Les ressorts de la nouvelle diplomatie de M. Abe (2ème partie)

Politique

Dans la seconde partie de notre entretien avec Yachi Shôtarô, conseiller spécial auprès du cabinet, ce diplomate chevronné parle des défis que le cabinet Abe va devoir relever dans le domaine de la politique étrangère, et notamment des projets controversés de relocalisation de la base aérienne des marines américains aujourd’hui installée à Futenma, de la résolution du litige avec la Russie à propos des Territoires du Nord et des négociations relatives aux accords multilatéraux de libre-échange.

Yachi Shôtarô YACHI Shōtarō

Ancien membre du comité de rédaction de nippon.com. Né en 1944. En 1969, diplômé de troisième cycle en politique de la faculté de droit de l’Université de Tokyo, il intègre le ministère des Affaires étrangères. Directeur du Bureau de politique étrangère puis adjoint au secrétaire général du gouvernement, et occupe le poste de vice-ministre administratif des Affaires étrangères de 2005 à 2008. Enseigne actuellement dans les universités de Waseda, Keiô et Tokyo. Conseiller du cabinet du Premier ministre Abe Shinzô depuis décembre 2012.

Lors de la seconde partie de notre interview exclusive, quand nous avons abordé les relations du Japon avec la Russie, Yachi Shôtarô, conseiller spécial auprès du cabinet, a émis le souhait que Tokyo entre en négociation avec Moscou à propos du litige concernant les Territoires du Nord, avec la détermination de résoudre une fois pour toutes le problème sous la présidence de Vladimir Poutine, et souligné la nécessité de garder sur la table un large éventail d’options. Faisant écho à la suggestion de M. Poutine selon laquelle la solution pourrait passer par un accord ressemblant à une décision hikiwake (match nul) en judo, il demande instamment aux Japonais d’envisager toutes les possibilités pouvant conduire à un hikiwake acceptable plutôt que de rejeter à priori l’idée d’un compromis. En ce qui concerne la politique sécuritaire de base, M. Yachi a noté qu’il convenait de remanier en profondeur les Principes directeurs du Programme de défense nationale et de prendre des mesures qui permettent au Japon d’exercer son droit de légitime défense collective en accord avec le droit international.

Le programme post-électoral de M. Abe

——Lors de la visite aux États-Unis effectuée en février dernier par le premier ministre Abe Shinzô, la participation du Japon aux négociations relatives au Partenariat transpacifique (TPP) a constitué le principal sujet de discussion. Après avoir obtenu une concession de Washington sur le traitement des produits agricoles, M. Abe a annoncé que le Japon participerait aux négociations. Les observateurs japonais en ont conclu que les relations bilatérales, durement malmenées durant les trois années où le Parti démocrate du Japon (PDJ) a été au pouvoir, venaient de franchir un grand pas. D’un autre côté, il reste un certain nombre de problèmes à résoudre, dont la relocalisation de la base aérienne des marines américains de Futenma, à Okinawa. Quelle doivent être désormais nos priorités en ce qui concerne les relations nippo-américaines ?

YACHI SHÔTARÔ La relocalisation de la base aérienne de Futenma en fait partie et, sur ce front, le gouvernement a soumis une demande d’autorisation pour le remblayage au gouverneur de la préfecture d’Okinawa, dans l’idée d’ouvrir la voie à la construction de nouvelles installations dans la baie de Henoko à Nago. La révision de l’interprétation officielle de la Constitution de façon à ce que le Japon puisse participer en toute légalité à la légitime défense collective constitue une autre priorité, et je pense que le gouvernement va s’atteler à cette question sans tarder dès que les élections à la Chambre des conseillers auront eu lieu.

En troisième lieu, il y a la mise sur pied d’un conseil national de sécurité destiné à centraliser et intégrer le processus de décision en ce qui concerne les affaires étrangères et la politique de défense. Le gouvernement a proposé une série de projets de loi en ce sens à l’occasion de la session ordinaire de la Diète qui s’est achevée le 26 juin, et le débat sur ces textes n’est pas clos, si bien qu’on peut s’attendre à ce que des initiatives voient le jour sur ce front lors de la prochaine session extraordinaire, après les élections à la Chambre haute. C’est une avancée que les États-Unis attendent avec impatience, même s’ils ne peuvent pas le déclarer publiquement.

