Crise en Ukraine : le Japon doit adopter une politique active

Politique

Le 23 avril, le président américain Barack Obama a effectué une visite d’État au Japon au moment même où les relations entre les USA et la Russie s’envenimaient du fait de la situation en Ukraine. Quelques jours avant, Kawatô Akio, un ancien diplomate, donnait son point de vue sur la façon dont le Japon doit réagir face aux agissements de la Russie et sur la politique que le gouvernement d’Abe Shinzô doit adopter. La situation ayant quelque peu évolué depuis, on se reportera à la note située à la fin du texte pour une mise à jour .

Un moment décisif dans la confrontation entre la Russie et les États-Unis

L’empire soviétique s’est effondré en 1991, il y a plus de vingt ans. Mais l’instabilité règne encore dans les pays à la périphérie de la Russie, à preuve la crise actuelle en Ukraine, un problème vraiment crucial qui peut contribuer aussi bien au déclin définitif de la Russie qu’à une renaissance de l’Union soviétique, comme le projette Vladimir Poutine.

L’Ukraine est le pays le plus étendu de l’ex-Union soviétique, après la Russie. Elle a une population de plus de quarante millions d’habitants dont un peu moins de la moitié parlent le russe en tant que langue maternelle. C’est un pôle agricole et industriel majeur de la région qui approvisionne encore aujourd’hui l’armée russe en matériel militaire. Les missiles balistiques intercontinentaux SS 18 qui constituaient l’essentiel de la force de frappe nucléaire de la Russie proviennent d’Ukraine, de même que les avions de transport très gros porteurs Antonov et les missiles air-air qui équipent les avions de chasse russes. Pour l’armée russe, l’idée que les puissances occidentales puissent lui interdire l’accès à ses bases industrielles de l’est et du sud de l’Ukraine est un véritable cauchemar.

La Russie a donc proposé un « système de gouvernement fédéral » pour l’Ukraine qui ressemble en fait davantage à une « confédération d’états indépendants ». Ce système aurait le mérite d’assurer une grande autonomie régionale à l’est et au sud de l’Ukraine et de permettre ainsi à Moscou de les attirer dans sa sphère d’influence. C’est pourquoi il figure au cœur des négociations quadripartites qui ont réuni l’Ukraine, la Russie, les États-Unis et l’Union européenne, à Genève, au mois d’avril. Mais les différentes parties en présence auront bien du mal à se mettre d’accord et les élections présidentielles ukrainiennes prévues pour le 25 mai prochain risquent fort d’être repoussées. Entre-temps des forces pro-Russes ont en effet investi des bâtiments du gouvernement dans des villes de l’est de l’Ukraine et la situation est toujours extrêmement volatile. C’est dans ce contexte que le président Obama arrivera à Tokyo le 23 avril, pour une visite d’État de trente six heures. Quelle politique le Japon doit-il adopter vis à vis du problème de l’Ukraine ?

Une détérioration inévitable des relations nippo-russes

Le problème posé par l’Ukraine tombe particulièrement mal pour le Japon à l’heure où il est préoccupé par ses relations avec Pékin. La crise ukrainienne monopolise l’attention des États-Unis tout en contraignant Tokyo à faire marche arrière dans sa stratégie de liens renforcés avec Moscou, pour faire contrepoids à la Chine. Au point où en sont les choses, le Japon n’a pas d’autre choix que de faire corps avec les positions occidentales et de mettre en sourdine ses relations avec la Russie. Le Premier ministre Abe Shinzô qui, depuis un an, avait fait de gros efforts pour développer des rapports chaleureux avec Vladimir Poutine, va devoir laisser l’ambiance entre les deux pays se refroidir pendant un certain temps.

Du fait des sanctions que lui ont imposées les pays occidentaux et de l’attitude de la Chine, qui a choisi de rester sur son quant à soi, la Russie se retrouve isolée. Et qui plus est, elle est en position de faiblesse par rapport au Japon. Mais cela ne devrait pas pour autant  empêcher Moscou de faire preuve de comportements agressifs, par exemple en multipliant les violations de l’espace aérien japonais avec ses avions de chasse tout en cherchant, en même temps, à attirer Tokyo de son côté en lui faisant miroiter une solution au conflit sur les Territoires du Nord — un groupe d’îles situées au nord d’Hokkaidô qui ont été envahies par l’URSS à la fin de la Seconde Guerre mondiale et sont depuis revendiquées par les Japonais. Vladimir Poutine doit se rendre en principe au Japon cet automne et ce voyage sera à n’en pas douter au cœur de subtiles tractations. Le Japon a tout intérêt à prendre son temps pour reporter ou confirmer l’invitation du président russe et il devrait même utiliser sa décision comme un atout diplomatique.

