Les Japonais aiment bien être gris… Mais pourquoi ?

Vie quotidienne Culture

Durant le mois de novembre 2017, les médias japonais ont essentiellement été occupés à traiter de l’affaire du yokozuna (grand champion de sumo) Harumafuji accusé d’avoir frappé à la tête un autre lutteur de sumo de rang inférieur, Takanoiwa, au cours d’une soirée arrosée. Les deux lutteurs sont d’origine mongole, ainsi que les autres participants. Concernant cet incident, il y a une chose qu’il est important de garder en tête. Le sumo et le saké présentent un point commun : tous deux sont des éléments rituels. Le saké est un élément indispensable à tout rite religieux au Japon ; et le sumo, de son côté, est lié à l’origine des rites religieux japonais. Dans les temps anciens, les prêtresses devaient entrer en état de transe pour pouvoir communiquer les paroles des dieux, et le saké était considéré comme l’intermédiaire des dieux dans le sens où il menait à cet état.

Pour sa part, le sumo est une cérémonie dédiée aux dieux. Le yokozuna, grade le plus élevé de la hiérarchie, en particulier, joue un rôle essentiel, symbolisé par le shimenawa qu’il est seul autorisé à ceindre. Le shimenawa est la corde qui délimite un territoire sacré du monde profane. Le yokozuna est donc dans la même position qu’un arbre sacré ceint de la corde sacrée, il est alors considéré comme yorishiro, c’est-à-dire l’enveloppe matérielle en laquelle un dieu est descendu, autrement dit un sanctuaire vivant. Par conséquent, s’il se rend coupable d’un acte indigne comme n’importe quel individu du monde d'ici-bas, il ne peut plus être autorisé à se tenir dans le sanctuaire. Certains ajoutent à cela l’idée que le sumo étant un « art martial national », et qu’à ce titre Harumafuji, suite à cet incident, a choisi de mettre fin à sa carrière.

La valeur rituelle profonde du saké

Néanmoins, on peut dire que la consommation d’alcool et l’ivresse ont tendance à être généralement mieux tolérées au Japon, comparativement à d’autres pays. Examinons le contexte historique de ce fait de culture.

Tout d’abord, les mythes anciens attribuent une valeur positive aux banquets : dans les âges anciens, Amaterasu-ômikami, la déesse du soleil, fâchée, s’était enfermée dans une grotte, plongeant le monde dans les ténèbres.

Les autres dieux décidèrent alors d’organiser un banquet devant la grotte. Amaterasu entendit les dieux s’amuser et déplaça le rocher qu’elle avait placé pour fermer la grotte afin de jeter un coup d’œil. Les dieux en profitèrent pour tirer Amaterasu à l’extérieur, ramenant la lumière dans le monde… Vive les banquets !

On trouve aussi un spectacle populaire originaire de Takachiho, dans la préfecture de Miyazaki, ville connue pour certains mythes, appelé yokagura, ou « spectacle sacré de nuit », et répertorié au titre d’importante propriété folklorique intangible nationale. Il s’agit d’une cérémonie scénographiée de remerciements pour les moissons de l’automne et de prière pour d’abondantes récoltes l’année suivante. L’une des séquences de cette pièce est la « danse des dieux ».

Cette danse montre le couple des démiurges Izanagi et Izanami fabriquer du saké, boire gaiment et s’unir comme un couple heureux. On l’appelle également « la danse de la naissance du pays ». Autrement dit, la fabrication et la consommation de saké sont depuis les temps anciens des symboles de félicité.

D’ailleurs, dans les brasseries de saké, le tôji (équivalent du maître de chai), entame un chant de louange particulier, appelé norito, pendant qu’il applique les gestes de son travail. Dans un autre ordre d’idée, le saké possédant ce rôle d’intermédiaire entre les dieux et les hommes dont nous avons parlé, on appelle les meilleurs sakés sont appelés du terme honorifique de o-miki, c’est-à-dire « saké des dieux ».

