Les médias japonais sous le contrôle du gouvernement Abe

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En février 2016, Takaichi Sanae, ministre des Affaires intérieures et des Communications, a évoqué la possibilité qu’elle a en tant que ministre de suspendre la diffusion dans le cas où un opérateur ne respecterait pas le principe de l’impartialité politique définie par la Loi sur la communication audiovisuelle. Alors que les pression du gouvernement Abe sur les médias s’accentuent, on ne les entend pas protester vigoureusement.

Les clubs de presse, une mauvaise habitude japonaise

En septembre 2015, Abe Shinzô qui venait d’être reconduit sans vote à la tête du Parti libéral-démocrate a donné une conférence de presse au siège du parti. Hagiuda Kôichi, le premier vice-secrétaire général du PLD à l’époque, a alors fait l’annonce suivante : « Le président commencera par faire une déclaration, répondra ensuite aux questions représentatives des kanjisha du Club de presse Hirakawa (le club de presse du PLD), et s’il en a le temps, à d’autres questions. »

Le terme kanjisha désigne les médias chargés par roulement, à raison de deux ou trois médias par mois, d’informer leurs collègues du club de presse des communiqués de l’organisme auquel il est rattaché. Pendant sa conférence de presse longue de trente minutes, M. Abe a parlé pendant un quart d’heure des résultats obtenus par ses politiques et de ses objectifs.

Les occasions pour la presse de poser des questions directement au président du PLD qui est aussi Premier ministre ne sont pas très nombreuses. Bien qu’il ait ce jour-là décidé de priver les journalistes de la moitié du temps de la conférence de presse en ne leur accordant que quinze minutes pour poser de questions, il n’y a eu aucune protestation. Les télévisions se sont contentées de diffuser solennellement le contenu de ses déclarations en les qualifiant de nouvelles de dernière minute.

Le gouvernement Abe passe à l’offensive

De plus, une fois que les kanjisha avaient terminé leurs questions, M. Hagiuda a annoncé que M. Abe répondrait exclusivement aux questions des journalistes membres du club de presse Hirakawa. C’était anormal. Pendant les quelques trois ans qu’il a passé au pouvoir, le Parti démocrate a rendu les conférences de presse plus libres, en les ouvrant aux journalistes des médias étrangers, aux journalistes qui travaillent sur Internet, et aux journalistes indépendants. Le gouvernement de M. Abe qui lui a succédé a commencé par procéder de la même façon, en soulignant sa volonté de faire preuve de bon sens en n’accordant pas de traitement de faveur aux clubs de presse. Les représentants des médias en ligne avaient pourtant beau lever la main pendant les conférences de presse du Premier ministre, leurs questions n’étaient quasiment jamais sélectionnées. Le fait est qu’il pratiquait une discrimination invisible vis-à-vis des médias.

Lors de sa conférence de presse de septembre dernier, il n’a pas même fait cet effort car son attitude équivalait à déclarer qu’il pratiquait la « discrimination ». Pour Jinbo Tetsuo, de Videonews, un des rares site japonais d’informations en ligne qui fonctionnent entièrement sans revenus publicitaires, cela montre que « la maladie a progressé ».

Dans le classement mondial de la liberté de la presse publié annuellement par Reporters sans frontières, le Japon a glissé de la 26e place qu’il occupait en 2002 à la 51e en 2008. La raison de ce recul serait le caractère fermé des clubs de presse. Avec la venue au pouvoir du Parti démocrate, les conférences de presse sont devenues plus ouvertes, et en 2010 le Japon est remonté à la 11e place, pour redescendre à la 53e en 2012, et même à la 61e en 2015.

Reporters sans frontières a trouvé incomplète la communication des informations relatives à l’accident nucléaire de la centrale de Fukushima, et la Loi sur la protection des secrets d’État promue par le gouvernement Abe lui paraît poser problème. Le gouvernement ne semble cependant pas du tout préoccupé par ce recul causé par son contrôle renforcé des médias.

Des télévisions qui ne protestent pas

En novembre 2014, juste avant les élections à la Chambre des représentants, M. Hagiuda a remis un document aux cadres des services d’informations et de rédaction des principales chaînes de télévision de Tokyo, dans lequel il exigeait qu’elles garantissent « l’impartialité et la neutralité dans la couverture des élections ». Ce document semblait au premier regard inoffensif, mais son contenu tenait du chantage. Citait en effet des exemples passés « d’informations tendancieuses », dont il soulignait qu’elles avaient contribué à la naissance d’un gouvernement excluant le PLD, ce qui est contraire à la vérité, il donnait des instructions sur la manière de choisir les commentateurs, et sur celle d’assurer l’équité en matière de nombres de prises et de temps de paroles. Ce courrier fait comprendre que son auteur ne pense pas les médias sont neutres.

