La stratégie US en Asie-Pacifique : le rôle de « pivot » régional va-t-il continuer ?

Politique

Hillary Clinton, secrétaire d’Etat depuis le début du premier mandat du président Obama, va quitter ses fonctions. Au Japon, certains se demandent si les Etats-Unis vont continuer à appliquer la stratégie qui consiste à jouer le rôle de « pivot » régional en Asie de l’Est. Dans les lignes qui suivent, Okazaki Hisahiko, spécialiste chevronné des questions diplomatiques, donne son point de vue sur ce sujet.

Au moment où Barack Obama s’apprête à entamer son second mandat, les Japonais se demandent si le président des Etats-Unis va continuer à faire de la région Asie-Pacifique une de ses priorités en matière de politique étrangère. Les Américains vont-ils poursuivre leur stratégie de « pivot » régional en Asie, après le départ d’Hillary Clinton ?

Je ne suis pas tout à fait sûr des réponses que je pourrais donner à cette question. Je me contenterai donc de proposer quelques éclaircissements en analysant l’évolution de la politique américaine actuelle et son influence sur la scène internationale.

Les conséquences d’une politique opportuniste

La secrétaire d’Etat Hillary Clinton a indéniablement redonné aux Etats-Unis une position de « pivot » régional en Asie.

Durant les dix premiers mois de la présidence de Barack Obama, la politique des Etats-Unis vis-à-vis de la Chine s’est résumée à une stratégie du coup par coup. Pour assurer la réussite de la visite du président Obama à Beijing, qui devait avoir lieu en novembre 2009, son gouvernement a systématiquement évité toutes les actions ou les déclarations susceptibles de déplaire aux dirigeants chinois. Washington a ainsi reporté la vente d’armes à Taïwan qui devait se faire au cours de l’été 2009. Barack Obama a par ailleurs refusé de rencontrer le Dalaï Lama lors de son passage à Washington au mois d’octobre — ce qu’aucun président des Etats-Unis n’avait fait jusque-là. Et son administration a évité soigneusement toute critique vis-à-vis de la situation des droits de l’homme en Chine.

Mais la question du Dalaï Lama et celle de la vente des armes à la Chine ne pouvaient pas attendre bien longtemps. Dès que Barack Obama est rentré de Chine, son administration a réagi sur les deux fronts. La réponse chinoise a été d’une violence surprenante. Beijing a en effet suspendu les échanges militaires avec les USA et les relations bilatérales se sont considérablement refroidies. Les spécialistes continuent à s’interroger sur les raisons exactes de la réaction de la Chine, mais l’explication la plus répandue c’est que les luttes intestines pour le pouvoir avant le remplacement de la direction du Parti communiste prévue en 2012 avaient déjà commencé, ce qui a provoqué un durcissement de la position chinoise. L’attitude ambiguë de Barack Obama avant son voyage à Beijing a peut-être conforté la position des faucons chinois en donnant l’impression que les Etats-Unis faisaient preuve de faiblesse.

La stratégie d’encerclement d’Hillary Clinton

Pendant un temps, Hillary Clinton est restée silencieuse alors que le président Obama multipliait les déclarations sur toutes sortes de problèmes de politique étrangère. C’est ainsi qu’il a cherché à dialoguer avec des dictateurs comme le président iranien Mahmoud Ahmadinejad, appelé à l’abolition des armes nucléaires à Prague, proclamé ses bonnes intentions vis-à-vis du monde arabe au Caire, et demandé de nouveaux efforts pour renouer des liens avec Moscou. Pendant un an, la secrétaire d’Etat américaine s’est si peu manifestée que j’en suis venu à me demander si elle n’aimait pas les discours de politique étrangère.