Plus récemment, dans le film Godzilla Resurgence, une scène particulièrement importante est celle de la mise en place de « l’opération Yashiori ». Or, Yashiori est le nom du saké utilisé par le dieu Susanoo-no-mikoto pour se débarrasser du serpent géant à huit têtes et huit queues Yamata-no-orochi dans un mythe ancien. On voit par là qu’à travers les siècles, les Japonais ont toujours considéré le saké comme un élément « bon ».

De l’utilité des bistros

Il n’est pas rare au Japon d’aller boire un coup après le travail entre collègues, où pour inviter ses subordonnés. La parole se libère plus aisément dans un cadre informel, plutôt qu’au bureau, où règne la parole « fabriquée ». Il n’y a que dans un bistro (izakaya) que l’on peut entendre des phrases du style : « pendant la réunion, j’ai dit que j’étais d’accord, mais je sais bien que c’est infaisable… » ou : « Je te comprends, mais tu peux compter sur moi pour veiller aux conséquences, alors je te demande juste de prendre sur toi pour le moment… »

L’alcool fait baisser sa garde, il est donc plus facile de dire ses quatre vérités à son interlocuteur, même les choses qu’il serait délicat de dire à l’intérieur de l’entreprise. Boire ensemble après le coucher du soleil est d’une grande aide pour préciser une opinion, arrondir les insatisfactions des subordonnés, entendre les critiques qui ne sont pas arrivées à vos oreilles pendant la journée. Et c’est parce que les gens reconnaissent l’efficacité de la méthode qu’ils soulèveront encore ce soir le rideau d’un bistro agrémenté d’une lanterne rouge.

À propos, c’est bien parce que tout un chacun se souvient d’un moment important de sa vie qui s’est décidé dans un bistro que l’on ne compte plus les chansons sur le thème du saké, des bistros et autres tavernes. Il suffit qu’une de ces chansons vous attrape l’oreille pour que la nostalgie de votre propre expérience dans un contexte similaire vous pousse ce soir encore dans un bar, et tant pis pour la gueule de bois demain matin !

Un vent contraire souffle sur les soûlographes

J’ai travaillé plusieurs années dans la succursale chinoise d’une banque japonaise, je peux donc dire que je possède une bonne expérience de réunions et de banquets à Beijing, à Hong Kong, à Guangdong, à Shanghai et ailleurs. J’ai des souvenirs de certaines soirées arrosées qui ont mené à des accords commerciaux de grande importance. Mais je me souviens tout particulièrement d’un fait qui m’avait étonné : je n’ai jamais vu un Chinois soûl lors de ces beuveries. Pourquoi ?

En Chine, boire de l’alcool, jusqu’à l’ivresse en particulier, n’est pas très bien vu. Depuis les temps anciens et de nos jours encore, les banquets sont les moments où l’on évalue les qualités et les défauts d’une personne, aussi être ivre est-il tabou. L’arrière-plan historique a conduit à éviter l’ivresse, c’est pourquoi, s’il est normal de proposer un toast à des partenaires commerciaux étrangers, tout le monde se garde bien de montrer le moindre signe d’ivresse.

Alors qu’au Japon, vous verrez souvent des gens en états manifeste d’ébriété à l’heure de la fermeture ou dans les derniers trains. Évidemment, en état d’ivresse vous risquez de commettre des imprudences ou de louper la gare où vous deviez descendre. Et pourtant, le nombre de pochetrons ne diminue pas. Peut-être grâce à ces récits anciens de prêtresses miko totalement soûles, nous sommes plutôt tolérants face à l’ébriété d’autrui, et nous n'avons pas peur de nous retrouver gris.

Cependant, cette générosité qui prévalait vis-à-vis des ivrognes est en train de changer. En réponse à la montée des valeurs de l’éthique et de la morale, les regards sur les voyageurs ivres dans les trains se font de plus en plus sévères. Autrefois, l’attitude normale était de considérer que les attitudes plus ou moins répréhensibles que l’on avait pu avoir sous l’emprise de l’ivresse ne comptaient pas, du moment que l’on ne s’en souvenait pas. Cela ne portait pas à conséquence. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Moralité : le saké, ça s’avale, mais ne te laisse pas avaler par lui.

(Extrait et adapté de deux articles d’Urushima Minoru, parus en japonais les 27 et 28 novembre 2017.)

saké