Diplomatie : la place de la Mongolie dans le dispositif stratégique du Japon

Politique

Le sumo, sport national japonais, est actuellement dominé par trois lutteurs mongols au rang suprême de yokozuna, une présence qui contribue à rendre la Mongolie plus proche pour les Japonais. Récemment, ce pays s’est aussi illustré sur la scène diplomatique en qualité d’intermédiaire entre le Japon et la Corée du Nord dans le dossier des Japonais kidnappés par des agents nord-coréens. Réexaminons les relations nippo-mongoles sous l’angle historique.

Prise en tenailles entre de grandes puissances

Pour les Japonais, l’émergence de la Mongolie paraît toujours soudaine. Les invasions mongoles du Japon au XIIIe siècle ont été une surprise, comme l’arrivée des lutteurs mongols dans le monde du sumo ou l’annonce de l’intercession mongole entre Tokyo et Pyongyang dans le dossier des Japonais kidnappés par la Corée du Nord. Voilà sans doute pourquoi il est aujourd’hui question de « réévaluer » la place de la Mongolie dans le dispositif diplomatique japonais. Mais pour appréhender cette question, le plus rapide est de réfléchir à la valeur du Japon pour la Mongolie, plutôt qu’à l’inverse.

Pour tous les pays, la sécurité nationale est une question cruciale ; il en va de même pour la Mongolie. Le problème pour ce petit pays d’à peine 2,7 millions d’habitants coincé entre deux grandes puissances, la Russie et la Chine, est de trouver les moyens d’assurer sa sécurité. Les cent dernières années de l’histoire de la Mongolie montrent que la seule solution repose dans un jeu sur l’équilibre des pouvoirs entre grandes puissances. Le Japon était autrefois, avec la Chine et la Russie, l’un des acteurs du jeu politique qui se déroulait autour de la Mongolie ; après la Deuxième Guerre mondiale et la guerre froide, quelle valeur le Japon revêt-il pour la Mongolie aujourd’hui ?

La difficile naissance de la République populaire de Mongolie

Lorsque la Mongolie du Bogdo Gegen, le dirigeant spirituel du bouddhisme tibétain, proclame son indépendance du pouvoir Qins à la faveur de la Révolution chinoise de 1911, le pays mise sur l’appétit colonialiste de la Russie. Par le traité bilatéral de 1912, l’empire russe s’engage à soutenir le gouvernement du Bogdo Gegen et s’arroge certains droits sur la Mongolie.

Après la révolution russe de 1917, la Mongolie est envahie par l’armée chinoise qui cherche à regagner du terrain, ainsi que par l’armée blanche russe opposée à l’Union soviétique ; en 1921, le Parti du peuple mongol, avec le soutien de l’Armée rouge, constitue une armée révolutionnaire qui chasse les forces chinoises et l’armée blanche russe ; au mois de juillet est formé le gouvernement populaire de Mongolie, une monarchie restreinte dirigée par le Bogdo Gegen.

En 1924, après la mort du Bogdo Gegen, le premier Grand Khural d’Etat proclame la République populaire de Mongolie. A l’issue de la Seconde Guerre mondiale en 1946, elle obtient la reconnaissance de son indépendance par la République de Chine du Kuomintang. Après l’établissement de la République populaire de Chine en 1949 et durant la période de rapprochement sino-soviétique des années 1950, les relations avec la Chine s’améliorent temporairement avant de se dégrader à nouveau lorsque des tensions surgissent entre Pékin et Moscou. La République populaire de Mongolie, bien qu’elle soit un pays satellite de l’URSS, est admise à l’ONU en 1961 en tant qu’Etat indépendant.

L’impossible réunification entre Mongolie extérieure et intérieure

Cependant, l’indépendance acquise en jouant des grandes puissances a été payée au prix fort. En vertu de l’Accord nippo-russe (accord bilatéral sur le partage des pouvoirs en Asie de l’Est conclu quatre fois entre 1907 et 1917), la Russie a reconnu au Japon des droits sur la Mongolie-intérieure, en échange de quoi elle s’est arrogé la main-mise sur la Mongolie-extérieure (partie nord du désert du Gobi) ; elle s’est ainsi assuré des ressources économiques en Mongolie-extérieure tout en refusant la réunification entre Mongolie intérieure et extérieure de crainte de voir ses relations avec le Japon et la Chine se détériorer, a imposé à la Mongolie-extérieure de reconnaître la suzeraineté de la Chine et lui a dénié son indépendance. L’URSS a maintenu cette position et exporté en Mongolie sa révolution sous la forme d’une dictature exercée par le Parti du peuple mongol dont les campagnes d’épuration ont fait de très nombreuses victimes. Beaucoup d’entre elles ont été accusées d’être des espions à la solde du Japon.

Dans le même temps, les Mongols de Mongolie-intérieure, restée aux mains de la Chine, tentent, dans le sillage de leurs compatriotes de Mongolie-extérieure, de jouer des ambitions japonaises. Par exemple, en 1915, quand la réunification de la Mongolie est refusée par le traité de Kiakhta signé entre la Russie, la Chine et la Mongolie, le chef des armées du régime du Bogdo Khan, Babuujab, personnage originaire de Mongolie-intérieure orientale, s’allie avec le Japon pour poursuivre le mouvement d’indépendance. C’est ce qu’on appellera le Deuxième mouvement d’indépendance mongol vis-à-vis du pouvoir mandchou.