Mais les choses ont changé du tout au tout avec le discours de politique étrangère prononcé par Mme Clinton à Honolulu, en janvier 2010. Depuis lors, elle s’est exprimée d’une voix forte et claire, et l’un des thèmes qu’elle a abordé le plus fréquemment c’est celui d’un recentrage sur l’Asie de l’Est et la région Asie-Pacifique. Bien qu’elle ne se soit jamais exprimée de façon explicite sur ce point, son objectif stratégique était clairement d’encercler la Chine. Dans ses orientations fondamentales, cette stratégie n’est pas sans rappeler l’« arc de la liberté et de la prospérité » proposé en 2006 par Asô Tarô — premier ministre de septembre 2008 à septembre 2009 —, du temps où il était ministre des Affaires étrangères.

Lors d’une réunion du Forum régional de l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est), qui s’est tenue en juillet 2010, Mme Clinton a défié la Chine en intervenant à propos des conflits territoriaux en mer de Chine du Sud. Après la collision entre un chalutier chinois et des garde-côtes japonais près des îles Senkaku, en septembre 2011, elle a affirmé au gouvernement japonais que ces îles relevaient de la compétence du Traité de sécurité nippo-américain.

Avant le sommet de l’APEC (Initiative relative à la coopération économique dans la zone de l’Asie-Pacifique) qui devait se tenir en novembre 2010 à Yokohama, Hillary Clinton et Barack Obama ont visité chacun de leur côté la région Asie-Pacifique, en traçant à eux deux un large cercle symbolique autour de la Chine. Mme Clinton a commencé en octobre une tournée que l’a menée à Hawaï, Guam, au Vietnam, en Malaisie, en Nouvelle-Zélande et en Australie. Le président Obama a visité, pratiquement au même moment, l’Inde, l’Indonésie, la Corée du Sud et le Japon. Pendant son périple, la secrétaire d’Etat américaine a insisté sur le rôle de « pivot » que devaient jouer les Etats-Unis en Asie, tout en rappelant habilement que la région Asie-Pacifique constituait l’une des priorités de l’administration Obama « depuis le premier jour ». A Honolulu, elle a clairement défini une stratégie d’engagement renforcé en Asie de l’Est et (par voie de conséquence) d’encerclement de la Chine. En revanche, le président Obama n’a pas dit grand-chose à propos d’un éventuel recentrage sur l’Asie, mis à part un article paru dans la tribune libre d’un journal où il expliquait que les exportations vers des pays comme l’Inde ou l’Indonésie avaient un rôle capital à jouer dans la croissance de l’emploi aux Etats-Unis. Je me suis alors demandé si le président Obama et Mme Clinton étaient vraiment sur la même longueur d’ondes en ce qui concerne la politique étrangère américaine en Asie.

Le discours de Barack Obama devant le Parlement australien, en novembre 2011, a prouvé qu’il n’y avait pas de divergence entre le président et la secrétaire d’Etat. Mais cela faisait presque deux ans que Mme Clinton avait commencé à présenter sa façon de voir les choses.

Les hésitations du président Obama

L’attitude ambiguë de Barack Obama vis-à-vis de la stratégie de Mme Clinton se comprend aisément. Depuis le début de sa campagne pour les élections présidentielles de 2008, il avait affiché une approche libérale et idéaliste de la politique étrangère qui mettait l’accent sur un nouveau départ des relations russo-américaines (qui s’étaient détériorées du temps de son prédécesseur, à cause du projet américain de construction d’un bouclier anti-missile en Europe de l’Est, et de l’intervention des Russes en Géorgie), ainsi que sur la réduction et éventuellement l’élimination des armes nucléaires et sur l’instauration de relations de confiance avec les états arabes du Moyen Orient.

Mais la stratégie qui veut faire jouer aux Etats-Unis le rôle de « pivot » en Asie relève d’une politique modérée, fondée sur le réalisme et sur des questions de pouvoir politique. Et au départ, elle ne figurait pas dans le programme politique de Barack Obama. C’est Hillary Clinton qui en a pris l’initiative et il lui a fallu deux ans pour arriver à se faire entendre.