C’est au ministère des Affaires intérieures et des Communications qu’il revient de superviser la communication audiovisuelle, et le PLD n’est nullement habilité à le faire. En dépit de cela, les opérateurs de télévision ne sont pas officiellement opposés à ce document. Bien au contraire, ils n’en ont même pas parlé ouvertement.

Des dirigeants de chaînes de télévision qui répondent aux convocations

Les pressions sur les télévisions continuent. Le 17 avril 2015, la commission de recherche sur la stratégie d’informations et de communications du PLD a invité les cadres de la NHK et d’Asahi Television à répondre ses questions. La commission a expliqué à la NHK qu’elle soupçonnait qu’un de ses journalistes ait, dans le cadre d’une émission d’informations du soir, mis en scène une interview afin d’obtenir une réaction spécifique de la personne interviewée ; dans le cas d’Asahi Television, la commission du PLD trouvait problématique qu’un commentateur d’une émission d’informations ait déclaré en annonçant son départ, qu’il aurait subi des pression de la part du secrétaire général du cabinet, Suga Yoshihide.

Le PLD a convoqué les responsables de ces deux émissions en leur disant qu’il « soupçonnait une violation de la Loi sur la communication audiovisuelle », mais la loi ne donne nullement au PLD l’autorité d’agir ainsi. Les deux opérateurs de télévision ne sont cependant pas opposés à cette convocation, et leurs cadres se sont rendus à cette réunion officieuse. Les autres opérateurs de télévision n’ont pas non plus émis de vigoureuses protestations.

Dix jours plus tard, la NHK a publié le résultat d’une enquête interne à propos de l’émission à l’origine du problème, qui ne reconnaissait pas qu’il y avait eu « mise en scène » dans cette interview. Le même jour, Takaichi Sanae, la ministre des Affaires intérieures et des Communications, a adressé à la NHK un « avertissement sévère » sans faire aucune référence au résultat de cette enquête interne. C’était la première fois depuis 2009 que le ministère des Affaires intérieures adressait par écrit un avertissement sévère à propos du contenu d’une émission, et la première fois depuis 2007 qu’il était émis par le ministre. Mais les chaînes de télévision se sont contentées d’annoncer le fait qu’il avait été émis sans faire de commentaire. Le BPO (Broadcasting Ethics and Program Improvement Organization) l’a pour sa part critiqué. Le BPO est un organisme créé à l’initiative des principales chaînes de télévision japonaises pour s’autoréguler, et les trois comités qui le forment ne comprennent pas de responsables de chaînes de télévision. En novembre 2015, l’un d’entre eux, le comité sur la déontologie des programmes, a exprimé son point de vue : il y avait eu « une grave violation de l’éthique de la diffusion » inadmissible pour une émission d’informations, contrairement à ce qu’avait montré l’enquête de la NHK. Mais à propos de l’avertissement sévère émis par la ministre et l’audition faite par le PLD à ce sujet, ce comité critiquait aussi « les pression sur la liberté de diffusion ». Tout cela a conduit à une situation extraordinaire, puisque ce ne sont pas les chaînes de télévision qui se sont exprimées mais des personnes à leur périphérie.

Un changement de l’interprétation de la loi ?

En février 2016, Takaichi Sanae, la ministre des Affaires intérieures et des Communications a déclaré suite à une question de la commission du budget de la Chambre des représentants que c’était à elle-même qu’il revenait de déterminer si une émission était ou non conforme au principe d’impartialité politique défini dans l’article 4 de la Loi sur la radiodiffusion, et que si une chaîne de télévision ne respectait pas cette loi à plusieurs reprises, elle « n’excluait pas la possibilité de suspendre sa diffusion » conformément à la loi, « puisque le ministre des Affaires intérieures et des Communications a cette autorité ».

Cet article est traditionnellement interprété par les juristes comme signifiant que « les diffuseurs font leurs émissions en s’autorégulant à partir de leurs propres règles déontologiques ». Aucun spécialiste ne pose que c’est le gouvernement qui juge le contenu des émissions et les critères qui déterminent la nécessité d’arrêter ou non sa diffusion. Mais le secrétaire général du cabinet a déclaré au Parlement que ce qu’avait dit la ministre était « naturel », et le Premier ministre a dit pour sa part que c’était la « théorie généralement admise depuis toujours ».

Je suis incapable de déterminer si ces déclarations étaient préméditées ou résultaient de l’ignorance de ceux qui les ont faites. Mais elles n’ont suscité aucune opposition concertée de la part des médias. À la fin du mois de février, des présentateurs d’informations télévisées ont organisé une conférence de presse pour exprimer leur opposition, mais ils n’étaient que six.

