pays se sont entendus pour renforcer leur alliance en lui donnant une nouvelle dimension. Leur but est de freiner la menace posée par la Chine qui mène des activités accrues dans les océans Indien et Pacifique. Les initiatives chinoises en mer de Chine méridionale de ces dernières années peuvent être qualifiées de défi par la force à l’ordre international tel qu’il a été établi depuis le XVIIe siècle conformément à la théorie des mers libres du juriste Grotius, à l’époque où Johannes Vermeer peignit son célèbre tableau Jeune Fille à la perle.

La perspective de Vermeer

Le XVIIe siècle, grand siècle de la navigation, a vu l’approfondissement des échanges matériels et culturels, et le développement du commerce international. La Hollande qui était à l’époque un des plus importants pays d’Europe  accumulait essentiellement à Amsterdam des objets étranges, des produits de luxe ainsi que des plantes et des animaux. La Compagnie néerlandaise des Indes orientales, née du regroupement de plusieurs compagnies qui faisaient du commerce maritime avec l’Asie, a été la première société par actions de grande dimension au monde. Vermeer est né et a vécu à Delft, une ville de capitalistes, qui était un des centres de ce commerce international avec l’Asie, de pair avec Amsterdam ou Rotterdam(*1). Les commerçants hollandais envoyaient leurs bateaux dans les océans Indien et Pacifique comme l’avaient fait avant eux l’Espagne et le Portugal. L’œuvre de Vermeer, dont seule une trentaine de tableaux nous est parvenue, a aussi de fervents amateurs au Japon. À l’arrière-plan des personnages qu’il a peint figurent des objets qui reflètent ce commerce avec l’Asie, cette perspective tournée vers l’étranger, comme par exemple la carte du monde ou le globe qui apparaissent dans L’officier et la jeune femme riant, et du Géographe, ou encore les perles rapportées de l’océan Indien, du golfe Persique ou du golfe du Bengale qui brillent à l’oreille de la jeune fille de La Jeune fille à la perle ou au cou de la dame de La Dame au collier de perles. Bien que Vermeer ait passé la quasi-totalité de sa vie à Delft, son regard de peintre était tourné vers le monde extérieur rempli d’un éclat infini. Grotius, un autre natif de la ville qui a d’abord été un jeune juriste talentueux  est aujourd’hui considéré comme le père du droit international. Il a affirmé, vis-à-vis du Portugal et de l’Espagne qui avaient été les premiers à naviguer sur l’océan Pacifique et y avaient établi des routes de navigation qu’ils considéraient comme leur propriété, que ces deux pays n’avaient pas le droit de faire obstacle à la libre navigation des autres pays et il a ainsi contribué à la présence hollandaise dans cet océan et l’océan Indien. Aujourd’hui, la liberté du commerce et de la navigation sont les principes de base du droit international, et les océans sont considérés comme le patrimoine commun de l’humanité.