Le lourd tribut du mouvement d’indépendance et d’autonomie

En 1925, dans le cadre du Premier front uni chinois, la révolution en Mongolie-intérieure menée avec le soutien du Komintern et de la République populaire de Mongolie est davantage un mouvement ethnique qu’une révolution sociale, mais une partie des meneurs profite de l’incident de Mandchourie de 1931 pour s’allier avec l’armée japonaise du Guandong, s’insurgent et se battent contre l’armée chinoise. Il s’agit là encore d’une tentative d’indépendance ou d’autonomie lancée en se servant de la puissance japonaise. Le prince Demchugdongrub aussi, considéré comme l’homme de paille du Japon, est l’un de ceux qui ont mis à profit la puissance du Japon pour mener un mouvement d’autonomie. Comme la Mongolie-extérieure, la Mongolie-intérieure paye un lourd tribut.

Le Mandchoukouo établit en Mongolie-intérieure orientale le Hsingan, province « autonome » des Mongols ; à l’ouest, Demchugdongrub fonde le gouvernement autonome du Mengjiang, mais ce qui n’est ni une indépendance ni même une véritable autonomie s’effondrera avec la défaite du Japon. Immédiatement après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants de Mongolie-intérieure tentent une réunification avec la Mongolie-extérieure mais ils échouent et, bien qu’ils obtiennent de la Chine la création d’une Région autonome, ils sont ensuite persécutés.

Le tribut à payer pour l’utilisation des grandes puissances dans les tentatives d’autonomie et d’indépendance a été lourd, mais aujourd’hui, la Mongolie existe en tant qu’Etat indépendant, un résultat que l’on ne peut dénier aux Mongols. L’histoire contemporaine de Mongolie mesure à l’aune de cette réussite les efforts de ses ancêtres depuis 1911. La statue de Choybalsan, dirigeant du régime dans les années 30 et 40 et instigateur des purges qui ont fait d’innombrables victimes mais considéré comme l’un des artisans de l’indépendance, se dresse aujourd’hui encore devant l’université nationale de Mongolie, alors que celle de Staline a été bien vite déboulonnée après le passage à la démocratie.

Histoire abrégée de la Mongolie

1911 Révolution chinoise, séparation de la Chine (empire Qing), établissement d’un gouvernement autonome
1919 Abandon de l’autonomie et passage sous l’autorité des chefs de guerre chinois
Juillet 1921 Création d’un gouvernement populaire, une monarchie restreinte dirigée par le Bogdo Gegen et proclamation de l’indépendance (révolution populaire)
Novembre 1924 Proclamation de la République populaire après la mort du Bogdo Gegen
1961 Admission à l’ONU
Février 1972 Etablissement des relations diplomatiques entre le Japon et la Mongolie
Mars 1990 Introduction du multipartisme, abandon de fait du socialisme
Février 1992 Promulgation de la Constitution mongole (la République populaire de Mongolie devient la Mongolie)

(Source : ministère des Affaires étrangères)

Vers de nouveaux horizons pour les relations nippo-mongoles

La situation géopolitique de la Mongolie, petit pays pris entre les deux grandes puissances voisines que sont la Russie et la Chine, n’a pas changé. De ce fait, la Mongolie continue à entretenir des relations amicales avec ces deux nations tout en maintenant une diplomatie ouverte, à la recherche d’un partenaire tiers pour assurer sa sécurité nationale. Ces partenaires potentiels sont les Etats-Unis et le Japon. Un chercheur senior de l’Académie des sciences de Mongolie m’a confié que « la Mongolie souhaitait assurer sa sécurité militaire grâce aux Etats-Unis, et sa sécurité économique grâce au Japon. »

Cependant, pour les Etats-Unis comme pour le Japon, l’époque n’est plus à entretenir des visées territoriales sur la Mongolie. C’est pourquoi elle cherche, en échange d’une forme de coopération ou d’une autre, à susciter leur intérêt. J’ai souvent entendu des chercheurs mongols dire que comme les longues relations des Mongols avec les Russes leur ont permis de bien les connaître, si le Japon veut dialoguer avec la Russie, ils pourraient sans doute l’y aider. Il suffit de remplacer la Russie par la Corée du Nord pour comprendre pourquoi la Mongolie s’implique dans le dossier des Japonais kidnappés.

La valeur du Japon aux yeux d’une Mongolie désireuse d’obtenir son indépendance ou son autonomie, et celle de la Mongolie pour le Japon ont toujours été en décalage. Le Japon d’autrefois ne voyait en l’indépendance de la Mongolie qu’un stratagème de l’empire russe ou de l’URSS, sans croire que le pays possédait les moyens de son indépendance. Pour le Japon, la Mongolie était donc avant tout liée à ses intérêts nationaux.

Aujourd’hui, le Japon doit voir dans la Mongolie davantage que ses propres intérêts — la question des Japonais kidnappés ou son approvisionnement en ressources naturelles —, car il existe peu de pays où des sportifs peuvent revêtir l’habit traditionnel japonais et parader tels des héros, comme le font les lutteurs de sumo mongols au Japon.

(D'après un original en japonais du 13 mai 2014)

Photo de titre : le premier ministre Abe Shinzô remet au président Elbegdorj (à droite) un autographe du yokozuna Hakuhô lors d’une rencontre bilatérale en 2013 (30 mars 2013 à Oulan-Bator / Jiji Press)

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