Certains Japonais ont l’impression qu’imposer des sanctions à une grande puissance comme la Russie pourrait s’avérer dangereux à bien des égards. Pourtant cela ne devrait pas poser trop de problèmes dans la mesure où il s’agit de décisions prises d’un commun accord avec de nombreux pays occidentaux. Le Japon a déjà approuvé quantité de sanctions contre Moscou lors de l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS, en 1979, et au moment de l’interdiction du syndicat polonais Solidarnosc, en 1981. Cependant l’éventail des mesures répressives qu’il peut appliquer à la Russie reste relativement limité.

Les États-Unis et l’Europe ne disposent pas non plus de nombreux moyens pour sanctionner Moscou. Les marchés et les infrastructures financières occidentaux ont une importance capitale pour les entreprises russes, mais les Occidentaux ne peuvent guère s’en servir comme d’un levier parce que si les fonds russes cessent d’affluer en Occident, les institutions financières américaines et européennes en pâtiront. Par ailleurs les pays de l’Europe de l’Ouest ne se hasarderont sûrement pas jusqu’à suspendre leurs importations de pétrole et de gaz naturel en provenance de la Russie.

Une sanction redoutable : la chute brutale des cours du pétrole et du gaz naturel

En fait, la sanction contre la Russie la plus efficace et la moins problématique consisterait à faire chuter les cours mondiaux du pétrole et du gaz naturel. L’effondrement de l’Union soviétique, en 1991, a été déclenché par la décision prise en 1985 par l’Arabie Saoudite d’augmenter massivement sa production de pétrole et par la chute brutale du prix du baril à un tiers de sa valeur précédente — de 25 dollars (18,04 euros)  le baril en 1985 à moins de 10 dollars (7,21 euros) en 1986 — qui en a résulté. À l’heure actuelle, le prix du baril de pétrole brut se situe autour de 110 dollars (79, 45 euros). Il suffirait de le laisser baisser jusqu’aux environs de 80 dollars (57,78 euros) pour porter un coup sévère aux finances russes, faire chuter le rouble, aggraver l’inflation et par voie de conséquence encourager l’agitation sociale en Russie, mais sans pour autant affecter la production de pétrole de schiste des États-Unis. Pour l’Arabie Saoudite, en rivalité avec l’Iran et de ce fait favorable à la chute de Bachar el-Assad, ce serait une excellente occasion de faire pression sur la Russie qui soutient quant à elle le président syrien. Et en Irak, où les Shiites iraniens sont en train de monter en puissance, les populations kurdes des zones productrices de pétrole du nord du pays pourraient fort bien organiser un référendum, proclamer leur indépendance et augmenter leur production de pétrole de façon considérable.

Nul ne sait combien de temps le différend entre la Russie et les pays occidentaux va continuer. Au moment de la guerre russo-géorgienne de 2008, les États-Unis et la Russie ont annoncé la reprise de leurs relations à peine six mois après la fin du conflit. Et il y a fort à parier que les USA essaieront de se réconcilier rapidement avec Moscou, au cas où la Chine s’aviserait de se lancer dans des interventions intempestives en mer de Chine méridionale ou dans la zone des îles Senkaku — situées au sud d’Okinawa et au nord de Taiwan, dans la mer de Chine orientale. Mais si les rapports entre Washington et Moscou restent tendus, le Japon doit s’attendre à des actions de la part de la Russie et de la Corée au nord de l’Archipel, et en provenance de la Chine, au sud. Dans ce cas, la situation sécuritaire de l’Archipel sera bien pire que durant la Guerre froide où seul le nord du pays avait besoin d’être défendu. Et si les États-Unis sont contraints d’accroître leur présence militaire en Europe, les forces d’autodéfense japonaises devront augmenter de façon conséquente leur puissance militaire. Les agissements des Russes en Crimée et dans l’est de l’Ukraine annoncent l’avènement d’une « période de non-droit international » dont il faut anticiper les conséquences. Le Japon doit renforcer sa défense dans la zone des îles Senkaku. Il faut aussi qu’il s’efforce d’améliorer la situation économique et sociale d’Okinawa et des autres îles situées au sud de Kyûshû afin d’éviter toute manœuvre de la part de la Chine ou d’autres puissances extérieures, qui pourrait consister, par exemple, à organiser un mouvement en faveur d’un référendum sur l’indépendance.

Par ailleurs, on doit s’attendre à ce que les prix du pétrole et du gaz naturel liquéfié en provenance du Moyen Orient et d’autres régions du monde augmentent si l’Europe limite ses importations de pétrole et de gaz naturel fournies par la Russie. Il faudra aussi beaucoup de temps avant la mise en place des infrastructures et du cadre légal qui permettront aux États-Unis de se lancer dans des exportations de pétrole et de gaz de schiste à grande échelle. Le Japon va, quant à lui, devoir remettre en route un minimum de centrales nucléaires après leur avoir fait subir des contrôles de sécurité complets et s’être assuré de la mise en place de systèmes appropriés pour gérer d’éventuels accidents. Dans le même temps, il doit aussi prévoir l’avenir, en planifiant, entre autres, la suppression des réacteurs nucléaires actuels au cours des vingt années à venir, le développement de réacteurs nucléaires fonctionnant avec du thorium et la mise en service de centrales au charbon.