Deux océans – huit ans plus tard, une réalité

Mais ces règles maritimes qui ont résisté pendant plus de quatre siècles à toutes sortes de changements commencent aujourd’hui à être ébranlées. La Chine qui a construit des îles artificielles en mer de Chine méridionale cherche en effet à démanteler par la force l’ordre maritime établi. Elle s’est assurée dans l’océan Indien des escales portuaires pour ses bâtiments au Myanmar, au Bangladesh, au Sri-Lanka et au Pakistan et y fait sentir sa présence en encerclant l’Inde. C’est l’un des piliers de sa « stratégie du collier de perles », et constitue aussi la base de la vision promue par Xi Jinping « One Belt, One Road », une Route de la soie terrestre et maritime. Le Premier ministre Abe pour sa part s’efforce de réduire rapidement la distance entre le Japon et l’Inde qui mène une diplomatie multi-directionnelle, conforme à sa tradition de pays non-aligné. Il cherche, particulièrement depuis que Narendra Modi est devenu Premier ministre, à élargir les relations bilatérales avec l’Inde du domaine de la coopération économique à celui de la sécurité et de la défense. L’intérêt du Japon pour l’Indo-Pacifique(*2) s’est affirmé depuis le retour de M. Abe au pouvoir, le 26 décembre 2012, mais en réalité, tout a commencé cinq ans plus tôt. Dans le cadre d’une visite en Inde pendant son premier mandat, M. Abe a donné le 22 août 2007 un discours au Parlement indien. L’approche qu’il y a développée est un élément essentiel de la politique étrangère qu’il mène actuellement. Dans son discours(*3) qui avait pour thème Le Mélange des deux océans, le titre d’un ouvrage de Dârâ Shikôh, un prince de l’empire moghol, le Premier ministre japonais s’adressait à l’ensemble du peuple indien. Il y développait l’idée d’une « Asie élargie » par le lien entre les océans Pacifique et Indien et y exprimait sa détermination à créer ensemble une mer ouverte et transparent grâce à un partenariat stratégique global entre les deux pays. Ce discours a été bien accueilli par la partie indienne et a ému ceux qui l’ont entendu. Mais M. Abe était déjà souffrant à cette époque et un peu plus d’un mois plus tard, au début de septembre 2007, il fut contraint de démissionner pour raisons de santé et ce fut le dernier discours qu’il prononça à l’étranger lors de son premier mandat. Depuis qu’il a réussi l’exploit de revenir au pouvoir à la fin de l’année 2012, il travaille à concrétiser cette stratégie dans les deux océans, qui est un des piliers de sa politique étrangère. Cinq ans et quatre mois après son discours au Parlement indien, la forme de ce « Mélange des deux océans » a été annoncée : celle d’un « diamant pour garantir la sécurité démocratique de l’Asie » , qu’il a évoquée dans un essai rédigé pour l’organisation internationale Project Syndicate mis en ligne le 27 décembre 2012, le jour du lancement de son deuxième gouvernement a démarré : - La paix et la stabilité ainsi que la liberté de navigation de l’océan Pacifique sont inséparables de celles de l’océan Indien. - Mais la mer de Chine méridionale est en passe de devenir le lac de Pékin. - Le Japon ne saurait reconnaître les pressions exercées par la Chine de manière quasi-quotidienne autour des îles Senkaku. Ces propos limpides l’étaient tellement que les proches du Premier ministre, inquiets de leurs répercussions sur les relations entre le Japon et la Chine ont cherché après leur publication à éteindre les flammes qu’ils avaient allumées. À ce moment-là, les idées proposées par M. Abe étaient tellement en avance sur la réalité que l’on craignait qu’elles ne servent qu’à mettre dans la lumière le côté « faucon » du nouveau gouvernement. L’expression « vision du diamant » n’a plus été employée par la suite, et a été de fait scellée, comme le souhaitaient vivement ses proches. La théorie de la solidarité Japon-USA-Australie-Inde l’a remplacée à partir du discours de politique étrangère intitulée « Les bienfaits des mers ouvertes : les cinq nouveaux principes de la diplomatie japonaise »(*4), dans lequel elle apparaissait sous un nouvel habillage plus orthodoxe et moins menaçant.

(*1) ^ cf. Le chapeau de Vermeer. Le XVIIe siècle à l'aube de la mondialisation, de l'historien canadien Timothy Brook.

(*2) ^ Le 12 décembre dernier, pendant la visite du premier ministre Abe en Inde a eu lieu à l'Université Rikkyō de Tokyo un symposium international intitulé : « La politique maritime internationale en Asie au XXIe siècle – océan Indien, golfe du Bengale, mer de Chine méridionale, mer de Chine orientale, océan Pacifique », qui a confirmé l'intérêt accru du monde intellectuel pour ces deux océans.

(*3) ^ « L'océan Indien apporte une union dynamique aujourd'hui comme une mer de liberté, une mer de prospérité. L'Asie élargie qui fait voler en éclat les limites géographiques traditionnelles est en train de naître. Nous avons la force, et la responsabilité de la faire grandir dans la prospérité comme une mer partout transparente. » « Si l'Inde et le Japon se lient, cette Asie élargie peut se transformer en un vaste réseau englobant les États-Unis et l'Australie », a notamment déclaré le premier ministre japonais dans ce discours.

(*4) ^ Le premier ministre Abe avait préparé ce discours à l'occasion d'une visite en Asie du Sud-Est en janvier 2013. Il y exprimait sa volonté de renforcer les liens de son pays avec tous ses partenaires notamment l'Australie. Il aurait dû le prononcer en Indonésie, mais la prise d'otages japonais en Algérie au même moment l'a contraint à retourner précipitamment au Japon, et le discours n'est apparu que sur le site de la résidence du premier ministre.