La secrétaire d’Etat américaine a toutefois annoncé qu’elle quitterait ses fonctions à la fin du premier mandat du président Obama et il semble que Kurt Campbell, qui a travaillé sous ses ordres en tant que secrétaire d’Etat adjoint aux affaires de l’Asie de l’Est et du Pacifique, devrait faire de même. On est donc en droit de se demander si la stratégie du « pivot » survivra au départ de ses deux plus fervents avocats et si le président Obama continuera ou pas dans cette voie.

Nous avons plusieurs raisons d’espérer que ce sera le cas.

La première, c’est la situation dans laquelle se trouve le monde à l’heure actuelle. Le fait le plus marquant de la scène internationale au cours du XXIe siècle est sans nul doute l’ascension de la Chine et le changement dans l’équilibre des forces mondiales qui en a résulté.

L’incident de l’île de Hainan(*1), en avril 2001, a donné un aperçu du genre de problèmes qui pourraient prendre de l’ampleur au cours des dix prochaines années. Mais après les attentats du 11 septembre, quelques mois plus tard, les Etats-Unis ont concentré leur attention et leurs ressources sur l’Afghanistan et l’Iraq. Ce qui n’a rien de surprenant étant donné l’impact que ces attentats ont eu sur les Américains. Mais du coup, Washington a perdu de vue d’autres aspects plus importants des affaires internationales. La Chine a connu une expansion économique et militaire extraordinaire et maintenant que la guerre en Iraq est terminée et que les troupes américaines sont en train de quitter l’Afghanistan, la politique étrangère américaine commence à se recentrer sur l’Asie de l’Est et la Chine. Si on regarde les choses d’un point de vue objectif, on voit mal comment on pourrait justifier un changement de cap uniquement par le départ de Mme Clinton et Mr Campbell.

La seconde raison d’espérer, c’est la nouvelle équipe choisie par Barack Obama pour s’occuper de la politique étrangère des Etats-Unis. Rien n’est encore décidé, mais on s’attend à ce que le président confie le poste de secrétaire d’Etat à son ami Thomas Donilon, qui est actuellement conseiller à la sécurité nationale, et à ce qu’il garde Mark Lippert comme secrétaire d’Etat adjoint aux affaires de l’Asie de l’Est et du Pacifique. Les deux hommes sont des politiciens à la fois extrêmement habiles et dépourvus de toute idéologie politique rigide. Il n’y a donc pas grand risque qu’ils fassent preuve de sentiments fortement pro-japonais ou pro-chinois à l’instar de Robert Zoellick qui a grandement influencé la politique de Washington vis-à-vis de la Chine durant le second mandat de George W. Bush. Bref, ce sont des gens avec lesquels Tokyo peut travailler, à condition qu’il fasse des choix politiques sensés.

En fait, c’est la politique étrangère du Japon qui risque de poser problème dans l’avenir. Pour que les Etats-Unis continuent à s’engager en Asie, il faut qu’ils conservent leurs relations avec le Japon. Ce qui veut dire avant tout qu’il faut créer une base solide pour une coopération bilatérale en donnant au Japon le droit constitutionnel de participer à une auto-défense collective (et en révisant en conséquence les « Lignes directrices pour la coopération nippo-américaine en matière de défense » de 1997) et en jouant un rôle actif dans l’élaboration d’un partenariat trans-pacifique.

(24 novembre 2012. Photo de titre : Sankei Shimbun)

N.B. Le président Obama a nommé le 21 décembre 2012 le sénateur John Kerry pour prendre la succession de Hillary Clinton à la tête du département d'Etat.

(*1) ^ Le 1e avril 2001, un avion de reconnaissance de la marine américaine est entré en collision avec un chasseur de la marine chinoise près de l’île de Hainan, ce qui a provoqué un grave incident diplomatique entre Washington et Beijing.

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