L’influence des parlementaires sur les groupes de médias

Pourquoi les médias japonais font-ils preuve d’une telle timidité ? Dans le cas des chaînes de télévision, la raison est simple. Le système de diffusion a un défaut fondamental. La Loi relative à la diffusion établie en 1950 pendant l’occupation américaine instituait une commission de régulation des ondes qui était un organisme indépendant du gouvernement destinée à réguler les diffuseurs. Mais le Premier ministre Yoshida Shigeru l’a supprimée moins de deux ans plus tard, en passant à un système dans lequel le gouvernement lui-même les régulait. Depuis, les diffuseurs ont pris l’habitude de garder un œil sur le ministère des Affaires intérieures et des Communications ainsi que sur le Parti libéral-démocrate qui a de l’influence sur lui.

La mission principale du journalisme est de surveiller le pouvoir, mais les diffuseurs sont au contraire contrôlés par le gouvernement qu’ils devraient eux même contrôler. Parce que le PLD est au pouvoir de manière quasi-continue, il existe un groupe de parlementaires qui a de l’influence sur la communication audiovisuelle. Même si cette influence est moins forte qu’elle ne l’a été, les chaînes de télévision ne peuvent l’ignorer. De plus, contrairement aux groupes de médias européens et américains dont les actions ne sont pas, avec raison, cotées, les principales chaînes de télévision japonaises le sont. Leurs dirigeants qui redoutent les négociations avec le gouvernement et les risques que cela peut faire peser sur leurs profits ne peuvent donc pas prendre de décision qui accordent la priorité au journalisme.

Enfin, les cinq quotidiens nationaux ont des participations croisées dans les chaînes de télévision qui leur sont affiliées. Par le passé, il est arrivé que des journalistes de ces journaux sollicitent le gouvernement ou le PLD pour accélérer l’autorisation de stations locales affiliées. Et les journaux ont tous ensemble fait des démarches auprès du gouvernement et du PLD pour obtenir que la hausse du taux de la taxe sur la consommation prévue pour avril 2017 ne leur soit pas appliquée. Ils se sont ainsi créé une dette à leur égard qui rend pratiquement impossible une critique vigoureuse du gouvernement.

Le privilège que les médias souhaitent cacher

Les habitudes de reportage prises au fil des années dans le cadre des clubs de presse sont devenues aujourd’hui pour les médias traditionnels un privilège dont ils ont du mal à se défaire. Leur désir de les conserver peut être considéré comme une autre raison de la faiblesse des médias vis-à-vis du pouvoir en place. Le Parti démocrate a veillé à ce que les conférences de presse soient ouvertes à tous les journalistes, mais il n’a pas réussi à faire s’ouvrir les clubs de presse. Le véritable intérêt de ces clubs ne se situe pas dans les conférences de presse mais dans le fait qu’il permettent des entretiens informels, off-the-record.

Ces entretiens fournissent l’occasion de recueillir des confidences sur les coulisses de la politique et des commentaires sincères, et cela conduit à des articles nuancés et à des informations liées aux orientations politiques à venir. Il arrive aussi que les ministères concernés organisent des briefings non officiels pour leurs clubs de presse juste avant une conférence internationale importante. Critiquer sérieusement le pouvoir signifierait renoncer à ce privilège qui offre un accès à ce cercle restreint.

Tout cela explique que les médias japonais sont incapables de garder leurs distances avec le pouvoir. Et aujourd’hui on en est loin, puisque les dirigeants des principaux médias déjeunent et dînent avec le Premier ministre Abe bien plus souvent qu’ils ne le faisaient avec ses prédécesseurs.

Les présentateurs de journaux télévisés qui avaient donné la conférence de presse que nous avons évoquée plus haut en ont organisé une autre dans les bureaux de l’association des envoyés spéciaux étrangers au Japon. Leur collègues non-japonais leur ont posé de nombreuses questions très critiques par rapport aux médias japonais, en leur demandant notamment pourquoi ils faisaient preuve d’une telle timidité même lorsqu’ils étaient confrontés à une déclaration de guerre. Les présentateurs japonais n’ont pas su leur fournir d’explications qui les ont convaincus. Les médias japonais sont incapables d’indépendance parce qu’ils bénéficient de ce privilège caché, et ne peuvent pas vraiment surveiller le pouvoir en place.

(D’après un article en japonais du 7 avril 2016. Photo de titre : des présentateurs de journaux télévisés de chaînes privées avec une bannière dénonçant la déclaration de la ministre des Affaires intérieures et des Communications, à Tokyo, le 29 février 2016. Jiji Press)

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