Le moment où la réalité se rapproche du discours

Trois ans ont passé. En mer de Chine méridionale, la Chine accélère agressivement sa présence, notamment avec la construction d’îles artificielles en remblayant sept récifs coralliens des îles Spratleys. Les États-Unis ont fini par réagir en octobre 2015 avec l’envoi par la marine américaine d’un destroyer lance-missile de type Aegis à l’intérieur de la zone des douze miles nautiques du récif de Subi des Spratleys, dans une opération destinée à souligner sa liberté de passage. Le Japon, l’Australie et l’Inde ont exprimé leur soutien. La visite en septembre 2014 du président Modi a été le point de départ de cette concrétisation. Elle a abouti à ce que les deux pays décident de porter le statut de leurs relations à celui de partenaires stratégiques globaux. Selon le gouvernement japonais, la visite en Inde de M. Abe en décembre 2015 a « produit des résultats sans précédents » ces dernières années : tout d’abord accord de principe pour la signature d’un accord de coopération dans le nucléaire civil, puis un mémorandum pour la construction d’une ligne de train à grande vitesse Shinkansen dans l’ouest de l’Inde, et des accords sur des transferts de technologies militaires et d’équipements de défense. Les deux pays se rapprochent rapidement dans le domaine de la sécurité. « Aujourd’hui marque le début d’une nouvelle ère entre nos deux pays. Nous avons réussi à passer à une nouvelle dimension », a déclaré M. Abe avec fougue lors de la conférence de presse donnée par les deux leaders à l’issue de leur rencontre. Moins d’une semaine plus tard, il recevait au Japon M. Turnbull, le nouveau Premier ministre australien. C’était son premier voyage à l’étranger dans un seul pays depuis sa nomination, hormis celui effectué en Nouvelle-Zélande, pays voisin. Cette visite était aussi un message de la diplomatie australienne destiné à la Chine. Les deux Premiers ministres se sont entendus sur l’approfondissement et l’élargissement de la relation spéciale qui existe entre leurs deux pays. Il ne s’agit pas seulement d’un progrès de leur coopération dans le domaine de la défense, rendu possible par le pacifisme dynamique et la législation de sécurité pacifique promue par le gouvernement Abe, mais aussi d’une confirmation de l’importance de la solidarité entre le Japon, les États-Unis, l’Australie et l’Inde, toujours présente à l’esprit dans la zone Indo-Pacifique, qui concorde avec le renforcement de la coopération entre le Japon, les États-Unis et l’Australie d’une part, et le Japon, l’Australie et l’Inde de l’autre. Un peu plus de huit ans après le discours intitulé « Mélange des deux océans » prononcé par M. Abe devant le Parlement indien, le « diamant » caché dans une « cassette » remisée, est en passe de devenir réalité – ses contours apparaissent concrètement dans les deux océans. En réponse aux initiatives chinoises vers sa vision « One Belt, One Road » qui ont une dimension agressive, avec la construction d’îles artificielles et le déploiement du « collier de perles », les quatre pays ont commencé dans la pratique à se lier, même si quelques nuances demeurent.

Un diamant fragile

Ce diamant de la sécurité démocratique comporte cependant des faiblesses. Le Premier ministre indien Modi s’est décidé à se rapprocher du Japon et des États-Unis sur le plan de la sécurité, mais sa priorité est de donner à son pays une nouvelle prospérité économique, de développer l’industrie indienne, et de corriger les inégalités entre ses compatriotes. L’Inde ne pourra pas immédiatement échapper à sa situation qui la voit inextricablement dépendante de la puissance de l’économie chinoise. Modi devra œuvrer au renforcement des liens de l’Inde avec le Japon, les États-Unis et l’Australie en étant à l’écoute de son peuple et en assurant sa base politique. Quelques incertitude subsistent dans la relation Japon-Australie car M. Turnbull, qui est devenu Premier ministre en septembre dernier, souhaite aussi des liens étroits avec la Chine. Actuellement, il semble favoriser le Japon à la Chine, mais cela peut s’interpréter comme une réaction au ralentissement de l’économie chinoise, et M. Abe n’a pas avec lui les liens proches qu’il avait avec son prédécesseur, M. Abott. Quant aux liens entre l’Australie et l’Inde, ils sont encore fragiles puisque la visite du Premier ministre indien en Australie l’an passé était la première d’un chef de gouvernement indien depuis vingt-huit ans. Si le gouvernement Abe a réussi en 2015 à faire apparaître le « diamant » qu’est sa politique étrangère de sécurité solidaire avec les États-Unis, l’Australie et l’Inde, de nombreux problèmes restent à résoudre. Les disputes avec la Chine qui veut imposer un nouvel ordre maritime vont certainement continuer en 2016 dans une mer houleuse. (D’après un texte original en japonais paru le 6 janvier 2016. Photo de titre : le Premier ministre japonais Abe Shinzô prie au bord du Gange avec son homologue indien Narendra Modi après leur rencontre de décembre 2015. Jiji Press)
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