Vers un nouveau « plan Marshall » ?

L’arrivée de Barack Obama au Japon est prévue pour le 23 avril, c’est-à- dire dans très peu de temps (*Voir la note ci-dessous). La meilleure façon pour le gouvernement japonais d’aborder la rencontre avec le président américain, c’est de dire clairement qu’il est prêt à apporter un soutien financier de grande envergure à l’Ukraine par l’intermédiaire du Fonds monétaire international (FMI). Une fois que les Japonais auront discuté avec les Américains du problème des sanctions à imposer à la Russie, il sera préférable qu’ils attendent les résultats des discussions du G7 avant de mettre celles-ci concrètement en application.

Le Japon a intérêt à chercher à partager avec les États-Unis la responsabilité du maintien de la prospérité et de la stabilité en Asie de l’Est plutôt qu’à s’impliquer directement dans la crise ukrainienne. Arriver à un accord sur ce point avec les USA contribuera à établir des liens plus solides entre les deux pays et du même coup, renforcera la position des pays occidentaux vis-à-vis de l’Ukraine. Et on peut dire la même chose à propos de l’Accord de Partenariat Trans-Pacifique (TPP), un pacte multilatéral de libre-échange destiné à réunir les pays de la zone Asie-Pacifique, qui représentent à eux seuls 40 % du produit intérieur brut (PIB) mondial.

Le problème auquel le monde est confronté à l’heure actuelle, c’est le maintien de la stabilité à l’échelle de la planète alors que les États-Unis, qui sont encore en train de se remettre de la guerre en Irak et de la crise financière mondiale de 2008, hésitent à s’engager dans des interventions extérieures. Les Américains ont cherché à maintenir des mouvements démocratiques entre autres dans l’ex-Union soviétique et au Moyen Orient en les soutenant essentiellement par le biais d’organisations non-gouvernementales (ONG). Cette stratégie a engendré non seulement de l’agitation mais aussi des sentiments de désillusion et de méfiance vis-à-vis des États-Unis comme l’ont prouvé la crise ukrainienne et le  « printemps arabe ». La voie idéale pour assurer la stabilité mondiale consisterait à créer par le biais du développement industriel une classe moyenne qui servirait de terreau à la démocratie. Si les États-Unis, l’Europe et le Japon concoctaient une sorte de nouveau Plan Marshall et réussissaient à convaincre les pays du BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) d’y participer en tant que donateurs, l’ambiance pesante qui règne à l’heure actuelle dans le monde changerait sans doute du tout au tout.

À l’occasion de la visite du président Obama, le Japon et les États-Unis devraient faire une déclaration commune spécifiant qu’ils sont opposés à toute tentative de changer l’ordre international en place par la force. Cette prise de position s’appliquerait aussi bien à l’intervention russe en Ukraine qu’aux actions intempestives de la Chine dans la zone des îles Senkaku et à la surprenante campagne menée par Pékin auprès des États-Unis pour essayer de les convaincre que le Japon est en train de chercher à sortir du statu quo de l’après guerre. Elle contribuerait ainsi à faire changer d’avis les Américains qui sont persuadés que le gouvernement d’Abe Shinzô essaie de défier l’ordre international mis en place à l’issue de la Seconde Guerre mondiale.

Bref, quand le Japon est confronté à des problèmes internationaux du type de celui de l’Ukraine, il devrait non pas adopter une attitude passive, comme il l’a fait jusqu’à présent, mais réfléchir à la façon de tirer parti de la situation pour améliorer sa propre position.

(D’après un article original en japonais du 15 avril 2014. Photographie du titre : Sergei Grits/AP Photo/Aflo. Des activistes pro-Russes bloquent des véhicules de combat et des soldats de l’armée ukrainienne le 16 avril 2014, à Donetsk Oblast, dans l’est de l’Ukraine où les forces pro-Russes continuent à occuper des bâtiments du gouvernement.)

 

N.D.L.R. : À l’occasion de la rencontre Japon-USA du 24 avril, le Premier ministre Abe Shinzô et le Président Barack Obama ont affirmé que le recours à la force en Ukraine était inadmissible et qu’ils avaient l’intention de coopérer sur ce point avec les autres pays lors du G7. Abe Shinzô a par ailleurs déclaré qu’il continuerait à œuvrer pour le retour de la stabilité en Ukraine et confirmé que le Japon était prêt à verser une aide économique d’un montant de 1,5 milliard de dollars (1,086 milliard d’euros) à ce pays, à condition que son gouvernement passe un accord avec le FMI en vue de la mise en œuvre de réformes économiques.

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