Un virage à droite ?

——À peu près à la même époque que la visite effectuée aux États-Unis par le premier ministre Abe en février dernier, des voix se sont élevées aux États-Unis pour s’inquiéter de sa conception révisionniste de l’histoire du Japon et du virage à droite que ce pays menace d’opérer. Dans un rapport publié en mai par le US Congressional Research Service (Service de recherche du Congrès des États-Unis), M. Abe apparaît comme un « nationaliste fort ». Ces inquiétudes semblent être un peu retombées, mais elles n’ont pas complètement disparu.

YACHI  On a beaucoup parlé des tendances prétendument droitières du premier ministre Abe, et pas seulement aux États-Unis. Mais c’est un malentendu qu’il convient de dissiper. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, l’orientation politique globale du Japon a toujours été libérale et de gauche au regard des normes internationales, et le gouvernement Abe est tout simplement en train d’essayer de ramener la barre un peu plus au centre. Si l’exercice du droit à la légitime défense collective et l’établissement d’un conseil national de sécurité constituent un virage à droite, alors il y a longtemps que les États-Unis l’ont opéré. Et que dire de la Corée du Sud ? Politiquement parlant, ce discours sur les objectifs du gouvernement relève d’une forme de polarisation.

——Mais la population japonaise ne s’est pas encore forgé une vision globale de la destination prise par le pays en termes de politique de sécurité. Quelle vision le cabinet Abe propose-t-il en ce qui concerne la sécurité du Japon ?

YACHI  C’est précisément la tâche à laquelle le gouvernement est en train de s’atteler. Outre la mise en place d’un conseil national de sécurité, il a l’intention d’élaborer une stratégie diplomatique et sécuritaire nationale formulée en des termes que la population puisse comprendre. Il est probable que ce projet se focalise en partie sur la rédaction d’une nouvelle éditions des Principes directeurs du Programme de défense nationale. L’idée est d’ébaucher un canevas pour la politique étrangère et la politique de défense de la nation adapté à la situation actuelle.

——Pour revenir à la controverse à propos de la base de Futenma, vous dites que le gouvernement a demandé au gouverneur d’Okinawa une autorisation de remblayage, mais l’opposition locale continue de créer de formidables obstacles à la relocalisation. Il semble que le cabinet Abe soit encore là pour un certain temps, mais en aura-t-il suffisamment pour apporter une vraie solution à ce problème ?

YACHI  Je pense que cela dépendra en partie de la décision du gouverneur. Honnêtement parlant, au point où nous en sommes, il n’existe aucune bonne solution en dehors de Henoko. Si le gouverneur refuse l’autorisation, est-ce qu’on se contente de renoncer à la relocalisation de la base ? Je ne peux pas l’envisager. C’est sur M. Abe que tout cela repose, mais au point où nous en sommes, nous espérons tout simplement que le gouverneur va donner son feu vert.

Trouver une issue au litige territorial avant la fin du mandat de M. Poutine

——En avril dernier, le voyage de M. Abe à Moscou a constitué la première visite officielle effectuée depuis dix ans en Russie par un premier ministre japonais. Il semble désormais que la relation bilatérale aille de l’avant après tant d’années de fonctionnement au ralenti. Mais le litige à propos des Territoires du Nord reste une grosse pierre d’achoppement à la reprise de relations diplomatiques à plein régime. On a beaucoup entendu parler récemment de la possibilité d’une solution de compromis, par exemple la restitution de deux des quatre îles. En 2012, M. Poutine a emprunté au judo le terme hikikawe  pour suggérer que les deux parties devraient se rencontrer à mi-chemin.

