L’isolement social au Japon

Hikikomori : témoignage d’un psychiatre qui les a suivis

Société

Le terme hikikomori, qui désigne les personnes s’enfermant dans un isolement prolongé au Japon, est largement usité depuis près de vingt ans. Mais la réalité de ces gens qui fuient la société n’est pas encore bien connue. Un psychiatre qui les accompagne eux et leurs familles depuis de longues années nous aide à comprendre ce phénomène.

Un grand nombre de jeunes Japonais coupent aujourd’hui l’un après l’autre les liens qui les relient à la société. Le réel de ces personnes appelées hikikomori est encore mal perçue actuellement. Chacun d’entre eux a une manière unique de concevoir son quotidien, pour des raisons et des parcours qui leur sont aussi propres. Le phénomène de hikikomori est généralement défini de la manière suivante :

1) Il s’agit de personnes qui ne travaillent pas et ne font pas d’études.

2) Elles ne sont pas atteintes de maladie mentale.

3) Elles vivent enfermées chez elles depuis plus de six mois sans avoir de contacts avec des personnes extérieures à leurs familles.

La dernière partie de la définition est la plus importante. Bien qu’elles habitent au cœur des villes, ces personnes n’ont aucun contact avec la société. Elles sont isolées et n’ont pas d’amis.

Selon certaines estimations, ce phénomène toucherait un million de personnes au Japon. Si l’on ajoute à ce chiffre les deux millions constitués par leurs parents, il toucherait donc de près ou de loin 3 % des Japonais âgés de 20 ans et plus. C’est un nombre considérable, qui devrait être perçu comme posant un grave problème à la société... Pourtant, il n’attire que peu d’intérêt.

Beaucoup de Japonais voient les hikikomori comme des paresseux et des profiteurs qui se laissent entretenir par leurs parents sans travailler. Je tiens à souligner que personne ne devient hikikomori pour le plaisir. S’ils étaient paresseux ou profiteurs, ils ne souffriraient pas comme ils le font.

« Honte » et « conflit »

« Honte » et « conflit » sont les deux mots clés pour comprendre les hikikomori. Ces derniers ont intensément honte de ne pas pouvoir travailler comme leurs semblables. Ils se considèrent comme des rebuts de la société, et vont même jusqu’à penser qu’ils n’auront jamais le droit d’être heureux. Presque tous s’en veulent de ce qu’ils infligent à leurs parents, dont ils estiment avoir trahi les attentes.

Le conflit des hikikomori est un conflit intérieur : incapables de participer à la société, ils se reprochent de ne pas le faire. Beaucoup d’entre eux disent qu’ils aimeraient disparaître et préféreraient ne pas être nés. Certains souffrent tellement que la fatigue les rend incapables de se lever. Ce conflit les tourmente pendant des années, parfois même plusieurs dizaines d’années.

Les personnes les plus atteintes ne sortent pas de leur chambre sauf pour aller aux toilettes ou prendre une douche. Ils mangent en se servant dans le réfrigérateur la nuit quand leur famille dort. Bien que vivant sous le même toit, ils craignent au plus haut point tout contact avec elle, et ne leur parlent pas. Une mère dont le fils est devenu hikikomori à l’âge de douze ans m’a dit qu’elle ne connaît même pas le son qu’a pris la voix de son fils après la mue, la communication entre eux ayant été totalement coupée.

Ces personnes ont toujours leurs volets et leurs rideaux fermés afin de faire disparaître toute trace de leur présence. Leur désir de ne faire aucun bruit les conduit à utiliser des écouteurs pour regarder la télévision ou leur ordinateur, et à marcher silencieusement. Certaines d’entre elles ne mettent pas le chauffage en hiver ni l’air conditionné en été. Pourquoi donc ? Tout simplement parce qu’elles ne veulent pas que leur famille ou les voisins remarquent leur présence ou leurs gestes, et même plus encore, elles pensent qu’ils n’ont pas le droit de se servir de ces appareils. J’aimerais que ceux qui affirment que les personnes dans de telles conditions sont des profiteurs et des paresseux fassent d’abord l’effort de les comprendre.

Travailler est un devoir impossible

La question que les hikikomori redoutent le plus est : « Qu’est-ce que tu fais en ce moment ? » Un patient m’a dit qu’elle lui faisait tellement peur qu’il cherchait à fuir la réponse par tous les moyens. Alors plutôt que de se soumettre au jugement des autres, ils préfèrent cesser le contact avec les amis, les connaissances et personnes extérieures.

Cependant, environ 60 % d’entre eux disent qu’ils ont eu un travail auparavant. Certains ont eu des horaires de travail dépassant la normale (jusqu’à 200 heures supplémentaires par mois), et beaucoup ont été victimes de harcèlement répété de la part de leurs supérieurs. Le travail est alors devenu synonyme de panique, et le rejet est total.

Comme je l’ai expliqué en définissant les hikikomori, il ne s’agit pas de maladie mentale. N’étant pas malades, nous n’avons pas de traitement médical à leur proposer, et la seule chose que nous pouvons faire est de veiller sur eux. Ce ne sont pas des gens qui ne travaillent pas, mais des gens qui ne peuvent pas travailler ou qui sont devenus incapables de le faire. On les considère généralement comme des personnalités faibles. Mais avoir tel ou tel caractère n’est pas la question. Il serait plutôt nécessaire d’analyser le phénomène sous un angle lié à leur vie professionnelle : comme je l’ai déjà signalé, les hikikomori savent qu’ils doivent travailler, mais en sont juste incapables.

Photo du numéro de novembre du mensuel Hikikomori Shimbun (Le Journal des Hikikomori), rédigé par des hikikomori et par leurs proches. On y trouve des interviews, des éditoriaux, et des informations sur les associations d’entraide et de conseils.

Savoir remonter la pente

Comment venir au secours de ceux qui sont dans les conditions les plus graves ? Certaines tentatives ont été faites en utilisant la contrainte pour les faire sortir de leur retrait, mais cela ne se passe pas bien. Depuis quelques années cependant, de nouvelles organisations émergent à l’initiative des parties impliquées. Elles leur permettent de s’entraider grâce à des réseaux et toutes sortes d’activités. La publication du journal Hikikomori Shimbun en fait partie, tout comme des rencontres destinées aux hikikomori organisées par les parties concernées, en solidarité avec des psychologues et des psychiatres. Soulignons d’ailleurs que lorsque leurs parents consultent des psychologues, cela influence de manière positive la dynamique interne à la famille. C’est une démarche qui prend du temps mais la seule chose à faire est probablement de créer des opportunités pour relier les hikikomori à la société, améliorer petit à petit la manière dont ils sont perçus, et développer ainsi un environnement qui les accepte.

Il faudrait retenir une chose essentielle : les hikikomori souhaitent réellement établir des liens avec la société. Mais ils n’y parviennent pas. Ainsi, leur retrait est-il leur seule stratégie pour continuer à vivre un minimum en son sein..., la toute dernière option qu’il leur reste afin de conserver leur dignité d’être humain.

(Photo de titre : Ishizaki Morito, un ancien hikikomori qui travaille actuellement dans la société familiale où il est chargé de l’informatique, du marketing et du recrutement des nouveaux diplômés. Il fait aussi partie de la rédaction du journal Hikikomori Shimbun.)

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