L’anime « Dans un recoin de ce monde » : un semi-échec à Taïwan

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Succès en série pour les anime

Depuis 2016, le cinéma d’animation enchaîne les succès au Japon. Your Name a réalisé environ 25 milliards de yens de bénéfices (environ 188 millions d’euros), se hissant à la 4e place des meilleures recettes, un succès qui a assuré une large notoriété au film et à son réalisateur, Makoto Shinkai, par-delà le cercle habituel des fans d’anime. A Silent Voice et Sword Art Online ont chacun engrangé plus de 2 milliards de yens, les intégrant ainsi parmi les grands succès cinématographiques.

Un autre film sorti en 2016 et intitulé Dans un recoin de ce monde s’est également fait remarquer. Dans cette adaptation du manga de Kôno Fumiyo réalisée par Katabuchi Sunao, l’histoire se déroule à Kure, un port militaire proche de Hiroshima, au cours de la Seconde Guerre mondiale.

Ce film d’animation a été présenté lors du 29e Festival international du film de Tokyo, en 2016, avant d’être diffusé au Japon le 12 novembre. Il est sorti dans 63 salles avant d’en atteindre progressivement 390, et d’attirer 2 millions de spectateurs. Avec 2,6 milliards de yens de recettes (environ 20 millions d’euros), c’est un succès rare pour un film du circuit indépendant. Dans un recoin de ce monde est resté en salles pendant plus d’un an et a été montré dans plus de 340 établissements publics (au 1er décembre 2017), ainsi que dans une cinquantaine de pays. Il a également reçu de nombreux prix, à commencer par le Prix du jury au Festival international du film d’animation d’Annecy, et a été choisi comme le film japonais numéro 1 de l’année 2016 par la revue spécialisée Kinema Junpo, généralement peu portée sur les anime.

Une promotion insuffisante à Taïwan

Mais à Taïwan, territoire étranger où l’intérêt pour la culture japonaise est le plus fort, Dans un recoin de ce monde n’a pas connu un grand succès. Lors de sa sortie le 28 juillet, les fans d’anime espéraient pourtant un triomphe… Entre le 28 juillet et le 15 septembre, j’ai vu cinq fois ce film, à Taïpei et à Tainan. Il y avait chaque fois une trentaine de spectateurs, et un enthousiasme modéré. Bref, un résultat convenable mais sans plus. D’après les statistiques de l’Institut taïwanais du film, les recettes s’élevaient à 8,88 millions de dollars taïwanais (environ 250 000 euros) pour l’ensemble du territoire à la date du 5 septembre.

Cela ne représente qu’environ 60 à 70 % des recettes de Sword Art Online (55 millions de dollars taïwanais soit environ 1,55 million d’euros) ou A Silent Voice (65 millions de dollars taïwanais soit environ 1,83 million d’euros d’après une autre source), volontiers comparé à Dans un recoin de ce monde pour son côté émouvant. Dans la mesure où le dernier film de la licence Yo-kai Watch n’a réalisé que 5,26 millions de dollars taïwanais (environ 150 000 euros), ce n’est pas non plus un mauvais résultat, sans être un franc succès.

Le spécialiste de manga et d’anime Su Weixi, auteur de la préface à l’édition taïwanaise du manga Dans un recoin de ce monde, voit en ce succès mitigé la raison suivante : « Les spectateurs ont été émus, c’est certain. Autour de moi, beaucoup de gens ont pleuré à la fin du film. Mais le problème est que la campagne promotionnelle du distributeur n’a pas su toucher le grand public. »

D’après Su Weixi, si le cinéma hollywoodien enregistre régulièrement des recettes dix fois supérieures à celles des films japonais, c’est à grand renfort de publicité. Your Name a engrangé 250 millions de dollars taïwanais (environ 7 millions d’euros) de recettes, un record pour un film japonais, grâce à son slogan : « Le film le plus vu au Japon en 2016, par le nouveau Miyazaki Hayao. » Bien entendu, j’apprécie le caractère non commercial de Dans un recoin de ce monde, et respecte ce choix qui appartient au producteur. D’ailleurs, cette raison n’est pas la seule.

Un film trop complexe ?

À la différence des films hollywoodiens, Dans un recoin de ce monde n’est pas le type de film qui connaît un succès immédiat. Au Japon aussi, sa notoriété s’est établie progressivement, grâce aux réseaux sociaux. À Taïwan, les films restent peu de temps à l’affiche ; si le succès n’est pas tout de suite au rendez-vous, ils sont très vite déprogrammés. C’est peut-être ce qui est arrivé à Dans un recoin de ce monde : il n’a pas eu le temps de trouver son public.

De plus, les Taïwanais ne sont guère friands de films au ton trop grave. Dans un recoin de ce monde se distingue par le décalage entre le dessin et le contenu traité, ainsi que par la tournure surprenante que prend l’histoire. Les dessins semblent être faits à l’aquarelle, les personnages sont attendrissants et l’histoire, dans sa première partie, plutôt amusante, contrairement à la deuxième partie. Bref, cela n’a peut-être pas plu aux Taïwanais qui préfèrent les intrigues sans détour. Cette remarque ne s’applique qu’au grand public, le film ayant connu un réel succès parmi les fans d’anime.

On peut aussi supposer que les Taïwanais ont peiné à se projeter dans ce film qui, à la différence des œuvres nippo-taïwanaises jusqu’à présent appréciées, ne se déroulait pas à Taïwan sous domination japonaise. À l’époque de Dans un recoin de ce monde, Taïwan faisait certes partie du Japon, mais la ville de Kure, dans laquelle l’œuvre se déroule, est peu connue, c’est indéniable.

Un lien à la fois proche et lointain

À Taïwan, le succès des produits japonais ne se limite pas aux anime. Mais dans ce domaine, les habitudes japonaises ont pris le pas et il n’est pas rare de voir les spectateurs rester jusqu’à la fin du générique, ce qui était autrefois impensable. Et c’est également vrai dans d’autres domaines de la vie quotidienne. La société taïwanaise dans son ensemble se tourne de plus en plus vers le Japon.

Néanmoins, le Japon et Taïwan, séparés par la mer, restent deux sociétés à la culture différente. En matière d’anime, ceux qui ont du succès au Japon ne sont pas tout à fait les mêmes qu’à Taïwan. En ce sens, les Taïwanais choisissent ce qu’ils aiment du Japon, peut-on dire. Pour prendre un exemple extrême, le film Godzilla Resurgence du réalisateur Anno Hideki, acclamé au Japon par la « génération Évangelion », du nom de l’anime du même réalisateur, n’a rencontré à Taïwan qu’un maigre succès, disparaissant des écrans au bout de trois semaines.

Taïwan continuera sans doute à se rapprocher du Japon, à partager des valeurs de plus en plus communes. Mais les Japonais ne doivent pas oublier qu’au fond, Taïwan appartient à une autre culture. Ce serait une erreur d’imaginer que les œuvres qui ont du succès ici en auront forcément là-bas.

(Adapté d’un texte oiginal en japonais. Photo de titre : ©Fumiyo Kouno/Futabasha/Konosekai no katasumini Project)

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