YACHI  Je pense que l’issue de l’élection à la Chambre des conseillers pourrait avoir une influence sur l’attitude de Moscou vis-à-vis des négociations. Mon point de vue personnel est que le Japon doit aborder les négociations avec la ferme détermination de résoudre une fois pour toutes la question avant la fin de la présidence de M. Poutine. Si celui-ci propose l’idée d’un hikiwake, nous ne devons pas la rejeter à priori, mais bien plutôt explorer les possibilités pouvant conduire à une forme d’hikiwake acceptable pour le Japon. Que ce soit au Japon ou en Russie, aucune solution n’obtiendra le soutien unanime de la population. Une formule à laquelle une majorité de la population est susceptible d’adhérer dans chacun des deux pays pourrait constituer un compromis acceptable. Mais il faudra pour cela un accord plus vaste, embrassant la coopération dans divers domaines tels que l’énergie et l’environnement. On peut espérer que les gens y verront une victoire pour les deux côtés une fois que tous ces éléments auront été pris en compte. La clef réside dans la formulation d’une accord qui ne donne pas une victoire manifeste à un côté sur l’autre.

L’Inde et le Moyen-Orient

——Passons maintenant à l’Asie du Sud. À la fin du mois de mai, le premier ministre Abe a reçu la visite de Manmohan Singh, le premier ministre indien.

YACHI  Oui, et aux dire de tous les pourparlers se sont bien déroulés. L’Inde est très favorable au Japon, et il n’existe aucune source sérieuse de conflit entre nos deux gouvernements. l’Inde, on le sait, est une étoile montante dans le domaine économique, pas loin derrière la Chine. C’est un pays extrêmement important et il ne fait pas de doute que nous devons renforcer nos liens bilatéraux. Le gouvernement la considère comme un pilier majeur de sa stratégie diplomatique à multiples facettes.

——Quelques semaines avant cette réunion, M. Abe s’est rendu au Moyen-Orient. J’ai cru comprendre que ses pourparlers avec le roi Abdallah et le prince Salman d’Arabie saoudite ont été particulièrement fructueux, non seulement en ce qui concerne les questions liées à l’énergie mais aussi dans des domaines comme les échanges de peuple à peuple et la coopération pour le développement du nucléaire.

YACHI  Le Moyen-Orient est une région affectée par de sérieux problèmes, avec notamment l’Iran et le conflit en Syrie, et son histoire est complexe. Il ne faudrait pas croire que le Japon va y débarquer et arranger d’un seul coup la situation. Mais d’un autre côté, le Japon est plus ou moins exempt de passif historique au Moyen-Orient et il jouit d’une très bonne réputation auprès de beaucoup de pays de la région. Il est temps pour nous de nous y impliquer davantage. Particulièrement importante est l’initiative japonaise baptisée « Corridor pour la paix et la prospérité », un projet conjoint de développement aux environs de la ville palestinienne de Jéricho auquel participent le Japon, Israël, la Palestine et la Jordanie. Ce projet s’inscrit dans un petit nombre d’initiatives dans lesquels Israël et la Palestine sont conjointement impliqués et, si le Japon peut prendre une part active à sa réussite, il pourrait en résulter d’appréciables effets de vague. J’ai bon espoir que M. Abe y apporte un soutien résolu.

Un rôle essentiel dans l’intégration économique

——La diplomatie économique est un élément clef du projet conçu par le premier ministre Abe pour revitaliser l’économie japonaise, et il semble qu’il ait décidé de se comporter en représentant de commerce du Japon outre-mer. Pourriez-vous nous parler de cette aspect de sa stratégie ?

YACHI  La pièce maîtresse est la participation au TPP. Le Japon est désormais partie prenante dans toutes les grandes initiatives multilatérales liées à l’intégration économique de la région Asie-Pacifique, dont le TPP, le Partenariat économique régional général regroupant seize nations et le projet d’accord trilatéral de libre échange avec la Chine et la Corée du Sud. En outre, le Japon est le seul pays impliqué simultanément dans ces trois négociations, ce qui lui confère un rôle essentiel dans l’ensemble du processus d’intégration. Bien sûr, la libéralisation des échanges met en difficulté certains secteurs d’activité au Japon, tout particulièrement l’agriculture, et il faudra donc qu’elle s’accompagne de mesures propres à amortir le choc. Mais si nous voulons prendre part au dynamisme économique de l’Asie, il est important que nous agissions de façon proactive.

Dans le même temps, le premier ministre Abe se consacre avec beaucoup d’énergie à la promotion des exportations japonaises d’infrastructures telles que les centrales nucléaires, comme en témoigne sa façon d’agir lors de son voyage au Moyen-Orient. Le Japon, qui reste la troisième économie mondiale, est une force avec laquelle il faut compter. Et nous bénéficions de tous les acquis économiques et technologiques accumulés tout au long des quarante-trois années où nous étions classés au second rang. Les entreprises japonaises sont assises sur une mine d’or et je dirais donc que les fondamentaux de la croissance économique sont bel et bien en place.

L’Europe, l’Afrique et au-delà

——Qu’en est-il de l’Europe, qui semble se remettre de la crise de la dette de ces dernières années ? Le discours du premier ministre à la City de Londres, dans lequel il s’est fait l’avocat des « Abenomics » après le Sommet du G8 qui s’est tenu en Irlande du Nord, a été très apprécié. Le gouvernement a-t-il de grands projets d’avenir pour sa diplomatie européenne ?

YACHI  Après la seconde guerre mondiale, le Japon et les pays d’Europe de l’Ouest étaient liés par des liens naturels en tant que nations démocratiques membres du bloc non communiste. Et le Japon éprouve un grand respect pour l’Europe en tant que berceau de la démocratie. Mais à mesure que la position de l’Europe sur l’échiquier mondial change, je pense que nous devons nous efforcer de mettre en place une relation tout aussi proche mais davantage tournée vers l’avenir. Les Européens placent beaucoup d’espoir dans la capacité des Abenomics à redonner vie à l’économie moribonde du Japon. Le moment est venu de cultiver des liens plus profonds, tant sur le plan économique que politique.

En juin, la ville de Yokohama a hébergé la cinquième Conférence internationale de Tokyo sur le développement de l’Afrique [TICAD V], durant laquelle le premier ministre Abe s’est entretenu avec les dirigeants de trente-neuf pays africains. L’influence européenne est très forte en Afrique et je pense que les Européens apprécieraient que le Japon s’implique davantage dans le développement économique de cette région. Le Japon devrait coopérer de plus près avec l’Europe pour aider l’Afrique à réaliser son grand potentiel.

——Et l’Amérique latine ?

YACHI  Les pays d’Amérique latine sont très importants pour le Japon. Le Mexique, le Pérou et le Chili sont parties prenantes dans le processus du TPP. Mais le gouvernement Abe doit encore préciser la place qu’il accorde à sa diplomatie latino-américaine au sein de sa politique étrangère fondée sur une « vision aérienne du monde ». Mettre le Japon en position de s’engager plus activement dans la région va désormais constituer l’un des points clefs du programme diplomatique du gouvernement.

Les voyages diplomatiques de M. Abe (janvier-juin 2013)

Date Pays Résultats
Du 16 au 19 janvier Viêt-Nam, Thaïlande, Indonésie Dans ses « cinq nouveaux principes pour la diplomatie japonaise », M. Abe se déclare déterminé à renforcer les relations du Japon avec l’Asie du Sud-Est.
Du 21au 24 février Etats-Unis Les dirigeants réaffirment leur engagement en faveur de l’alliance nippo-américaine et annoncent la publication d’une déclaration commune sur les négociations du TPP.
Du 30 au 31 mars Mongolie Les dirigeants du Japon et de la Mongolie annoncent un « partenariat stratégique » entre les deux pays.
Du 28 avril au 4 mai

Russie

Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Turquie

Première visite officielle d’un premier ministre japonais en dix ans. MM. Abe et Poutine publient une déclaration commune sur le développement du partenariat bilatéral.
Agreement reached to build stronger ties on multiple levels (energy, economic cooperation, security, culture, people-to-people, etc.) between Japan and the three Middle Eastern nations.
Du 24 au 26 mai Myanmar Première visite officielle d’un premier ministre japonais en trente-six ans. Accord conclu sur l’aide économique et le renforcement des relations bilatérales.
Du 15 au 20 juin

Pologne

Grande-Bretagne, Irelande

Accord conclu pour un « partenariat fondé sur des valeurs commune pour le XXIe siècle » lors de la réunion commémorant le 10e anniversaire de la coopération V4 (pays du groupe de Visegrad : Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie) + Japon.
Le premier ministre plaide pour les Abenomics au Sommet du G8 en Irlande du Nord

(L'interview a été effectuée en japonais le 27 juin 2013 par Harano Jôji, directeur représentatif de la fondation Nippon Communications. Photographies de Hanai Tomoko.)

 

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